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Vie de Charlemagne par Eginhard

par Eginhard

3° partie

Tel se montra Charles dans tout ce qui intéressait la défense, l'agrandissement et l'éclat de son royaume. Je vais dire maintenant quelles qualités distinguaient sa grande âme, raconter combien il déploya de constance dans tous les événements, soit heureux, soit funestes, et donner le détail de sa vie intérieure et domestique.

Les femmes de Charlemagne

Quand, après la mort de son père, il eut partagé le royaume avec son frère, il supporta la jalousie et l'inimitié cachée de celui-ci avec une telle patience que c'était pour tous un sujet d'étonnement qu'il ne laissât paraître aucun ressentiment.

Après avoir ensuite, à la sollicitation de sa mère, épousé la fille de Didier, roi des Lombards [Désirée, aussi nommée par les historiens Désidérate ou Hermengarde], il la répudia, on ne sait pour quel motif, au bout d'un an, et s'unit à Hildegarde, femme d'une des plus nobles familles de la nation des Suèves. Elle lui donna trois fils, Charles, Pepin et Louis, et autant de filles, Rotrude, Berthe et Gisèle [Charles naquit en 772, Rotrude en 773, Berthe en 775, Carloman, qui prit ensuite le nom de Pepin, en 776, Louis en 778 et Gisèle en 781. La reine Hildegarde avait donné à Charlemagne trois autres enfants dont deux, Lothaire et Adélaïde, moururent avant leur mère, et la troisième, nommée aussi Hildegarde, ne lui survécut que quarante jours]; il eut encore trois autres filles, Thédrade, Hildrude et Rothaïde, deux de Fastrade, sa troisième femme, qui appartenait à la nation des Francs orientaux, c'est-à-dire des Germains; et l'autre, la troisième, d'une concubine dont le nom m'échappe pour le moment [Himiltrude, selon quelques auteurs].

Avant perdu Fastrade, il épousa Luitgarde, Allemande de naissance, dont il n'eut pas d'enfants. Après la mort de cette dernière, il eut quatre concubines: Mathaldarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde; Gersuinthe, saxonne, de qui lui naquit une autre fille, Adelrude; Regina, qui mit au jour Drogon et Hugues; Adalinde, dont lui vint Théodoric. Sa mère Bertrade vieilli auprès de lui comblée d'honneurs; il lui témoignait en effet le plus grand respect, et jamais il ne s'éleva entre eux le moindre nuage, si ce n'est une seule fois à l'occasion du divorce de Charles avec la fille de Didier que Bertrade lui avait fait épouser. Cette princesse suivit de près Hildegarde au tombeau, après avoir vu trois petits-fils et autant de petites filles dans la maison de son fils.

Celui-ci la fit enterrer avec les plus grands honneurs dans la basilique de Saint-Denis, où reposait déjà Pepin, son père. Charles n'avait qu'une soeur nommée Gisèle, vouée dès sa plus tendre enfance à la vie monastique, et qu'il aima et vénéra toujours autant que sa mère. Elle mourut quelques années avant lui dans le monastère où elle avait pris l'habit religieux.

Ses enfants

Le roi voulut que ses enfants, tant fils que filles, fussent initiés aux études libérales que lui-même cultivait. Dès que l'âge des garçons le permit, il les fit exercer, suivant l'usage des Francs, à l'équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, pour qu'elles ne croupissent pas dans l'oisiveté, il ordonna qu'on les habituât au fuseau, à la quenouille et aux ouvrages de laine, et qu'on les formât à tout ce qu'il y a d'honnête. De tous ses enfants, il ne perdit avant sa mort que deux fils et une fille, Charles, l'aîné des garçons, Pepin, roi d'Italie, et Rotrude, la plus âgée des filles, promise en mariage à Constantin, empereur des Grecs.

