Le Cercle Médiéval


Le couteau au Moyen-Âge

Par Eugène Viollet-le-Duc

COUTEAU, s. m. [cuteal, cutel, coutel, cotel, coulteaulx, kenivet, knivet (petit couteau)].

Nous ne nous occupons ici que des couteaux de table ou de poche.

Il y avait diverses sortes de couteaux destinés à la table, pendant le moyen âge. Les couteaux à trancher les viandes ; les couteaux parepains, destinés à chapeler le pain et à couper les tranches de mie sur lesquelles on servait les pièces de viandes rôties aux convives. Il y avait des couteaux pour le maigre et des couteaux pour le gras ; des couteaux à imagerie, c'est-à-dire dont les manches étaient ornés de figures ; les couteaux de queux pour la cuisine ; des kenivets, petits couteaux de poche avec étui, d'où l'on a fait le mot canif; des couteaux pour ouvrir les huîtres.

Savoir dépecer les viandes était un talent qu'un gentilhomme ne devait pas négliger. Après la consécration de l'église abbatiale de Long-pont, en 1227, le roi Louis IX assista avec sa mère à un banquet somptueux, pendant lequel Raoul, comte de Soissons, fit les fonctions de sénéchal et de grand maître. Il servit le roi, et découpa les viandes présentées au jeune prince avec deux « grands couteaux d'une figure extraordinaire et dont les manches étaient couverts de lames d'or ciselées, et les lames damasquinées en plusieurs endroits. Ces lames, longues de onze pouces et larges de dix-huit lignes, étaient terminées en forme de croissant ». Ces couteaux étaient encore conservés dans l'abbaye de Longpont en 1774.

couteaux à découper

Fig. 1

Joinville raconte comment il servait d'écuyer tranchant à la table du roi saint Louis : « Et à une autre table devant le Roy, à l'endroit du conte de Dreux, mangeoit le Roy de Navarre, devant lequel je tranchoie..-... » Et ailleurs il dit comment le roi servait les pauvres : « En quaresmect es auvens croissoit le nombre des poures et pluseurs foiz avint que le Roy les servoit et leur mettoit la viande devant eulz et leur tranchoit la viande devant eulz..... » Ces lames de couteaux à découper, terminées en forme de croissant, se retrouvent figurées dans des vignettes de manuscrits et dans des bas-reliefs. Et, en effet, la pointe extrême du croissant, dont la concavité était tournée du côté du dos, servait à piquer les morceaux de viande, dépecées, pour les placer sur les plats ou les tranchoirs, comme il convenait (fig. 1). Ces couteaux sont toujours mentionnés par paires, et une paire de couteaux s'entend comme une trousse de couteaux, à savoir : « Pour une paire de couteaux à manche de madré "(1) et à grève "(2), à viroles d'argent dorez, armoiez et esmaillez au armes du Roy et de la Royne, garnie de trois cousteaux et un parepain. » Une paire de couteaux à trancher comprenait deux couteaux à dépecer, un couteau parepain, pour faire les tranchoirs sur lesquels on déposait les morceaux de viande, et plusieurs petits couteaux pour découper le menu gibier ou la volaille. Mais il y avait de ces couteaux à trancher pour le carême, à manches d'ébène, d'autres pour les temps ordinaires, à manches d'ivoire, et d'autres enfin à manches mi-partis d'ébène et d'ivoire, pour la fête de la Pentecôte. « Pour une paire, à manches d'ybenus, pour la saison du Karesme, et l'autre paire, à manches d'yvoire, pour la feste de Pasques... Pour une paire de couteaux à trancher, livrée en ce terme par devers le Roy, à tout le parepain, à manches escartelez d'yoire et d'ybenus, garniz de viroles et de cinglètes(3) d'argent, dorées et esmaillées aux dictes armes, pour la feste de la Penthecouste...(4). »

couteaux à trancher

Fig. 2

On distinguait encore par gros coutel, une gaîne ou trousse contenant un grand couteau, une fourchette, un ou plusieurs petits couteaux, un poinçon, une lime ou fusil propre à aiguiser les lames. « Un gros coustel d'Alemaigne, garni de VI cousteaulx, une lyme et un poinsson et d'une forsetes, pendans à une courroye de fil blanc, à clous de leton. » Ces gaînes de batteries de couteaux étaient habituellement fabriquées en cuir gaufré.

Nous ne connaissons pas de grands couteaux de service de table antérieurs au XIVe siècle, quoique ces objets soient représentés souvent dans des vignettes de manuscrits et dans des bas-reliefs antérieurs à cette époque (fig. 2)(5). Les lames de ces couteaux à trancher sont larges et terminées de diverses façons, tantôt arrondies, ou en forme de lame de cimeterre, ou en pointe, ou carrément. La forme A est celle qu'on trouve adoptée dans les documents les plus anciens. M. le comte de Nieuwerkerke possède dans sa collection un beau couteau à trancher du commencement du XIVe siècle, dont le manche est d'ivoire (voy. fig. 3). La lame de ce couteau est large, très mince et d'excellent acier. Une virole (d'argent probablement) était placée en A ; elle a été enlevée, et l'on n'en aperçoit plus que les attaches (voy. le détail du manche en B). La soie de la lame s'engage à force dans le manche d'ivoire. Celui-ci est terminé par un lion tenant un petit animal entre ses pattes.

