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Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


L'Écrinier au Moyen-âge

Fabrication des meubles

Par
Eugène Viollet-le-Duc

Eugène Viollet-le-Duc

Pierre Aubri est un homme âgé, d'un aspect vénérable, et qui prend volontiers des airs d'importance, car il fait des affaires avec toute la noblesse ; il est souvent appelé dans les appartements des seigneurs et des damoiselles pour recevoir leurs ordres et s'occuper du mobilier de l'intérieur des familles. Il tient à paraître discret et réservé, non sans raisons, car il sait bien des secrets de nobles dames et riches seigneurs. Dans la boutique, sur la rue, on ne voit guère que des coffrets recouverts de lames de cuivre étampé ou de plaques d'étain fondu, puis de petites tables incrustées d'os et d'ébène.

Mais lorsque Jacques lui eut assuré que nous étions étrangers et très capables d'apprécier le mérite de ses œuvres, il nous fit passer dans un atelier situé au premier étage où travaille son apprenti. Là, nous nous trouvâmes au milieu de petits meubles de toute forme et de toute matière, les uns en bois, d'autres en ivoire ou en os, en marqueterie de métal et de bois étrangers, en cuir de vache, d'âne ou de cheval ; les uns peints des plus brillantes couleurs et dorés, d'autres couverts de plaques d'émaux. En soulevant quelques-uns de ces coffrets, nous fûmes surpris de leur extrême légèreté, et notre étonnement à ce sujet fit sourire Pierre Aubri.

« II n'y a qu'ici, messieurs, nous dit-il, où vous trouverez des écrins aussi solides qu'ils sont légers. Voyez ce coffre, poursuivit-il en nous mettant dans les mains une assez grande boîte recouverte de cuir gaufré et qui paraissait ancienne, il y a douze ans que je l'ai fabriquée pour un riche marchand de bijoux qui ne cesse de courir les foires toute l'année ; eh bien ! il n'a jamais laissé ce coffre chez lui, toujours il le porte à cheval, en croupe, ou en chariot ; il me l'a rendu pour réparer les coins qui sont usés et y mettre une serrure neuve à secret comme celles que je fais fabriquer depuis peu. D'ailleurs, il pourrait servir longtemps sans y rien faire. »

Nous avisâmes un coffret en ivoire fort beau et couvert de sculptures et d'écus armoyés peints et dorés.

« Oh ! je vois que vous aimez les œuvres qui méritent d'être examinées ; c'est un bel écrin celui-ci, dit maître Aubri en soulevant le coffre avec précaution par ses deux poignées et le plaçant sur une petite table (PL. XIX). Vous n'êtes point de la ville, n'est-ce pas ? car, y demeurant, vous connaîtriez la personne à laquelle ce coffre est destiné ; vous me permettrez de ne pas vous la nommer : c'est un présent que fait un noble baron des environs à une belle dame de la ville qu'il aime fort. Laissez faire, je vous l'ouvrirai tout à l'heure. Toute cette enveloppe est composée de plaques d'ivoire assemblées non sans peine. Les charnières, poignées, la bosse de la vertevelle et son moraillon sont en argent ciselé ; les clous sont de même en argent. Sur le devant de l'écrin, au milieu, j'ai figuré loyauté, tenant un écu sur lequel sont gravées deux mains entrelacées. A sa droite, des damoiselles cueillent des fleurs et des feuilles pour en faire des chapels ; à sa gauche, un chevalier et une gentille dame se divertissent en jouant des instruments (1). Sur le retour de droite sont des chevaliers qui devisent de leurs faits ; deux damoiselles les écoutent sans se faire voir. De l'autre côté, de nobles dames tiennent quelque gentil propos, et un chevalier survient qui prend plaisir à les entendre. L'une des damoiselles trouve les devis de son ami plus doux que ceux de ses compagnes. Sur la plaque de derrière, divisée en trois compartiments comme le devant, vous voyez, au milieu, constance, et des deux côtés des seigneurs et dames qui se promènent par couples dans un jardin, et vont boire à la fontaine du dieu Cupido. Sur le couvercle sont sculptés et peints les blasons de la dame à laquelle appartiendra cet écrin. Il y a huit écus armoyés : ce sont ses huit quartiers. »

Ecrin en ivoire

Ecrin en ivoire

Après nous avoir laissé le temps d'admirer les ivoires sculptés de ce meuble, lesquels, en vérité, nous ont paru fort délicats et sont gracieusement rehaussés de couleurs dans les fonds et de fines dorures sur les habits des personnages, mais sans profusion, en laissant paraître la pâleur de l'ivoire sur les têtes et les mains et sur toutes les parties nues des figures, Pierre Aubri mit une petite clef d'argent bien travaillée dans la serrure attachée à l'un des rampants du couvercle, et nous fûmes surpris de voir comment s'ouvre cet écrin. Le dessus se sépare en deux plaques d'ivoire, maintenues par le moraillon de la serrure et par deux charnières d'argent.

