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L'eau dans la ville

En Espagne, les ingénieurs musulmans n'ont pas fait que profiter des ouvrages hydrauliques bâtis par les Romains. Ils ont introduit de nouveaux savoir-faire, des techniques inédites et performantes, une diversification des usages de l'eau.

La fondation et le développement d'une ville dépendent, nous disent les chroniques arabes, de la capacité des hommes à l'approvisionner en eau, à trouver du bois de chauffage, des pâturages et des terres cultivables. De ces quatre conditions, la première, l'eau, est sans doute la plus importante; c'est souvent elle qui commande la position de la ville. La cité peut être adossée à une montagne qui fait office de « château d'eau » - ainsi en va-t-il de Málaga ou de Ségovie - ou bien se développer sur les rives d'un fleuve qui lui assure un approvisionnement régulier : c'est le cas à Cordoue, à Tolède, à Saragosse ou encore à Séville. La ville de Grenade bénéficie de ces deux positions. Située à la confluence de deux rivières - le Darro et le Genil -, elle s'appuie sur les contreforts de la Sierra Nevada, dont les neiges lui garantissent une eau abondante et pure.

Aqueducs de Ségovie

Les arcs superposés des aqueducs romains (ici à Ségovie) ont inspiré les architectes andalous, par exemple à la grande mosquée de Cordoue.

Lorsque l'Islam s'impose dans la péninsule Ibérique, les nouveaux maîtres héritent des techniques et des installations hydrauliques romaines. Ils sauront toutefois les faire évoluer et surtout développer d'autres techniques de captage et de distribution peut-être plus usitées dans les terres méridionales de la Méditerranée. L'analyse du circuit de l'eau dans la ville islamique laisse entrevoir une répartition liée à des besoins publics ou privés. L'eau est en effet nécessaire aussi bien à la vie religieuse que dans les quartiers où elle est la condition de la vie domestique. Mais sa maîtrise est aussi un acte politique et le pouvoir essaie souvent de contrôler l'approvisionnement de la ville. L'eau est un élément essentiel dans la vie urbaine, plus encore en cas de siège.

À la recherche de l'eau

L'eau qui alimente une ville peut être issue de la nappe phréatique, d'un fleuve ou encore de sources qu'il faut capter et dériver parfois sur plusieurs kilomètres. En al-Andalous, comme par exemple en Ifrîqiya, les musulmans ont su faire leurs les grands aqueducs antiques - dont celui de Ségovie est peut-être le témoin le plus célèbre - mais ils ont également su en réaménager le tracé pour leurs besoins propres.

Quand, au Xe siècle, 'Abd al-Rahmân III fonde la ville palatine de Madînat al-Zahra sur les pentes de la Sierra Morena, l'approvisionnement en eau sera résolu grâce au réaménagement de l'aqueduc antique qui alimentait Cordoue à partir de deux captages proches. Un nouvel ouvrage hydraulique est ainsi édifié, dont l'une des réalisations emblématiques est le pont aqueduc de Valdepuentes qui remplace sans doute un ancien pont romain disparu. Élevé en pierres appareillées en carreaux et boutisses, ce pont aqueduc à trois arches monumentales témoigne de la maîtrise de la topographie et de l'hydraulique des maîtres islamiques. Ces derniers ont su, dans un relief tourmenté, calculer sur plusieurs kilomètres la pente nécessaire au bon écoulement de l'eau.

La réutilisation d'un ancien aqueduc pour alimenter une ville de gouvernement n'est pas propre à Cordoue. Les Fatimides, au Xe siècle, ont restauré et complété un aqueduc antique pour alimenter leur ville d'al-Masuriya aux portes de Kairouan ; le recours aux captages antiques de Bir al-Adin a permis d'alimenter une canalisation d'environ quarante kilomètres: les Fatimides, comme les Omeyyades, ont été aussi bien capables de restaurer ou d'aménager de nouveaux tracés et de nouvelles conduites. Au XIIe siècle, à Séville, le calife almohade Abu Ya qûb Yûsuf a su lui aussi réutiliser et réaménager un captage antique pour alimenter en eau la muniya (version islamique de la ville du Bas-Empire) de la Buhayra élevée au sud de la ville ainsi que l'alcazar et la nouvelle grande mosquée. L'aqueduc - les « Caños de Garmona » - d'abord souterrain, arrive à Séville grâce à un pont à deux niveaux d'arches superposées à l'imitation des aqueducs romains. Mais il s'agit là d'une œuvre toute islamique dont l'utilité est attestée tout au long du Moyen Âge.

