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La table au Moyen-âge

Par
Eugène Viollet-le-Duc

Eugène Viollet-le-Duc

Meuble composé d'un plateau circulaire ou de figures rectilignes portant sur des pieds. Les tables ont, de tous temps, été destinées à des usages divers : les unes, couvertes de nappes, servaient à placer les mets pendant les repas ; d'autres étaient disposées dans les appartements des palais, pour jouer à divers jeux ; quelques-unes n'étaient guère que des objets de luxe. Nous commencerons par parler des tables à manger.

Il est difficile de préciser l'époque où l'on cessa de prendre les repas couchés sur des lits inclinés, autour d'une table étroite disposée ordinairement en fer à cheval. Il ne paraît pas que les barbares qui envahirent les Gaules aient conservé cet usage antique ; leurs mœurs sauvages ne se prêtaient pas à de pareils raffinements, et les monuments écrits les plus anciens que nous possédions font supposer que les Germains et les Francs s'asseyaient, pour manger, autour de tables assez basses. Grégoire de Tours parle souvent de tables sur lesquelles sont posés les mets, mais il n'indique pas que ces tables fussent entourées de lits. Il est certain que, dès les premiers temps de la période carlovingienne, on s'asseyait autour de tables rondes ou rectangulaires pour prendre les repas. Une Bible manuscrite du IXe ou Xe siècle, de la Bibliothèque impériale, et contenant un grand nombre de vignettes au trait (1), nous donne la forme des tables à manger de cette époque.

Nous donnons (fig. 1) le fac simile de l'une de ces vignettes représentant le festin de Balthazar. La table est de forme semi-circulaire, posée sur des tréteaux pliants. Un rebord ou galerie, qui semble avoir une hauteur de quelques centimètres, cerne les bords de la table dans tout son pourtour. De cette galerie pendent des draperies qui masquent en partie les tréteaux. Au milieu, un seul plat, posé sur un pied élevé, contient un chevreau ; à côté du plat est un vase, peut-être une salière. D'ailleurs on n'y voit ni assiettes ni fourchettes, mais des couteaux, des pains, et des os dépouillés de chair. Les convives se détournent pour boire dans des cratères énormes ou à même des bouteilles, ce qui paraît indiquer que les vases à boire étaient placés en dehors de la table, autour des convives. C'était là un usage des Germains, qui se levaient de table pour aller boire à même des vases disposés le long des murs de la salle. On prenait les viandes avec les mains, après les avoir coupées par quartiers, et les os restaient sur la table, alors dépourvue de nappes.

Le festin de Balthazar

Figure 1

Au XIIe siècle, il semblerait qu'on avait encore conservé ces galeries ou rebords saillants autour des tables et les pentes drapées tombant de ce rebord à terre. Le manuscrit d'Herrade de Landsberg, de la bibliothèque de Strasbourg, nous fait voir une table à manger ainsi disposée (fig. 2). Les pentes sont attachées par des anneaux à une tringle qui pourtourne le rebord de la table.

Table à manger

Figure 2

« Les tables furent mises et li tabliers, et li saliers, et li coustel ; et il s'assistrent (2). » Bien que ce texte appartienne à un roman du XIIIe siècle, le mot tablier indiquerait ces pentes drapées. Ici, il n'est question ni de nappes, ni d'assiettes. Notre fig. 2 ne montre, en effet, que des plats sur pieds, des couteaux, des salières et des fourchettes à deux branches qui paraissent destinées à pincer les morceaux que les convives prenaient dans les plats, plutôt qu'à les piquer. Le roman du châtelain de Coucy, qui fut écrit vers le commencement du XIIIe siècle, parle de tables à manger autour desquelles les convives s'asseyaient, ayant une seule assiette pour deux personnes. Ces tables sont couvertes de nappes. Du reste, le manuscrit déjà cité de la bibliothèque de Strasbourg (3) nous fait voir une table servie qui paraît être entièrement couverte d'une nappe ; mais il faut dire que cette table oblongue est accompagnée d'un dossier sur l'un de ses deux grands côtés, ce qui lui donne l'apparence de ces meubles que nous désignons sous le nom de buffets.

Nous donnons (fig. 3) une copie réduite de la vignette (4)

Table 13e siècle.

Figure 3

Il est certain qu'au XIIIe siècle les tables à manger étaient habituellement couvertes de nappes.