Ces deux plaques renversées de ça et de là, les deux rampants le développent devant et derrière, et tout le devant tombe d'une pièce. Alors (PL. XX) on aperçoit, à l'intérieur, quatre petites liettes (2) gracieusement ornées sur le devant de feuillages, de fleurs et d'oiselets gravés et d'annelets d'argent. La tablette qui couvre les tirettes, le revers des abattants des couvercles, sont gravés de même, et cette gravure est bien remplie, jusque dans les traits les plus déliés, d'une matière brune qui la fait ressortir.

Ecrin en ivoire (ouvert)

Cet ensemble était d'un aspect si doux et gracieux, la couleur de l'ivoire si délicate, qu'il semblait vivant. Maître Aubri jouissait, sans mot dire, du plaisir que nous éprouvions à voir un si beau travail, nous regardant nous baisser et nous relever tour à tour pour examiner les détails et l'ensemble.

« Tirez une des liettes, nous dit enfin l'écrinier, mais doucement ; il n'est pas besoin d'effort. »

Notre admiration redoubla en sentant les liettes tourner sur leur angle comme les tiroirs d'un chapier, et former, en s'ouvrant, deux cases étagées à droite et à gauche.

« Examinez bien ceci, continua Aubri. Cet écrin est pour enfermer tous les objets de toilette de la dame ; dans les tirettes du haut, elle met d'un côté les parfums, de l'autre tous les menus objets de la coiffure, peignes d'ivoire, épingles, poudre blonde et poudre d'or ; dans celles du bas, elle enfermera ses bijoux de col, de coiffure et de corsage, ses bracelets, ses baguiers, son riche fermail, son aumônière brodée, ses ceintures d'orfèvrerie, ses patenôtres, et tant d'autres menus objets de femme. Mais il ne faut pas perdre de place dans des meubles de ce genre, qu'on emporte souvent en voyage. Levez le petit couvercle en forme de triangle qui est engagé dans la tablette du dessus ; c'est dans ce petit réduit bien doublé de velours que la dame met son miroir à main, ses baguettes de fer enveloppées dans un étui pour rouler les cheveux, les pinces pour les faire friser, des ciseaux, des spatules d'ivoire et d'argent pour gratter et polir la peau, et même des boîtes de couleurs pour la colorer suivant la circonstance. Sur la tablette et dans l'intervalle qui reste entre elle et les abattants du couvercle, on place de fines touailles(3) de lin pour la toilette. Remarquez que les côtés courbes et droits des liettes étant vus lorsqu'elles sont ouvertes, j'ai jugé bon de les graver comme le reste ; quand tout l'écrin est développé, c'est comme un petit dressoir de dame. Ainsi le dedans comme le dehors de cet écrin sont composés de tablettes d'ivoire collées ensemble, de manière à contrarier les joints, et maintenues encore par de petits clous d'argent munis de leur rondelle (4) afin de ne pas faire fendre l'ivoire en frappant sur la tête de ces clous, qui sont d'ailleurs posés le plus souvent dans les joints mêmes, et maintiennent ainsi chacun deux plaques d'ivoire. Si l'on place l'écrin sur le bord d'une table, l'abattant du devant peut tomber verticalement, car vous voyez que les charnières de cet abattant sont posées sous la plaque du fond. Les tirettes sont fortement maintenues chacune par trois pentures d'argent attachées avec des clous rivés par-dedans sur.une rondelle ; car il faut prendre garde que ces tirettes fatiguent beaucoup lorsqu'elles sont ouvertes, et si la dame, impatiente peut-être, cherche brusquement les objets dont elle a besoin. »

« Nous demandâmes alors à maître Aubri combien coûtait un pareil écrin. »

« Je ne le sais pas encore, nous répondit-il, car je n'ai pas tout fait ; l'imagier de crucifix(5) a fait les sculptures du dehors ; l'orfèvre a fabriqué les pieds, les bandes, charnières, poignées et anneaux d'argent ; un serrurier habile a fait la serrure ; un gaînier, les compartiments en velours des tirettes que je n'ai pas encore placées. Et quand j'aurais tous ces comptes par-devers moi, vous m'excuseriez de ne pas vous dire le prix de cet écrin, car le noble seigneur qui me l'a commandé ne me pardonnerait pas de l'avoir dit à d'autre qu'à lui. Ce dont vous pouvez être assurés, c'est que cela coûte gros, car il y a pour plus de six mois de travail rien que pour moi et mon apprenti. »