Qanât à Oman

Les galeries souterraines des qanât (ici, à Oman) strient le paysage des pointillés de leurs puits d'équilibre.

Aux côtés des aqueducs hérités de l'Antiquité, l'Islam a introduit en al-Andalus une technique de captage de l'eau : le qanât. Si l'origine de cette technique n'est, à ce jour, pas établie avec certitude, elle ne s'est développée que dans le monde musulman. Le qanât est une galerie souterraine qui permet de capter l'eau des nappes phréatiques et de l'amener par un conduit de moindre pente à la surface du sol. La galerie souterraine est régulièrement percée de puits d'aération bordés de déblais provenant de la réalisation de la galerie ; ces puits servent ensuite à équilibrer la pression à l'intérieur du qanât -, ils servent aussi de regard pour la surveillance et l'entretien de la canalisation.

Un qanât en coupe

Les qanât, technique iranienne, conduisaient, de la nappe phréatique à la ville, l'eau qui apparaît ici au bassin du Corral del Carbon, caravansérail de Grenade.

L'utilisation des qanât est attestée dès le Xe siècle pour l'alimentation en eau de Madrid. Le réseau de qanât- découvert par Jaime Oliver Asin - a été rénové sous Philippe II au XVIe siècle et alimentera Madrid jusqu'au XIXe siècle. Des qanât sont également attestés à Majorque ainsi qu'en Sicile, mais leur emploi sans doute le plus connu et le plus visible se trouve à Marrakech où les photographies aériennes anciennes révèlent les lignes formées par les puits d'aération qui convergent vers la ville fondée par les Almoravides en 1070. L'introduction des qanât en al-Andalus montre les liens entre l'Orient et l'Occident du monde islamique. Elle témoigne aussi de la capacité des maîtres d'œuvre musulmans à adapter des techniques venues d'ailleurs en fonction des ressources du terroir où s'implante la ville.

Inventer sans cesse pour capter, conduire ou élever l'eau

Aux côtés des ouvrages spectaculaires que sont les aqueducs ou les qanât, la roue hydraulique, la noria, peut sembler de moindre technicité. Si son existence est attestée dès l'époque antique, les ingénieurs musulmans vont la perfectionner; ils vont aussi développer de grandes roues hydrauliques comme celles que l'on peut voir encore à Hama, sur l'Oronte en Syrie; elles sont attestées dès le Xe s. à Cordoue ou à Tolède. Les deux variantes de ces grandes roues à godets - leur diamètre varie entre 6 et 15 m - permettaient de puiser l'eau du fleuve ou de la nappe et de la verser dans des canalisations pour alimenter des bassins ou des fontaines. Si ces grandes roues ont aujourd'hui disparu des rives des fleuves hispaniques - une des grandes roues de Cordoue perdura sur les rives du Guadalquivir jusqu'en 1936 - de nombreux exemples subsistent encore dans la campagne. Le mécanisme désormais réalisé en fer est motorisé et les godets sont en métal mais le processus et la technique sont les mêmes que jadis. La noria associée à un canal d'irrigation - une seguia - permet une élévation de l'eau issue de la nappe phréatique ou d'un fleuve et sa distribution par gravité. Une fois captée et acheminée par des conduits en pierre ou en céramique, l'eau doit être distribuée.

Les textes nous apprennent l'existence de bassins de stockage à l'endroit où les aqueducs arrivaient en ville. À Séville, le bassin le plus important se trouvait à la porte de Carmona. De ce bassin répartiteur, des conduites, le plus souvent en poterie, permettent ensuite d'acheminer l'eau dans les différents quartiers et dans les maisons particulières même si celles-ci disposaient souvent d'un puits pour l'eau potable. Un soin particulier est toutefois donné à l'alimentation des mosquées comme à la desserte de leur salle d'ablutions et des centres du pouvoir. Au XIIe siècle, des conduites particulières alimentent l'alcazar et la grande mosquée en eau. Dans les mosquées, de vastes citernes situées sous la cour, permettent de recueillir les eaux pluviales et de pourvoir en eau les lieux d'ablutions. Des conduites alimentent les bains et les fontaines publiques, éléments clés des aménagements des quartiers.