Pepin laissa un fils nommé Bernard, et cinq filles, Adélaïde, Atula, Gondrade, Berthe et Théodora. Le roi leur donna une preuve éclatante de sa tendresse en permettant que son petit-fils succédât au royaume de son père, et que ses petites-filles fussent élevées avec ses propres filles. Ce prince supporta la perte de ses fils et de sa fille avec moins de courage qu'on ne devait l'attendre de la fermeté d'âme qui le distinguait; et sa tendresse de coeur qui n'était pas moins grande, lui fit verser des torrents de larmes. À la nouvelle de la mort du pape Adrien, son ami le plus dévoué, on le vit pleurer aussi, comme s'il eût perdu un frère ou le plus cher de ses enfants. Tout fait pour les liens de l'amitié, il les formait avec facilité, les conservait avec constance, et soignait religieusement tous les gens auxquels l'unissaient des liens de cette nature.

Il apportait une telle surveillance à l'éducation de ses fils et de ses filles, que quand il n'était pas hors de son royaume, jamais il ne mangeait ou ne voyageait sans les avoir avec lui; les garçons l'accompagnaient à cheval, les filles suivaient par derrière, et une troupe nombreuse de soldats choisis, destinés à ce service, veillaient à leur sûreté. Elles étaient fort belles, et il les aimait avec passion; aussi s'étonne-t-on qu'il n'ait jamais voulu en marier une seule, soit à quelqu'un des siens, soit à quelque étranger; il les garda toutes chez lui et avec lui jusqu'à sa mort, disant qu'il ne pouvait se priver de leur société.

Quoique heureux en toute autre chose, il éprouva dans ses filles la malignité de la mauvaise fortune; mais il dissimula ce chagrin, et se conduisit comme si jamais elles n'eussent fait naître de soupçons injurieux, et qu'aucun bruit ne s'en fût répandu.

Trahison de Pepin

Il avait eu d'une de ses concubines un fils nommé Pepin, beau de visage, mais bossu, dont je n'ai pas fait mention en parlant de ses autres enfans. Dans le temps de la guerre contre les Huns, et pendant un hiver que le roi passait en Bavière, ce jeune homme feignit une maladie, s'unit à quelques grands d'entre les Francs qui l'avaient séduit du vain espoir de le mettre sur le trône, et conspira contre son père [en 793].

Après la découverte du crime et la condamnation des coupables, Pepin fut rasé, sollicita et obtint la permission d'embrasser la vie monastique dans le couvent de Pruim [dans le diocèse de Prium]. Une autre et plus violente conjuration se forma contre Charles en Germanie; quelques-uns de ceux qui la tramèrent eurent les yeux crevés; les autres conservèrent leurs membres, et tous furent exilés et déportés; mais aucun ne perdit la vie, à l'exception de trois qui, pour n'être pas arrêtés, tirèrent l'épée, se défendirent, massacrèrent quelques soldats, et se firent tuer plutôt que de se rendre.

Au surplus, la cruauté de la reine Fastrade est regardée comme la seule cause qui donna naissance à ces deux complots; et si, dans ces deux circonstances, on en voulut à la vie du roi, c'est parce que, se prêtant à la méchanceté de sa femme, il avait paru inhumainement oublier sa douceur accoutumée et la bonté de sa nature.

Du reste, pendant toute sa vie, il sut si bien se concilier l'amour et la bienveillance de tous, tant au dedans qu'au dehors, que nul ne put jamais lui reprocher le plus petit acte d'une injuste rigueur. Il aimait les étrangers et mettait tous ses soins à les bien accueillir; aussi accoururent-ils en si grand nombre qu'on les regardait avec raison comme une charge trop dispendieuse et pour le palais et pour le royaume même. Quant au roi, l'élévation de son âme lui faisait regarder ce fardeau comme léger; la gêne fâcheuse qu'il en éprouvait, il la trouvait plus que payée par les louanges prodiguées à sa magnificence et l'éclat répandu sur son nom.

Portrait de Charlemagne

Charles était gros, robuste et d'une taille élevée, mais bien proportionnée, et qui n'excédait pas en hauteur sept fois la longueur de son pied. Il avait le sommet de la tête rond, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, les cheveux beaux, la physionomie ouverte et gaie; qu'il fût assis ou debout, toute sa personne commandait le respect et respirait la dignité; bien qu'il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts; il marchait d'un pas ferme; tous les mouvements de son corps présentaient quelque chose de mâle; sa voix, quoique perçante, paraissait trop grêle pour son corps.

