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L'évolution des tournois.

Philippe MOYEN
Professeur agrégé d'Histoire Médiévale

Qu'est-ce qui distingue le cembel
des XI-XIIe siècles du tournoiement du XIIIe siècle ?
L'évolution terminologique traduit-elle
une évolution dans les pratiques ?

LE DÉROULEMENT DES TOURNOIS

Au sens très large d'« hastiludia » a considéra­blement évolué entre les mêlées violentes du XIIe siècle de la Chanson de Gilles de Chin et les joutes très codifiées du Roman du Hem. Ces transformations, étalées sur deux siècles, ne s'appliquèrent cependant pas partout au même moment. En revanche, elles partici­pent toutes d'un mouvement plus ample de contrôle et de domestication de la violence des chevaliers dans un contexte d'affermisse­ment des autorités morales et politiques dans la société médiévale au détriment de la che­valerie.

LES CEMBELS PRIMITIFS

Léon Gautier, dans sa monumentale histoire de la chevalerie, désigne par cembel les tour­nois primitifs des XI-Xlle siècles qu'il assimile à de véritables batailles. Le terme est toujours utilisé par Bretex à la fin du XIIIe siècle quand le trouvère opère dans sa relation du tournoi de Chauvency une distinction entre le tournoi-mêlée, organisé le jeudi 5 octobre 1285, et les deux journées de joutes précédentes. Toute­fois les modalités de l'épreuve ont considéra­blement évoluées à cette époque par rapport aux cembels primitifs des temps fondateurs des tournois. Le cembel proprement dit cor­respond davantage aux tournois auxquels par­ticipe Gilles de Chin dans le poème de Gau­tier de Tournay (bien qu'écrivant au XIIIe siè­cle, il s'inspire d'une version plus ancienne du XIIe siècle) : ils ont pour cadre un vaste espace ouvert (« une terre plaines » pour le tournoi de Maastricht avec bosquets et vallons tandis qu'à Auxerre, les toumoyeurs prennent soin d'épargner le vignoble). Aucune lice ne déli­mite l'espace réservé au tournoi, ni n'entrave la liberté d'évolution des chevaliers. Le tour­noi débute très souvent par un duel à la lance entre les champions de chaque camp qui se tiennent en avant de leur équipe « de plus d'un arpent ». Il semble donc, d'après ces précisions, que les meilleurs chevaliers s'affrontent avant la mêlée, sous les yeux de leurs compagnons respectifs dans un espace libre d'une étendue comprise entre 3 000 et 5 000 mètres-carrés. À l'issue du duel entre les champions, la mêlée s'engage, d'abord à la lance puis à l'épée. Il faut parvenir à briser la cohésion de l'équipe adverse pour isoler et capturer son capitaine, promesse d'une rançon importante. Dans la confusion de la mêlée, chaque chevalier gueule à pleins poumons le cri de son camp pour se faire reconnaître des siens, s'encoura­ger et commander les manœuvres. Si Gautier ne dit mot des blessures occasionnées par ces affrontements à armes réelles, nul doute qu'il s'agissait là de sanglantes rencontres. Dans leurs chroniques Aubry de Trois Fontaines et Phi­lippe Mousket évoquent un tournoi collectif, proche du cembel primitif, organisé à Neuss en 1241 au cours duquel périrent de nom­breux chevaliers (entre 42 et 60). Les récits de Lambert d'Ardres ou de Matthieu Paris contiennent aussi des mentions de pareils car­nages survenus lors de tournois en 1034 et 1274. La violence des tournois collectifs hypo­théquait la survie de nombres de lignages de chevaliers. Philippe Mousket identifie parmi les trépassés de Neuss le troisième fils du comte Florent IV de Hollande, lui-même décédé en tournoi.

Un tournoi

Tournoi

À partir du XIIIe siècle, contre ces excès, le déroulement des tournois évolue vers une plus grande réglementation de l'affrontement pour diminuer les risques auxquels s'expo­saient les participants. A l'époque de la « territorialisation-seigneurialisation » des « milites » de l'ancien groupe des guerriers domestiques, alors que la chevalerie se dote d'une identité propre et se ferme progressivement, le sang des chevaliers est devenu une ressource pré­cieuse pour la pérennité des lignages mais aussi pour le pouvoir politique et pour l'Église qui ne cessent de réitérer les condamnations contre les tournois.