« Einsi s'esbatent sanz dangier
Tant qu'il fu ore de mangier
Et que les napes furent mises,
Et desus les tables assises
Et les salières et li pains (5)

Après le repas, les convives se levaient ; des serviteurs enlevaient les nappes, et, sur les mêmes tables qui avaient servi à manger, on jouait aux échecs, aux tables (trictrac), aux dés.

« Rois Arragons les fist moult bien servir,
A mengier orent assez et pain et vin,
Grues et gentes et bons poons rostiz ;
Des autres mes ne sai que vos devis :
Tant en i ot com lor vint à plésir.
Quant ont mengié et béu à loisir,
Cil eschançons vont les napes tolir.
As esches jeuent paien et Sarrazin (6). »

Ce texte, antérieur au précédent, parle déjà de nappes enlevées de dessus les tables à manger pour permettre aux convives de jouer.

Les tables à manger du XIIIe siècle sont ordinairement carrées, lorsque le nombre des convives est petit ; oblongues ou en fer à cheval, lorsque ce nombre est grand. A l'occasion de certaines fêtes, lorsqu'on donnait de grands repas auxquels prenaient part de nombreux invités, il était d'usage aussi de dresser quantité de petites tables.

« Fromons commande qu'on les tables méist,
Et l'on si fait, léans en un jardin ;
Onze vint tables i poïssiez choisir (7). »

La rapidité avec laquelle, dans les grandes salles des châteaux, on dressait et on enlevait les tables à manger ou à jouer, indique assez que ces meubles n'étaient composés que de grands panneaux posés sur des tréteaux pliants, qu'ils n'étaient pas à demeure. Suivant que le nombre des convives était plus ou moins grand, on dressait et on assemblait un nombre plus ou moins considérable de ces tables. Cependant il existait, dans certaines grandes salles, des tables fixes en pierre ou en marbre destinées à divers usages. Dans la grand'salle du Palais de la Cité à Paris, il y avait, à l'un des bouts, dit Sauval (8), « une table, qui en occupoit presque toute la largeur, et qui de plus portait tant de longueur, de largeur et d'épaisseur, qu'on tient que jamais il n'y a eu de tranches de marbre plus épaisses, plus larges, ni plus longues. Elle servoit à deux usages bien contraires ; pendant deux ou trois cents ans, les Clercs de la Basoche n'ont point eu d'autre théâtre pour leurs farces et leurs momeries ; et cependant c'était le lieu où se faisoient les festins Royaux, et où on n'admettoit que les Empereurs, les Rois, les Princes du sang, les Pairs de France, et leurs femmes, tandis que les autres Grands Seigneurs mangeoient à d'autres tables. Tout cela fut consumé en 1618.... »

Toutes les représentations de repas laissent toujours un des grands côtés des tables libre pour le service ; c'est-à-dire que, sur une table longue, par exemple, les convives n'étaient assis que d'un côté ; l'autre côté était, comme dans l'antiquité, laissé libre pour faciliter le service.

Dans les châteaux des princes et grands seigneurs, les tables à manger étaient si larges, que souvent, pendant les entremets, des personnages y montaient pour réciter des couplets, pour distribuer des fleurs aux convives ou représenter quelque scène allégorique. Il n'est pas besoin de dire que ces tables devaient être solidement établies.

Les personnages qui possédaient de grandes richesses faisaient fabriquer des tables de métal, de bronze, d'or ou d'argent, qui semblent n'avoir eu d'autre usage que de décorer les intérieurs des appartements. Éginhard, en rapportant le testament de Charlemagne, mentionne (9) l'existence de trois tables d'argent et d'une table d'or d'une dimension et d'un poids considérables. « L'une d'elles, dit-il, de forme carrée, sur laquelle est représentée la ville de Constantinople, devoit être jointe aux autres dons destinés à la basilique de Saint-Pierre de Rome et y être transportée ; l'autre, de forme ronde, ornée d'une vue de la ville de Rome, devoit être donnée à l'église de Ravenne ; la troisième, qui surpasse de beaucoup les deux autres par la beauté du travail comme par le poids, et qui, formée de trois cercles, contient une description de l'univers entier, tracée avec autant d'art que de délicatesse, étoit destinée, ainsi que la table d'or, que l'on a déjà dit être la quatrième, à augmenter le lot qui devoit être réparti entre ses héritiers et distribué en aumônes (10). » Ces tables étaient-elles montées sur pieds, ou étaient-ce des tableaux destinés à être adossés aux murs des appartements, ou des plateaux sur lesquels on apportait des fruits, des épices, des parfums, ainsi qu'on le fait encore en Orient ? C'est ce que nous ne saurions décider. Toutefois, il nous est resté une description d'une table d'or, enrichie de pierreries et d'un admirable travail, d'une époque plus rapprochée de nous, qui était évidemment destinée à servir de plateau, qui se développait au moyen de charnières et sur laquelle on apportait du vin, des épices, comme on le fait encore aujourd'hui avec nos tables de déjeuners, qu'un serviteur apporte toutes montées et pose sur un trépied ou un pliant. Cette table célèbre est celle apportée, par Don Pèdre de Castille, à Angoulême, et dont il fit présent au prince de Galles, afin d'obtenir des secours contre Henri de Transtamare. Voici ce que Cuvelier, trouvère du XIVe siècle, dit de cette table (11):