— « Je le crois bien, répliqua Jacques le huchier, tel va le siècle ; nos riches hommes dépensent le plus clair de leurs revenus en habits, en écrins, en étoffes, en bijoux, et il est de nobles damoiselles qui portent sur elles de quoi acheter un château. »

— « Pourquoi nous en plaindrions-nous ? reprit Aubri, cela enrichit les bourgeois et les gens de métiers. Mon père ne faisait que des malles de voyage en cuir de vache, et encore ne le payait-on pas toujours ; les seigneurs ne venaient à la ville que pendant les parlements et cours plénières, ils vivaient comme des loups ; aujourd'hui, ils engagent leurs terres, mais ils nous payent ; nous ne nous en trouvons pas plus mal. »

— « Les juifs y trouvent encore mieux leur compte que nous, ajouta Jacques. »

Maître Aubri rompit brusquement le propos en prenant un assez grand étui de couleur brune et en forme de mallette :

« Prenez ceci, messieurs, nous dit-il, ce n'est guère pesant, c'est l'écrin du maître-queux de notre seigneur le comte de *** (PL. XXI). Dans toute cette pièce, il n'entre pas un copeau de bois, tout est fait en cuir bouilli. Ni la pluie ni le soleil ne peuvent altérer cette enveloppe, lorsqu'elle est bien fabriquée. Observez que cet étui est double, que ce n'est qu'une liette entrant dans une enveloppe. Voici d'abord quatre petits compartiments pour les épices, poivre, cannelle, poudre pour les sauces et piment ; puis, au bout de la tirette, un grand compartiment divisé par des lanières de peau souple pour serrer les couteaux, lardoirs, les cuillers et fourchettes. Deux anneaux attachés aux deux bouts permettent de passer une courroie et de porter l'étui en bandoulière. La tirette est fermée par une petite serrure à moraillon. Voyez comme les angles sont légèrement relevés pour que la tirette glisse bien droit dans son étui. Je donne une surface quelque peu cylindrique à trois côtés, parce que cette forme est plus solide, puis parce que le frottement se trouve diminué, les courbes des faces de la tirette étant un peu plus plates que celles de l'étui.

Ecrin de queux, XIVe siècle

Ecrin de queux, XIVe siècle

La face du dessous est plate pour pouvoir poser l'étui sur une table. La fabrication de ces étuis demande beaucoup d'expérience et de soin, et je puis me vanter d'être le premier qui ait fait de ces écrins qui ne se gauchissent ni à la chaleur ni à l'humidité. Je commence par faire un moule en bois de tilleul ou de hêtre bien séché au four, suivant la forme que je veux donner à l'écrin ; ce moule est en plusieurs pièces, l'une au centre en forme de coin ; puis je prends la meilleure peau de veau que je puis trouver, non tannée, je la fais macérer longtemps dans de l'eau avec de l’écorce de chêne ; il faut changer l'eau plusieurs fois ; après quelques semaines, j'étends la peau sur une table de pierre polie, et je la gratte en enlevant le poil jusqu'à ce qu'il n'en reste plus trace. Je la retourne et je la racle avec un racloir de fer large et bien affûté.

J'enlève ainsi toutes les parties étrangères au cuir, et cette opération étend la peau d'un cinquième au moins. Ceci fait, je la laisse sécher, non au soleil, mais dans un lieu sec et fermé. Il faut huit jours au moins, en été, pour qu'elle soit sèche. Je plonge alors cette peau, qui est devenue roide, dans une cuve d'eau bouillante avec un peu de très-belle colle de peau faite avec des peaux de lapins. Je laisse bouillir dix heures, renouvelant l'eau, afin que les peaux demeurent bien baignées.

Pendant ce temps, j'ai mouillé d'eau gommée l'extérieur du moule, et je l'ai saupoudré de sable de plaine très-fin et pur. Alors je retire la peau de la cuve, je l'étends sur une pierre tiédie, je la coupe suivant le besoin, j'amincis les bords qui doivent se rejoindre et se couvrir, je la plonge ainsi coupée dans un bain chaud de colle de peau claire, et je l'étends sur le moule avec les mains, en ayant grand soin de jeter du sable sur le moule pour qu'il soit bien poudreux ; puis on frotte la peau avec un outil de bois à mesure qu'elle se refroidit, de façon à ce qu'elle touche le moule partout et que ses deux bords soient parfaitement collés. Je laisse sécher, pas trop cependant ; je retire le moule au moyen du coin, comme les cordonniers font avec leurs embauchoirs. Je tâte mon étui, je vois s'il ne s'y trouve aucun défaut en dedans et en dehors ; il est encore souple ; m'étant bien assuré qu'il n'y manque rien, je saupoudre de nouveau le moule de sable et je remets le cuir sur la forme. Il faut laisser sécher doucement pendant plusieurs jours.