LICES ET LANCES

Cette nouvelle codification du déroulement des tournois est tout à fait perceptible dans la description que fait Sarrasin du tournoi de Hem-Monacer en 1278. Les participants à la rencontre sont toujours répartis en deux équipes, les attaquants (« desfors ») et les défenseurs (« dedens ») mais, première évo­lution remarquable, la zone d'affrontement est retranchée de l'espace alentour par des lices dont l'accès est strictement réservé aux seuls jouteurs qui y pénètrent par une porte. Ces lices se subdivisent en « rens ». Peut-être existait-il déjà une barrière de toile ou de bois pour délimiter des couloirs de joute comme le suggère le vers 3258 du poème qui décrit un « rens novelement fait ». Par ailleurs, le caractère spectaculaire des rencontres se ren­force avec la présence du public : près de 3000 personnes au tournoi de Hem. Elles sont installées dans des emplacements spécialement aménagés. L'engouement du public pour les joutes oblige les organisateurs à des aménagements des lices réservées aux duels les plus atten­dus. D'après le roman de Sarrasin, il semble que tous les « rens » ne soient pas identiques. Les champions évoluaient dans des couloirs plus larges et plus longs. C'est le cas d'Huart de Bazentin, organisateur du tournoi, lorsqu'il défie le landgrave de Thuringe. Les règles du tournoi ont aussi évolués. La charge à la lance, par son caractère specta­culaire, l'emporte désormais sur la mêlée tumultueuse où il était plus difficile d'identi­fier les participants et d'apprécier leurs quali­tés. Si les trouvères utilisent toujours le terme générique de chevalier pour désigner les par­ticipants à ces épreuves, l'usage progressif de «jousteor » et « jousteour » traduit incontesta­blement le souci des auteurs de se doter d'un vocabulaire plus adapté aux nouvelles pra­tiques du tournoi au XIIIe siècle. Bretex use à quatre reprises du terme de jouteur, mais pas pour désigner les chevaliers qui s'affron­tent le dernier jour lors de la mêlée, preuve d'une restriction sémantique plus importante de jouteur par rapport à chevalier. Le jouteur est celui qui combat son adversaire au cours d'un duel à la lance (et uniquement à la lance dans les sources prises en compte ici). À Hem, les jouteurs courent au maximum trois lances. Il s'agit de briser les lances jusqu'au poing ou de désarçonner l'adversaire. Il est probable que l'ordre des joutes devait obéir à un proto­cole précis. Dans le tournoi arthurien de Hem l'insistance du chevalier « Keu » pour obtenir la première joute incite à penser qu'il reve­nait aux plus braves des chevaliers d'ouvrir le tournoi. A l'occasion les joutes pouvaient être disputées entre des groupes de plusieurs che­valiers : Sarrasin décrit deux séries de joutes qui opposent deux groupes de cinq chevaliers puis deux équipes de six.

Armes de Gérard de Looz

Armes de Gérard de Looz, seigneur de Chauvency,
qui prêta son château pour le tournoi.

COURTOISIE

Cette codification de l'affrontement s'accom­pagne d'un ensemble de mesures prises pour diminuer les risques de blessure. Les cheva­liers adoptent à cette époque des armes dites « courtoises ». Lorsque Garin de Montagu se mesure à Robert Burnel au tournoi de Hem, le trouvère dit que « jouster de fer agu [...] ëust blécié ». A la différence des véritables batailles, Gilles de Chin use en tournoi d'une épée d'acier qualifiée de « forbi » (Gautier adapte dans ce cas les us du XIIIe siècle à la relation d'un tournoi du XIIe siècle). Toutefois l'usage, de ce type d'armes ne se généralisa pas d'em­blée. Lors du cembel de Chauvency en 1285, les chevaliers utilisent encore des bâtons dé fer aiguisé et des « branc molu ». Outre les armes modifiées, Sarrasin indique à propos du tournoi de Hem que les coups de lance les plus dangereux sont désormais pro­hibés et attirent sur leurs auteurs la réproba­tion de tous. Ainsi en est-il des coups portés vers les yeux. En dépit de ces mesures pour rendre les tournois moins dangereux, les bles­sures sont toujours fréquentes. De multiples mentions de blessures émaillent les récits de tournois. L'inventaire des plaies et traumatis-mes permet de mieux situer les parties du corps les plus exposées et d'évaluer les dispo­sitifs de protection adoptés ultérieurement.

