Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Interview

Anne Nissen Jaubert (Institut national de recherches archéologiques préventives)

Les Vikings - Des peuples plus riches que leur légende.

L'image des Vikings, redoutables guerriers et pillards, a longtemps
hanté les esprits. Selon Anne Nissen Jaubert, la découverte de nouveaux
sites archéologiques permet de brosser un tout autre tableau de la société nordique.

Propos recueillis par Jean-François Mondot pour le magasine Sciences & Vies
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" Pour les rédacteurs des récits, les Vikings étaient des païens qui s'attaquaient aux chrétiens "

Cahiers de Science et Vie: Comment expliquez-vous que l'image du Viking guerrier et sanguinaire ait si longtemps prévalu dans les représentations occidentales ?
Anne Nissen Jaubert: En premier lieu, cela vient des sources utilisées. Pendant très longtemps les historiens n'ont disposé que de récits rédigés dans un contexte chrétien : on peut donner l'exemple des annales royales franques. Pour les rédacteurs de ces récits, les Vikings n'étaient pas seulement de redoutables fauteurs de troubles, ils étaient aussi des païens qui s'attaquaient à des chrétiens.
À cela s'ajoute le fait que les sources Scandinaves contemporaines - c'est-à-dire essentiellement les pierres runiques et, plus tard, les sagas - glorifient, elles aussi, la violence et la bravoure guerrière.

CSV: Qui étaient vraiment les Vikings ?
A. N.J. : L'historien Peter Sawyer a très bien montré que ces Vikings guerriers appartenaient à une minorité. C'est d'ailleurs ce qu'indiquent les pierres runiques qui louent le courage et la bravoure des « bons garçons »: l'expression signifie ici « ceux qui sont bien nés », c'est-à-dire l'élite aristocratique. Pour ces membres de l'élite viking, le chef était celui qui obtenait des victoires par son courage et ses talents guerriers, avant de redistribuer ensuite les richesses acquises. Chez les Carolingiens ou les Mérovingiens comme chez les Vikings, il était normal que ceux qui avaient suivi un chef dans une expédition aient leur part de butin. La célèbre histoire du vase de Soisson ne s'explique pas autrement: Clovis déroge à une règle couramment admise.

Plus tard, on retrouvera ces mêmes valeurs - bravoure guerrière, générosité -chez les chevaliers de l'époque médiévale. Pour sortir des idées reçues concernant les Vikings, il est par conséquent souvent judicieux de les remettre dans le contexte général du Moyen-Âge et du haut Moyen-Âge.

Carte des sites archéologiques scandinaves

CSV: Quelles sont les sources écrites sur les Vikings ?
A. N.J. : Nous disposons de chroniques médiévales, comme par exemple celle de Saxo Grammaticus, rédigée à la fin du XIIIe siècle. Pendant longtemps, elle fut tenue pour une source incontestée de l'histoire médiévales du sud de la Scandinavie. Mais l'historien suédois Laurits Weibull a montré toutes les faiblesses du récit de Saxo concernant l'époque viking : sa volonté de propagande, ses ambitions littéraires l'emportent souvent sur la vérité historique. Il faut donc utiliser son récit, et ceux des chroniques en général, avec les plus grandes précautions.

CSV: En est-il de même pour les sagas ?
A. N.J. : C'est encore plus flagrant. Les sagas sont de magnifiques œuvres littéraires, mais elles sont bien trop éloignées dans le temps et dans l'espace pour éclairer sérieusement les sociétés nordiques de cette époque. En effet, les sagas ont été rédigées aux Xlle-XIVe siècles. Elles relatent donc des événements qui se seraient produits trois à quatre siècles plus tôt. Certains versets ou poèmes peuvent en garder la trace grâce à la tradition orale, mais cela est néanmoins très difficile à prouver. Il faut procéder au cas par cas, en les croisant avec des sources qui datent de l'époque viking. L'éloignement dans l'espace est un autre facteur : que savait réellement un Islandais du passé des populations du sud de la Scandinavie? Pour toutes ces raisons, l'essentiel de ce que nous savons sur les Vikings repose en grande partie sur les données archéologiques.