Un véritable capillaire souterrain couvrait ainsi la ville pour satisfaire aux besoins de chacun. Il ne fait par ailleurs guère de doute qu'un corps de métier était chargé des adductions d'eau: les textes postérieurs à la reconquête attestent son existence. Un texte marocain du XIXe siècle, le Kitâb al-Istiqsa, témoigne de la compétence de ces « plombiers » : l'un d'eux interroge un ouvrier sur une fontaine accolée à la madrasa de Salé; il identifie aussitôt l'ouvrage comme mérinide, compte tenu de la composition des mortiers et de la technique mise en œuvre.

L'eau courante dans toute la ville, ses maisons ses monuments

Le bon usage de l'eau a aussi généré une abondante littérature juridique. Un « tribunal des eaux » existait à Valence: il était chargé de juger les litiges de distribution entre particuliers. Les traités de vie municipale (hisba) ou les sentences rendues par les cadis témoignent également de cette organisation du partage de l'eau et de son bon usage. Le traité de hisba d'ibn Abdûn, qui décrit l'organisation sévillane au début du XIIe siècle, nous apprend qu'un endroit particulier du fleuve était réservé au puisage de l'eau :

« Il devra être en amont là où le flux [de la marée] ne se fait plus sentir; c'est un lieu exclusivement réservé aux porteurs d'eau et le muhtasib devra veiller à ce que les femmes ne lavent pas leur linge à proximité ni que les bêtes viennent piétiner les berges et rendre ainsi l'eau boueuse. » La propreté de l'eau potable est partout l'objet de mesures de sécurité et d'hygiène assez précises. Aux côtés de la distribution d'eau, la collecte et l'évacuation des eaux usées fait également l'objet de dispositions particulières. L'Islam a hérité du système d'égouts de l'Antiquité ; ce dernier a été maintenu dans ses fondations tant urbaines que rurales. Les fouilles effectuées dans un faubourg occidental de l'agglomération cordouane ont mis au jour un quartier d'habitations du Xe siècle qui révèle un urbanisme orthogonal avec des rues pavées et un système d'égouts collectant les eaux usées. De même, un site de la rive sud du détroit de Gibraltar a révélé un palais de l'an mil, voisin de Sabta, lui aussi muni d'un système complexe de circuit de l'eau qui, après avoir arrosé le jardin et alimenté le bassin central du patio, passait par les latrines avant d'être évacuée. Plus tardivement, la ville mérinide de Chella aux portes de Rabat (Maroc) a révélé pour le XIVe siècle un quartier d'habitations à l'urbanisme régulier et muni d'un circuit de canalisations « d'eau propre » et d'un autre destiné aux eaux usées. Ibn Abdûn nous donne des indications précieuses: les égouts de Séville doivent être obligatoirement couverts; l'auteur signale aussi l'existence d'égoutiers. Ibn 'Abd al-R'ûf qui témoigne sur la Cordoue du Xe siècle fait d'ailleurs d'identiques remarques sur les égouts. La distribution de l'eau dans la ville islamique est donc organisée, hiérarchisée ; elle fait l'objet de nombreux contrôles. Cette gestion a permis la création de véritables corps de métier mais elle a aussi créé un droit spécifique dont les textes aident l'historien à mieux comprendre les techniques et la place de l'eau dans les villes médiévales d'al-Andalus.

Enfin, aux côtés de ses usages utilitaires, l'eau sert à l'agrément et au plaisir. Elle est en effet très présente dans les demeures grâce aux fontaines privées ou aux bassins qui ornent les cours et les jardins. Les palais nous en fournissent maints exemples. Une des premières illustrations de la présence de l'eau dans l'architecture est sans nul doute - on l'a vu -la ville palatine de Madînat al-Zahra.

Citons encore pour le XIe siècle le Castillejo de Murcie ou les jardins de la Contratâcion pour le XIIe siècle sévillan ou encore les parterres retrouvés sous le « Patio de las Muñecas » à l'alcázar de Séville. L'Alhambra de Grenade témoigne encore plus sûrement de l'importance de l'eau dans l'architecture. Dans l'Albaicin morisque une semblable hydraulique fut conservée après la reconquête de 1492.

Agnès Charpentier



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