Plus d'un quart des blessures recensées con­siste en des pertes de connaissance. Elles tra­duisent la violence des chocs encaissés par les chevaliers lors des joutes et des mêlées. En outre, lors des tournois d'été, la chaleur et la déshydratation, accentuée par la poussière soulevée par les chevaux, gênaient la récupé­ration physique et provoquaient davantage de malaises. Le roman de Chauvency contient près de la moitié des blessures relevées: I 1/23. Pourtant seules deux blessures sont survenues lors du cembel : elles concernent des plaies au visage. Elles s'expliquent probablement par la désaffection du heaume, lourd et encombrant, lors du tournoi au profit d'un « chapiaus de fer» plus confortable mais moins sûr. La plu­part des blessures de Chauvency sont surve­nues pendant les joutes; la comparaison avec le tournoi de Hem où les chevaliers utilisè­rent des armes courtoises montre une très nette diminution des plaies et mutilations mais un triplement du nombre de pertes de con­naissance. Sur cet aspect précis, le tournoi se démarque très nettement de la guerre. Notons enfin que l'état des équipements, mis à rude épreuve, traduit lui aussi la violence des tournois. Gautier de Tournay brosse un état saisissant de l'équipement de Gilles de Chin à l'issue du tournoi du Gué de Meuvres :

« Sez helmez n'estait pas entiers,
Ançois estait esquartetes
Et sez escus escantelés
En pluisior lius estait perdez
D'un eur en autre depeciez »

Et Bretex d'évoquer quant à lui les lances brisées et les chevaux crevés.

GUERRES ET TOURNOIS

Qualifié par Bretex de cembel (3 occurrences), de tournoiement (6) et plus souvent de tournoi (20), les rencontres qui eurent lieu à Chauvency en 1285 ne ressemblaient plus guère aux tournois que disputait Gilles de Chin au début du XIIe siècle. À Chauvency, les chevaliers n'utilisent plus la lance lors des mêlées; ils se servent uniquement d'armes de combat rapproché. Le signal du début de l'engagement est toutefois toujours donné par le champion de chaque équipe : Maucervel charge la « route » d'Henri de Luxembourg, l'épée au poing, et son équipe lui emboîte le pas. Même si les chevaliers utilisent des armes de guerre et se déploient en formation en ordre profond, la comparaison du récit de Chauvency avec des relations de véritables batailles (celle de Bouvines dans la chronique de Philippe Mousket et celle de Voeringen dans les Annales Floreffienses et Agrippinenses et dans les chroniques Balduini ninovensis chronicon et De Dynter) suffit à souligner qu'à la fin du XIIIe siècle, le tournoi n'est plus la guerre.

Le château de Trazégnies.

Le château de Trazégnies. Du château construit par Gilles Ier de Trazégnies,
ne subsistent que les caves (XIe s.). Saccagé et incendié par les troupes du roi de
France Henri II en 1554, l'édifice fut reconstruit, à l'exception des parties basses
du châtelet d'entrée conservées dans leur état du XIIIe siècle. L'édifice accueille
aujourd'hui un musée des vieux métiers et des expositions; il est géré par l'ASBL
Les Amis du Château de Trazégnies.

L'éthique

L'absence de mention du tournoi de Chauvency dans les sources relatives à la bataille de Voeringen, qui opposa en 1288 le duc Henri III de Luxembourg au duc de Brabantjean Ier, participe d'une réflexion sur le bon usage de la violence dans la société médiévale du XIIIe siècle. Le tournoi, débauche de violence pour une gloire vaine et éphémère, est condamné par les autorités morales et politiques, tandis que l'usage des armes est licite lorsqu'il s'agit de restaurer l'ordre et la paix. La bataille rangée revêt alors l'aspect d'un véritable jugement de Dieu. À Bouvines Otton de Brunswick, l'empereur excommunié, dévaste le Cambrésis et défie le roi Philippe Auguste le dimanche 27 juillet 1214 en n'hésitant pas à rompre la trêve de Dieu. Son armée, dans la Chronique de Mousket, est présentée comme celle des vices : ils sont les « perfides, gonflés d'orgueil et non d'humilité », ses chevaliers sont qualifiés par l'auteur de « faux croisés ». En revanche, la mission du roi : maintenir l'ordre et rétablir son droit, justifie que Philippe puisse combattre un dimanche sans encourir l'ire divine comme les infortunés chevaliers du tournoi de Neuss en 1241. En invoquant la Sainte Trinité, la Vierge, saint Michel et saint Denis, Philippe Auguste demande l'arbitrage du ciel. Dans la Chronique De Dynter, la bataille de Voeringen est traitée d'une manière semblable par l'auteur. En affrontant les chevaliers brigands de l'archevêque de Cologne qui rançonnaient les marchands et les pèlerins, le duc de Brabant use du glaive de la justice pour le bien commun. Dieu en est témoin et l'infériorité de l'ostde Brabant ne dissuade pas le duc d'engager la bataille, car « victoire et salut ne vint point de la multitude mais seulement de Dieu ». Ainsi, du point de vue éthique, le tournoi et la bataille ne sauraient être mis sur un plan d'égalité; ils constituent, au contraire, les deux pôles extrêmes qui définissent l'usage des armes dans la société médiévale du XIIIe siècle. C'est donc la signification profonde de l'affrontement qui distingue le tournoi de la guerre.