On fait alors cuire de l'huile de lin avec de la gomme arabique dans un pot de terre vernie neuf, et prenant une peau d'âne très-belle et unie, on la trempe dans cette huile très-chaude jusqu'à ce qu'elle soit devenue souple comme du lin ; on met une couche de cette même huile chaude sur le cuir de veau, toujours sur forme, et retirant la peau d'âne de son pot, on l'étend sur ce cuir ; on la coupe, on amincit les bords sur une pierre chaude et on la colle en frottant avec une agate, de façon à polir l'œuvre et lui donner exactement la forme du moule.

On laisse sécher quatre ou six jours suivant le temps ; et ensuite, avec un petit fer chaud, on fait tous les dessins que vous voyez sur la surface, les lignes, les filets, les figures, les animaux, tout ce que l'on veut, en appuyant fortement sur la peau. Il ne s'agit plus alors que d'être bon imagier et d'avoir la main ferme, égale et sûre, car tout faux trait ne se peut réparer. Il faut aussi que les fers soient toujours à la même température, assez chaude pour qu'on ne puisse y tenir la main, mais pas assez pour brûler la peau. Ces dessins ont encore l'avantage de donner beaucoup de solidité à tout l'ouvrage, en reliant ensemble par une quantité de linéaments et en faisant adhérer davantage les deux peaux l'une à l'autre. J'ai quelquefois employé de la peau de chien préparée avec du vert-de-gris ; cet ouvrage se polit bien, est brillant et plaisant à l'œil, mais on n'y peut tracer des dessins.

Il faut dessécher complètement l'ouvrage dans un four, à une chaleur très-douce et égale, après quoi on retire le moule ; mais faut-il s'assurer auparavant que tout est bien sec, autrement l'écrin se gauchirait. Quand tout est fini, si l'on veut, on peut, avec un pinceau, de la couleur et de l'huile de lin chaude, peindre les figures, les animaux, les feuillages, et même étendre des feuilles d'or par partie ou sur le tout. On vernit par-dessus avec de l'huile de lin et de la gomme cuites ensemble. Un écrin ainsi disposé est dur comme le bois le plus dur ; il ne saurait cependant se briser et est très-léger. On fait les trous pour poser les anneaux, les poignées, la serrure, fixés avec des rivets. On dispose des compartiments faits de la même manière et qui sont roides comme des planchettes ; on les colle avec de la bonne colle de peau. On fait des charnières en cuir souple de chevreau, collées de même avec de la colle de peau ; on colle, si l'on veut, en dedans, du drap, de la peau douce, du velours ou des feuilles d'or et d'argent, comme je l'ai fait pour les cases aux épiées. Pour que la tirette glisse parfaitement dans l'étui, j'ai frotté ses parois avec une agate. Vous pouvez vous asseoir sur cet étui sans qu'il subisse la moindre déformation. »

Maître Aubri nous fit voir encore quantité de coffrets, d'étuis et de mallettes exécutés avec beaucoup d'art et de soin. Après quoi, il nous offrit de nous conduire chez un de ses amis, peintre imagier, qui travaille en même temps et pour les églises et pour les palais (6).

  1. Les habitants des châteaux et les dames particulièrement aimaient fort à passer leur temps à deviser dans les jardins, les vergers qui entouraient leur résidence ; on cueillait des fleurs, on inventait des jeux.
  2. Tirette, tiroir. Liette, d'où est venu layette
  3. Serviettes.
  4. La figure A donne un de ces clous avec sa rondelle.
  5. Les imagiers qui travaillaient l'ivoire.
  6. 1.Au XIIIe siècle, du temps d'Étienne Boileau, il existait, à Paris, deux corporations d'imagiers : les « ymagiers-tailleurs qui taillent cruche-fis ; » ceux-ci sculptaient l'os, l'ivoire, le bois, façonnaient des crucifix, des figures de saints, des manches de couteaux et autres menus objets ; puis les « paintres et taillières ymagiers », qui pouvaient sculpter et peindre des meubles, ustensiles et tableaux ; ceux-ci subsistèrent seuls et fabriquèrent les objets sacrés et profanes. (Voy. les Registres des métiers et marchandises d'Étienne Boileau, titres LXII et LXIII.)

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