Il jouit d'une santé constamment bonne jusqu'aux quatre dernières années qui précédèrent sa mort; il fut alors fréquemment tourmenté de la fièvre, et finit même par boiter d'un pied. Dans ce temps de souffrance il se conduisait plutôt d'après ses idées que par le conseil des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux pour lui avoir interdit les viandes rôties dont il se nourrissait d'ordinaire, et prescrit des aliments bouillis. Il s'adonnait assidûment aux exercices du chevalet de la chasse; c'était chez lui une passion de famille, car à peine trouverait-on dans toute la terre une nation qui pût y égaler les Francs.

Il aimait beaucoup encore les bains d'eaux naturellement chaudes, et s'exerçait fréquemment à nager, en quoi il était si habile que nul ne l'y surpassait. Par suite de ce goût il bâtit à Aix-la-Chapelle un palais qu'il habita constamment les dernières années de sa vie et jusqu'à sa mort; ce n'était pas au reste seulement ses fils, mais souvent aussi les grands de sa cour, ses amis et les soldats chargés de sa garde personnelle qu'il invitait à partager avec lui le divertissement du bain; aussi vit-on quelquefois jusqu'à cent personnes et plus le prendre tous ensemble.

Ses moeurs, son habillement

Le costume ordinaire du roi était celui de ses pères, l'habit des Francs; il avait sur la peau une chemise et des haut-de-chausses de toile de lin; par-dessus étaient une tunique serrée avec une ceinture de soie et des chaussettes; des bandelettes entouraient ses jambes, des sandales renfermaient ses pieds, et l'hiver un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et les épaules contre le froid.

Toujours il était couvert de la saye des Wénètes et portait une épée dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou d'argent; quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n'était jamais que les jours de très grandes fêtes, ou quand il donnait audience aux ambassadeurs des autres nations.

Les habits étrangers, quelque riches qu'ils fussent, il les méprisait et ne souffrait pas qu'on l'en revêtit. Deux fois seulement, dans les séjours qu'il fit à Rome, d'abord à la prière du pape Adrien, ensuite sur les instances de Léon, successeur de ce pontife, il consentit à prendre la longue tunique, la chlamyde et la chaussure romaine.

Dans les grandes solennités, il se montrait avec un justaucorps brodé d'or, des sandales ornées de pierres précieuses, une saye retenue par une agrafe d'or, et un diadème tout brillant d'or et de pierreries; mais le reste du temps ses vêtements différaient peu de ceux des gens du commun.

Sobre dans le boire et le manger, il l'était plus encore dans le boire; haïssant l'ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l'avait surtout en horreur pour lui et les siens. Quant à la nourriture, il ne pouvait s'en abstenir autant, et se plaignait souvent que le jeûne l'incommodait. Très rarement donnait-il de grands repas; s'il le faisait, ce n'était qu'aux principales fêtes; mais alors il réunissait un grand nombre de personnes.

À son repas de tous les jours on ne servait jamais que quatre plats outre le rôti que les chasseurs apportaient sur la broche, et dont il mangeait plus volontiers que de tout autre mets. Pendant ce repas il se faisait réciter ou lire, et de préférence, les histoires et les chroniques des temps passés. Les ouvrages de saint Augustin, et particulièrement celui qui a pour titre de la Cité de Dieu, lui plaisaient aussi beaucoup. Il était tellement réservé dans l'usage du vin et de toute espèce de boisson qu'il ne buvait guère que trois fois dans tout son repas; en été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un coup, quittait ses vêtements et sa chaussure comme il le faisait le soir pour se coucher, et reposait deux ou trois heures.

Le sommeil de la nuit, il l'interrompait quatre ou cinq fois, non seulement en se réveillant, mais en se levant tout-à-fait. Quand il se chaussait et s'habillait, non seulement il recevait ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelque procès sur lequel on ne pouvait prononcer sans son ordre, il faisait entrer aussitôt les parties, prenait connaissance de l'affaire, et rendait sa sentence comme s'il eût siégé sur un tribunal; et ce n'était pas les procès seulement, mais tout ce qu'il avait à faire dans le jour, et les ordres à donner à ses ministres que ce prince expédiait ainsi dans ce moment.