En revanche, sur le pré, il existe des simili­tudes entre la mise en place des troupes et les manœuvres effectuées. A Bouvines, le roi « rangea ses batailles et fit ordonner ses pié­tailles », à Voeringen, « il [Jean Ier] les ordonna en trois batailles, tous lesquels avec luy estoit », La disposition de l'ost de France et de Brabant est tout à fait comparable au déploiement des « routes » à Chauvency. Par ailleurs, à la guerre et en tournoi, les chevaliers s'encouragent en hurlant le cri de leur maison et lorsqu'un che­valier se retrouve à terre, il est dépouillé de son armure et capturé.

Combat entre le comte Ferry de Lorraine et le comte d'Eu de la maison de Valois

Combat entre le comte Ferry de Lorraine et le comte d'Eu
de la maison de Valois, Récit du tournoi du roi René à Saumur
en 1446 nommé « Pas du Perron », France, v. 1470-1480
Saint-Pétersbourg, Bibl. imp., Fr. F. p., XIV, 4 f° 22 v°.

En revanche, le bilan de la bataille est sans commune mesure avec les blessures et les accidents mortels survenus lors des tour­nois. L'hécatombe survenue à Voeringen - les pertes de Sifroy de Cologne sont estimées dans les Annotes Horeffienses à plus de 1300 nobles et l'auteur de la Chronique de Dynter rapporte la mort de « plus de mille chevaliers que escuyers, sans grande compaignie et innumérable de gens d'armes à cheval » - peut s'expliquer par l'usage d'armes particulière­ment meurtrières telles qu'arbalètes, « kranekin », faux, longs couteaux et haches. Notons également que la nature du combat confère à la bataille une dimension particulière qui impose un affrontement à outrance : l'armée de l'archevêque de Cologne est désignée par l'auteur de la Balduini Ninovensis chronicon d'« exerdtus horribili bello congressi » (une armée horrible et une assemblée belliqueuse). Il convient de vaincre l'adversaire par n'importe quel moyen, au besoin en poussant les cheva­liers dans les fossés et les marécages comme pendant la bataille de Voeringen. A Bouvines, Robert de Dici est tué « sans qu'il put obtenir merci », les coupes sont portés sans retenue. Tandis qu'en tournoi les coups aux yeux sont prohibés, à Bouvines, Guillaume le Breton rap­porte qu'Étienne de Longchamp fut occis d'un coup porté par l'œillère du heaume. La pié­taille, présente à Chauvency comme infanterie d'accompagnement chargée de récupérer les armes brisées, prend une part plus active à la guerre. Elle brise la charge adverse avec ses traits, fait prisonniers les chevaliers, quand elle ne les achève pas au moyen d'armes immon­des et constitue, au besoin, un rempart pour abriter les cavaliers.

AINSI À LA FIN DU XIIIe SIÈCLE, le cembel ne peut plus se confondre avec la guerre réelle. Tout comme pour les joutes, la vio­lence des mêlées collectives est domestiquée par des impératifs sociaux et éthiques. Ces mutations profondes transforment la signifi­cation des tournois : jadis espaces de liberté d'une caste de guerriers turbulents prompts à s'affronter dans une débauche de violence débridée, ils sont davantage au XIIIe siècle un spectacle offert par une chevalerie aristo­cratique, encadrée et soumise aux pouvoirs englobants de l'État et de l'Église, qui cherche dans le luxe et le jeu à affermir la pérennité de son identité.




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