CSV: Quand l'archéologie Scandinave s'est-elle développée ?
A. N.J. : Très tôt. La tradition archéologique en Scandinavie remonte au milieu du XIXe siècle : le roi Frédéric VII avait commencé des fouilles à Jelling pour la tombe de son lointain et célèbre ancêtre Gormon le Vieux. Dès cette époque donc, une archéologie s'est développée en s'intéressant aux lieux les plus visibles et les plus spectaculaires, notamment les tombeaux de grands personnages, ou certaines grandes villes. Il s'agissait également comme ailleurs en Europe, de se réchauffer à la gloire du passé... Plus près de nous, c'est dans la décennie 1970-1980 que l'archéologie de l'habitat rural a connu un développement spectaculaire, en relation avec des grands travaux comme le gazoduc construit au Danemark, ou encore le développement du réseau routier dans l'ensemble des pays nordiques. Toutes ces infrastructures ont donné lieu à des fouilles préventives, particulièrement au Danemark. On y connaissait cinq sites d'habitat rural dans les années 1970, aujourd'hui leur nombre dépasse la centaine. Cela a permis de faire des comparaisons, d'observer des différences régionales, et de tirer plusieurs enseignements généraux sur l'organisation de l'habitat et de l'agriculture.

Stèle provenant de la pro­vince de Gotland.

Une réputation imméritée
De nombreux récits, stèles ou autres exaltent la bravoure guerrière. Si on les replace dans leur contexte,
on se rend compte que les Scan­dinaves n'étaient ni plus ni moins violents que des chevaliers occidentaux
du Moyen Âge. (Stèle provenant de la pro­vince de Gotland - Suède.)

CSV: Quels sont les sites d'habitat rural les plus importants ?
A. N.J.: Quatre sites sont particulièrement cités à cause de leur étendue et de la rapide publication des fouilles. Il s'agit de Trajberg, Saedding, Omgârd, Vorbasse. Ce dernier site, fouillé par Sten Hvass, est très connu en dehors même du monde nordique. Il donne à voir sur une surface de 27 hectares, huit habitats successifs: ce qui permet de montrer l'évolution de l'habitat sur une longue durée, du IIe siècle jusqu'à aujourd'hui. Les habitats des Vllle-Xle siècles sont remarquables par leur taille et l'organisation des fermes.

CSV: Aujourd'hui, les archéologues du monde nordique continuent-ils de travailler dans ce domaine ? Ou bien y a-t-il de nouveaux axes de recherche ?
A. N.J.: L'archéologie rurale occupe naturellement une très grande place mais d'autres domaines existent comme l'archéologie funéraire, urbaine, et plus récemment, celle des lieux centraux, qui a modifié notre connaissance de la société nordique à l'époque viking. Ils se définissent par la présence significative d'objets métalliques ou de mobilier d'importation tandis que les habitats ordinaires, eux, sont très pauvres en mobilier. Sur certains lieux, ces objets de prestige sont associés à de grandes halles. Ces sites émergent vers l'an 200. Nombre d'entre eux se maintiennent à l'époque viking. On en connaît aujour­d'hui plusieurs dizaines...

CSV: Que nous apprennent ces lieux de pouvoir sur la société nordique à l'époque des Vikings ?
A. N.J.: Ils nous apprennent qu'il y a une hiérarchisation sociale très forte, avant et au début de la période viking (VIIIe siècle). Ils nous renseignent aussi sur la nature des échanges écono­miques. Jusqu'au VIIIe siècle, quand on trouve du mobilier d'importation, il est destiné à un cercle restreint, qui fait partie de l'élite. On les trouve donc uni­quement dans les lieux centraux. Ensuite, à l'époque viking, l'économie s'ouvre. Un commerce de gros se met en place : on trouve des meules importées de Rhénanie, des bols en stéatite importés de Norvège dans des habitats ordinaires...