Couteau à trancher du commencement du XIVe siècle

Fig. 3

A partir du règne de Charles V, nos collections renferment un assez grand nombre de ces couteaux à trancher d'une belle fabrication. Un des plus remarquables appartient également à M. le comte de Nieuwerkerke. Nous en donnons la copie (fig. 4). La lame est large, mince et d'un beau galbe ; le manche est de bois dur, garni d'une virole, d'un pommeau et de deux bandes d'argent doré et émaillé. Sur les bandes, on lit la devise : « Autre norai », qui fut adoptée par Philippe le Bon, duc de Bourgogne, quand il épousa, en 1429, Isabelle de Portugal. Les armes émaillées sur les deux faces du pommeau et de la virole sont bien celles de ce prince. En effet, l'écu est écartelé au premier et quatrième de Bourgogne moderne, et au deuxième et troisième, parti de Bourgogne ancien et de Brabant, de Bourgogne ancien et de Limbourg, et brochant sur le tout de Flandre. Sous l'écu et sur les rives se voit, au milieu de fleurettes émaillées, le briquet de Bourgogne. En A, est figurée une des faces du pommeau. Cet objet, d'une merveilleuse conservation, est fabriqué avec un soin extrême. La virole est fixée à la base de la lame et au manche par une main habile, car on n'aperçoit sur ce point délicat aucune trace d'ébranlement. Les musées de Dijon et du Mans possèdent des couteaux à trancher qui ont évidemment appartenu au même prince, et qui peut-être faisaient partie de la vaisselle de Charles le Téméraire. Cette vaisselle fut, comme on sait, pillée à Granson et à Moral. Les couteaux de Dijon possèdent leur gaîne de cuir gaufré avec le briquet bourguignon et deux C, ce qui indiquerait que ces couteaux ont appartenu à Charles de Bourgogne, qui épousa, étant alors comte de Charolais, Catherine de France en 1439. Le couteau du musée du Mans est également d'une merveilleuse fabrication ; son manche est d'ébène, et sur la virole se voient les deux C.

couteaux à trancher (collection du comte de Nieuwerkerke)

Fig. 4

Pour les couteaux de petite dimension, leur forme se rapproche sensiblement de celles aujourd'hui en usage. Voici (fig. 5) deux de ces couteaux. L'un, celui A, paraît dater du XIIIe siècle ; son manche est d'ivoire et présente la section a ; il a 21 centimètres de longueur ; la soie de la lame est rivée à l'extrémité inférieure du manche ; une virole de cuivre est placée en b. Le couteau B est d'une date plus récente, fin du XIVe siècle ; sa longueur n'est que de 15 centimètres, et le manche est de cuivre repoussé et soudé (6).

couteaux de petite dimension  couteau à lame de fer et à manche de bois

Fig. 5 et 6

Cette forme donnée aux couteaux de table remonte à la plus haute antiquité, car on voit dans le musée égyptien du Louvre un couteau à lame de fer et à manche de bois (fig. 6), dont la forme ne diffère pas de celles encore usitées aujourd'hui. Le manche de bois présente la section A. La soie B de la lame, entrée à force dans le manche, est en outre maintenue serrée par deux petites cales de cuivre C, qui remplacent ainsi la virole.

Pour les petits couteaux de poche, à gaine ou fermants, on en retrouve qui datent d'une époque très reculée. Le musée particulier du château de Compiègne possède un couteau fermant, à manche d'os, qui est certainement gaulois. Voici un de ces couteaux (non fermants) dont la lame et le manche sont de bronze, coulés d'une seule pièce, et qui, par son style, peut appartenir au XIe siècle (fig. 7). Cet objet est reproduit grandeur d'exécution ; il devait être suspendu à la ceinture par l'anneau A : la lame, très usée par un long service et des repassages successifs, entrait dans une gaîne (7).

Couteau (non fermant) dont la lame et le manche sont de bronze

Fig. 7

Les couteaux à huîtres sont également une invention très ancienne. Nos aïeux, les Gaulois, étaient grands mangeurs d'huîtres, car on retrouve des écailles de ce coquillage en grande quantité dans les tombeaux et les traces d'habitations antérieures à la conquête romaine sur toutes les côtes de la Manche et jusque dans le voisinage de Paris.

Pendant le moyen âge on fabriquait des couteaux spéciaux pour ouvrir les huîtres. Voici (fig. 8) un de ces couteaux dont la lame se ferme dans le manche ajouré, en soulevant le ressort posé au dos (Cette lame est de fer avec ornements gravés ; le manche est composé de deux plaques de cuivre jaune ajourées.

Couteau spécial pour ouvrir les huîtres

Aux gaines des couteaux de chasse ou de guerre, aux gaines des couteaux de coutilliers (fantassins), étaient joints de petits couteaux.

  1. Peut-être une pierre dure de diverses nuances, comme l'agate.
  2. Garniture longitudinale de métal sur les faces étroites du manche.
  3. Anneaux.
  4. Comptes de l'argent, des rois de France d'Etienne de la Fontaine, XIV siècle, publ. par M. Douët d'Arcq, 1851.
  5. Manuscr. ancien fonds Saint-Germain, 37, Biblioth. imper., XIIIe siècle.
  6. Musée des fouilles du château de Pierrefonds. La lame, de fer, est presque entièrement rongée.
  7. Musée du château de Pierrefonds.
  8. Musée de Cluny, XVe siècle.



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