« La table du roy Piètre dont je vous voi comptant
Ne saroient nombrer nul clerc qui soit lisant ;

Car trestoute estoit d'or, en croix aloit ploiant (fig. 4)
A charnières d'or fin qui bien furent séant

Tréteaux

Figure 4

Et qui moult justement vont gentcment fermant ;
De pierres précieuses, de piercs (perles) d'Oriant
Estoit environnez et de maint diamant (aymant) ;

D'asur et de sinople y ot euvre plaisant,
Où ymages taillées y avoit de Rolant,
De tous les .XII. pers, d'Olivier le poissant ;
Comment furent vendu à Marsille la grant (le grant)
Et dedens Roncevaux occis en combatant ;
Et en mi celle table dont je vous vois comptant
Estoit .I. escharboucle si clère et si poissant

Qu'elle rendoit clarté par jour à nuit faillant (12)
Ainsi con li solaus va à midi luisant ;
Et delez l'escharboucle, qui valoit maint besant,
I avoit une table (une pierre) qui de vertu ot tant
Que nulz homs ne pooit ne roy ne amirant

Aporter nul venin qui tant fu mal faisant,
Que s'on li apportait la table en servant (13)
Que pierre n'alast tout en Peure changent :
Noire comme charbon se changoit en samblant. »

Ces derniers vers indiquent bien clairement que cette table était destinée au service, qu'on y plaçait des mets ou des épices, puisque l'auteur prétend que si ces mets étaient empoisonnés, fût-ce par un roi ou un amiral, les pierres précieuses devenaient noires comme charbon. Plus loin, en donnant la table merveilleuse au prince de Galles, Don Pèdre indique l'origine de ce riche joyau :

« Sire, cestui joiiel je vous le donne en don
Qui me vint par cschange de mon père Alfon ;
Et sachiez que jadis la conquist mon tayon (aïeul)
Au roy qui de Grenade maintenoit le royon ;
Car il le tint jadis et mist en sa prison
Et se riche joiel il en ot à rençon (14). »

Sans croire aux vertus merveilleuses du joyau de Don Pèdre, ce curieux passage nous fait voir qu'alors ces tables portatives étaient en usage et que parfois elles étaient d'une excessive richesse. Le manuscrit d'Herrade de Landsberg (15). dans la miniature qui représente les meubles et ustensiles réunis par Salomon dans le temple de Jérusalem, donne une table carrée ornée de têtes de rois gravées sur le dessus (16). Voici (fig. 5) la réduction de cette table, telle que la vignette la donne.

Table du temple de Salomon

Figure 5

Chez les particuliers et dans l'intérieur des châteaux, on avait des tables de petite dimension pour manger, lorsque l'on n'avait point de convives. Les princes et les grands seigneurs avaient l'habitude, même lorsqu'ils recevaient des étrangers, de manger sur une table séparée ; ces tables étaient longues et étroites, accompagnées d'un banc avec marchepied et garni quelquefois d'un dais. L'inventaire du mobilier du Louvre, sous Charles V, mentionne des tables à dais, et un grand nombre de vignettes de manuscrits des XIV et XIVe siècles représentent de grands personnages, rois ou princes, mangeant seuls ou avec leur femme sur des tables dont les bancs sont garnis de dossiers et de dais tendus de tapisseries (fig. 6).