Son amour des lettres

Doué d'une éloquence abondante et forte, il s'exprimait avec une grande netteté sur toute espèce de sujets. Ne se bornant pas à sa langue paternelle, il donna beaucoup de soins à l'étude des langues étrangères, et apprit si bien le latin qu'il s'en servait comme de sa propre langue; quant au grec, il le comprenait mieux qu'il ne le parlait. La fécondité de sa conversation était telle au surplus qu'il paraissait aimer trop à causer.

Passionné pour les arts libéraux, il respectait les hommes qui s'y distinguaient et les comblait d'honneurs. Le diacre Pierre, vieillard, natif de Pise, lui apprit la grammaire; dans les autres sciences il eut pour maître Albin, surnommé Alcuin, diacre breton, Saxon d'origine, l'homme le plus savant de son temps; ce fut sous sa direction que Charles consacra beaucoup de temps et de travail à l'étude de la rhétorique, de la dialectique et surtout de l'astronomie, apprenant l'art de calculer la marche des astres et suivent leur cours avec une attention scrupuleuse et une étonnante sagacité; il essaya même d'écrire, et avait habituellement sous le chevet de son lit des tablettes et des exemples pour s'exercer à former des lettres quand il se trouvait quelques instants libres; mais il réussit peu dans cette étude commencée trop tard et à un âge peu convenable.

Sa piété

Élevé dès sa plus tendre enfance dans la religion chrétienne, ce monarque l'honora toujours avec une exemplaire et sainte piété. Poussé par sa dévotion il bâtit à Aix-la-Chapelle une basilique d'une grande beauté, l'enrichit d'or, d'argent, et de magnifiques candélabres, l'orna de portes et de grilles de bronze massif, et fit venir pour sa construction, de Ravenne et de Rome, les colonnes et les marbres qu'il ne pouvait tirer d'autrui autre endroit. Il s'y rendait exactement, pour les prières publiques, le matin et le soir, et y allait même aux offices de la nuit et à l'heure du saint sacrifice, tant que sa santé le lui permettait; veillant avec attention à ce que les cérémonies s'y fissent avec une grande décence, il recommandait sans cesse aux gardiens de ne pas souffrir qu'on y apportât ou qu'on y laissât rien de malpropre ou d'indigne de la sainteté du lieu.

Les vases sacrés d'or et d'argent et les orneniens sacerdotaux dont il fit don à cette église étaient en si grande abondance que lorsqu'on célébrait les saints mystères, les portiers, qui sont les clercs du dernier rang, n'avaient pas besoin de se servir de leurs propres habits. Ce prince mit le plus grand soin à réformer la manière de réciter et de chanter les psaumes; lui-méme était fort habile à l'un et à l'autre, quoiqu'il ne récitât jamais en public et ne chantât qu'à voix basse et avec le gros des fidèles.

Toujours porté à soutenir les pauvres, et prodigue de ces dons gratuits que les Grecs appellent aumône, il ne bornait pas ses charités à son pays et à ses seuls États; mais au-delà des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il savait des Chrétiens dans la misère, il compatissait à leur détresse, et leur envoyait sans cesse de l'argent. S'il recherchait l'amitié des princes d'outre-mer, c'était surtout pour procurer des secours et du soulagement aux Chrétiens qui vivaient sous leur domination.

Entre tous les lieux saints et respectables, il vénérait spécialement l'église de l'apôtre saint Pierre à Rome; aussi lui fit-il des dons en or, en argent, et même en pierreries, pour de grandes sommes d'argent, et envoya-t-il aux papes des présents d'une immense valeur. Aussi encore, dans tout son règne, ne se glorifiait-il de rien tant que d'avoir rendu, par ses travaux et ses soins, à la ville de Rome son antique pouvoir, d'avoir protégé, défendu et comblé même de plus de richesses et de dons précieux qu'aucune autre église la basilique de Saint-Pierre; et cependant, malgré toute la dévotion qu'il professait pour elle, il ne put y aller faire ses prières et acquitter ses vœux que quatre fois dans tout le cours des quarante-sept ans qu'il occupa le trône.



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