« On enquête non seulement sur les cadres matériels des sociétés mais aussi sur leur raison d'être »

CSV: Quels sont les lieux centraux les plus intéressants mis au jour par l'archéologie ?
A. N.J.: Tous! Mais certains se distinguent par un passé légendaire qui naturellement attire l'attention sur eux. C'est le cas du site de Lejre, ville décrite par les chroniqueurs médiévaux comme le berceau de la dynastie royale des Skjoldunger. Le célèbre poème anglosaxon Beowulf raconte que celui-ci séjourna chez le roi Hrotgar à Lejre. Or, en 1986, des fouilles ont mis au jour une série de grandes halles, sans doute royales. En Suède, le site d'Uppsala est très célèbre. C'est aussi un site royal. Il se distingue par un paysage extraordinaire, avec une église entourée de très grands tertres. Dans les années 1990, des fouilles y ont révélé les restes d'une très grande halle qui dépassait une cinquantaine de mètres de long : c'est encore plus grand que le palais de Charlemagne à Paderborn ! Celui de Tiss0 (Danemark) était manifestement lui aussi un site d'exception : au début des années 1970, en labourant, un agriculteur y avait trouvé une torque en or de deux kilos, qu'il avait prise d'abord, pour des barbelés. Les fouilles ont fait apparaître des bâtiments de taille énorme, notamment plusieurs maisons-halles. À quelques dizaines de mètres, on y trouve les ves­tiges d'un lieu de commerce qui visiblement dépendait du site résidentiel. On a également découvert un autre de ces lieux de pouvoir dans les îles Lofoten, en Norvège. Cette découverte est a priori étonnante pour un lieu excentré, situé tout à fait au nord de la Norvège : on y a pourtant retrouvé une halle de très grande dimension prouvant qu'il y avait là un chef de très grande importance...

un pendentif du XIe s

Où donc ont-ils cherché cela ?
La période viking exerce une grande fascination sur les esprits, et particulièrement en Scandinavie.
L'image de supporters arborant fièrement des casques à cornes lors des rencontres sportives en
est une manifestation. Or les différentes représentations des valeureux guerriers sont bien loin de
tout cela... (Ci-dessus, un pendentif du XIe s., ci-dessous, tête de guerrier avec un casque conique).

tête de guerrier avec un casque conique

CSV: Quels sont les axes de recherche de l'archéologie Scandinave pour l'avenir ?
A. N.J.: II y en a forcément plusieurs en fonction des sites étudiés. Les nouvelles recherches répondent à des interrogations nouvelles. Depuis près de vingt ans, les archéologues enquêtent non seulement sur les cadres matériels des sociétés mais également sur leur raison d'être. Il s'agit de s'interroger sur les modes d'habitat ou les pratiques funéraires tout autant que sur leur signification sociale, économique, symbolique. Il y a déjà une vingtaine d'années, l'historienne Else Roesdahl a remarqué que dans les « tombes à armes » retrouvées en Norvège les hommes sont enterrés avec armes et boucliers. Au Danemark en revanche, ils sont enterrés avec leurs armes d'attaque, mais sans leurs boucliers. Pourquoi? Les recherches sur les lieux centraux étudient également de plus en plus les types de paysages autour des grandes résidences de chefs. Une des interrogations porte sur les liens éventuels existant entre ces résidences de chef et des lieux sacrés.
L'archéologie Scandinave d'aujourd'hui est soucieuse d'approfondir sa connaissance des nombreux contextes régionaux, en même temps qu'elle les intègre dans des ensembles géographiques et culturels plus larges...

CSV: Question subsidiaire : est-ce que le grand public Scandinave s'intéresse à l'histoire des Vikings ?
A. N.J. : Bien sûr. Il y a une fascination pour cette période. Les Vikings servent de marqueur culturel: on voit par exemple certains supporters nordiques arborer des casques à cornes vikings (qui n'ont pourtant jamais existé) lors des matches de football... Dans l'ensemble des pays nordiques, diverses manifestations essentiellement estivales sont consacrées aux Vikings. Plusieurs sont organisées par des musées, et d'autres par des associations locales. Leur nombre est très élevé. Quant au milieu de la recherche, il n'est pas, comme on pourrait peut-être le penser, polarisé par les Vikings. En Scandinavie, la période viking est à cheval sur l'âge de fer récent et le Moyen Âge nordique qui prend ses débuts avec la conversion chrétienne (Xle-Xlle siècle). Les historiens qui travaillent sur la période historique (à par­tir du XIe siècle donc) ne se sentent pas toujours habilités à remonter jusqu'au VIIe ou au Ve siècle. Quant aux protohistoriens, ils sont souvent plus attirés par les Ille-Vlle siècles... Ces dernières années cependant, on a vu se multiplier les projets ayant trait à la longue durée, où spécialistes de la période historique et protohistorique ont collaboré…




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