Table dont les bancs sont garnis de dossiers et de dais

Figure 6

Parfois aussi, ces bancs sont simples ; mais les tables à manger affectent toujours la forme barlongue (fig. 7) (17). Les mets, les vins étant déposés sur les buffets et les crédences, les serviteurs n'apportaient sur la table que l'assiette dans laquelle l'écuyer tranchant avait déposé la pièce de viande découpée et le hanap contenant le vin versé après avoir fait l'essai. Ce n'était que dans les repas composés d'un grand nombre de convives que l'on déposait sur les tables des viandes et pièces montées, que l'on découpait sur le buffet après qu'elles avaient été vues par les invités, comme cela se fait encore de nos jours. Dans le privé ou sur les tables séparées des princes, il n'y avait que de petits pains, les assiettes servies, la coupe de chaque convive, des fourchettes (18) et cuillers, suivant la nature du mets placé sur les assiettes. Les serviteurs présentaient souvent en face des personnes assises des plats dans lesquels, grâce à l'étroitesse des tables, on pouvait choisir le morceau qui convenait. Les bancs sur lesquels on était assis étant munis d'un marchepied, les tables étaient plus hautes que les nôtres ; cette disposition faisait ressortir davantage les personnages assis à des tables spécialement réservées pour eux.

Table de forme barlongue.

Figure 7

Nous terminerons ce passage sur les tables barlongues par des figures indiquant les divers assemblages des pieds de ces meubles pendant le XVe siècle et le commencement du XVIe (fig. 8) (19). De petits goussets A, assemblés dans les montants et les traverses, étaient destinés à empêcher le roulement des pieds et à leur donner une parfaite rigidité.

Divers pieds de tables.

Figure 8

Il ne faudrait pas croire que les tables à un pied n'étaient pas en usage pendant le moyen âge. Dans les appartements des femmes, il y avait ça et là des guéridons sur lesquels on déposait les ouvrages d'aiguille, des vases de fleurs, des livres, etc. Dans le manuscrit des chroniques du roi Louis XI, nous trouvons une vignette représentant une table carrée à un pied (fig. 9) (20).

Table à un pied

Figure 9

  1. Man., n° 6-3
  2. Le Roman des sept Sages
  3. Herrade de Landsberg.
  4. P. 119.
  5. Le Roman du Renart, vers 22,769 et suiv.
  6. La Prise d'Orenge, vers 551.(Guill. d'Orange, chansons de geste des XI et XII siècles, pub. par .J. A. Jonckbloet. La Haye, 1854.)
  7. Li Romans de Garin le Loherain. Edit. Techener. 1833. T. II, p. 143.
  8. Antiq. De la ville de Paris. T. II,p. 3.
  9. Vità Karoli imperatoris XXXIII
  10. M. Teulet, dans les notes qu'il a jointes à sa traduction de la vie de l'empereur Charles, dit (t. 1, p. 3 ). d'après Thégan. chap. XIII : « Que de tous les trésors de Charlemagne. Louis le Débonnaire ne se réserva, en mémoire de son père, que cette table, formée de trois cercles, ce qui la faisait paraître l'assemblage de trois boucliers réunis ; » et d'après les Annales de Saint-Bertin, qui la décrivent « comme un disque d'argent d'une grandeur et d'une beauté remarquables, sur laquelle brillaient, sculptés en relief et occupant des espaces distincts, la description du globe terrestre, les constellations et les mouvements des diverses planètes. »
  11. Chron. de Bertrand Du Guesclin. Collect. des docum. Inéd. Sur l'hist. de France. T. I. vers 9,093 et suiv.
  12. C'était une croyance généralement répandue alors, que l'escarboucle brillait la nuit et donnait une lumière assez vive pour éclairer l'intérieur d'une pièce comme un flambeau.
  13. C'est-à-dire : « Que si on lui apportait la table sur laquelle des mets auraient été empoisonnés ; » donc les mets étaient posés sur cette table comme sur un plateau pour être présentés à la personne qui voulait être servie.
  14. Vers 10,650 et suiv.
  15. XIIe siècle. Bib. de Strasbourg.
  16. « II donna ( David) de même de l'or pour faire les tables qui dévoient servir à exposer les pains, selon les mesures qu'elles devaient avoir : et donna aussi l'argent pour en faire aussi d'autres tables d'argent. » Paralip., ch. XXVIII, V. 16.
  17. Vignette de l'Hist. de Girart. comte de Nevers. Man. de la Bib. imp., f. LaVallière, n° 92.
  18. L'usage des fourchettes ne fut guère introduit qu'au XIIIe siècle.
  19. Des bas-reliefs des stalles de la cathédrale d'Amiens.
  20. Mélanges pour servir à l'histoire. Bib. imp.. vol. 748. Man. du commencement du XVIe siècle.


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