Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les Vikings - Guerres de clans et conquêtes forcées.

Par Philippe Descamps

Querelles de familles et d'intérêts ont longtemps freiné l'installation
des royautés en Scandinavie. Dès le Xe siècle toutefois, le Danemark
s'engage dans la voie de la centralisation du pouvoir.

Un simple constat : la période des raids vikings correspond à l'intérieur des pays Scandinaves au début du processus de centralisation des pouvoirs. Est-ce là un effet du pur hasard ou bien y a-t-il corrélation entre les deux phénomènes? Quand on considère, en outre, qu'au moment de l'arrêt des raids, le Danemark, la Norvège et la Suède sont enfin pourvus de structures politiques monarchiques stables (ou relativement stables) et débarrassés des guerres intestines entre les différents clans de l'élite aristocratique Scandinave, l'hypothèse devient plus que probable. Des histoires parallèles sont peut-être à croiser.

Roi et reine, pièces d'échecs datant du XIIe siècle

Une royauté malmenée
L'instauration d'une véritable royauté, dirigeant un territoire centralisé se
fera très progressivement dans les pays Scandinaves : au Danemark, puis
en Norvège et enfin en Suède. Les contraintes géographiques et les rivalités
familiales ont retardé l'unification de ces régions. (Roi et reine, pièces d'échecs
datant du XIIe siècle.)

Dans la nuit du 5 au 6 février 1864, les armées danoises du roi Christian IX durent abandonner la ligne fortifiée du Danevirk (ou Dannewerk) et battre en retraite devant l'avancée des troupes austro-prussiennes. Conséquence de la « guerre des Duchés » entamée en raison de l'annexion danoise du Schleswig lors de la succession de Frédéric VII, le passage de cette ligne est hautement symbolique. Le Danevirk a en effet une longue histoire, qui s'étend sur plus de mille ans et qui en dit beaucoup sur le Danemark ainsi que sur son organisation politique. C'est en 808 que la construction de ce dispositif de défense méridional est inaugurée. Le roi Godfred en fait le projet pour arrêter l'expansion des armées franques. Autrement dit, dès ce début de IXe siècle le Danemark est déjà un véritable royaume, s'étendant, au-delà des frontières de l'actuel pays, sur les provinces suédoises de Scanie et du Halland, une partie de la Germanie et sans doute la province norvégienne du Vestfold. Un royaume sans doute, mais peut-on véritablement parler de monarchie? La structure politique du Danemark est telle que l'idée que nous nous faisons d'un royaume doit être quelque peu revisitée. Les sociétés Scandinaves sont à cette époque fondées sur la distinction entre hommes libres et esclaves d'une part et, d'autre part, dominées par des élites aristocratiques guerrières. La plus haute distinction est alors celle de jarl.

Les jarls dominent un territoire qui peut parfois être très étendu, c'est en particulier le cas des Hladir dans le Tr0ndelag en Norvège, mais qui ne correspond pas pour autant à un royaume. En revanche, comme dans le cas du Danemark vers 800, l'existence de ces différents « clans », dont les chefs se réunissent en assemblées locales et régionales chargées de régler les conflits (les Things), n'empêche pas l'émergence d'une forme embryonnaire de royauté. L'expansion franque du IXe siècle vers le Nord a d'ailleurs sans doute fortifié la cohésion de ces assemblées et incité les Danois à envisager une forme d'unification. Néanmoins, pendant très longtemps encore les rivalités personnelles et les luttes pour le pouvoir empêchent toute tentative de constitution d'un gouvernement durable. Les assemblées elles-mêmes sont souvent moins des moyens d'envisager des consensus que de rappeler la force des plus puissants. Il suffit de parcourir l'histoire du pays au IXe siècle pour comprendre l'extrême instabilité de la royauté. À la mort du roi Godfred en 810, son neveu Hemming lui succède entraînant de ce fait l'exil des fils de Godfred. La mort de Hemming déclenche, quant à elle, de sanglantes rivalités entre plusieurs prétendants à la succession (dont un autre neveu de Godfred et un neveu de Hemming lui-même, qui trouvent alors la mort) ; Harald Klakk et Reginfred prennent alors le pouvoir mais sont rapidement chassés, en 813 par les fils de Godfred de retour d'exil. Après plusieurs retournements de situations et bien des départs en exil, seul l'un des fils de Godfred, Horik, est encore en vie en 853. Date à laquelle sa propre famille le dépose. Alors, et jusqu’au milieu du Xe siècle, le royaume du Danemark est profondément divisé et l'instabilité politique est à son comble.

La lutte pour le pouvoir explique en grande partie les raids vikings

Il faut s'arrêter à ce point pour tenter de démêler l'écheveau politique des rivalités du pays. Si la présence du Danevirk dès les années 810 permet de parler d'une forme de royauté danoise, en revanche la puissance de chacun des jarls, les conflits constants entre eux, exacerbés lors des successions montrent assez que le Danemark n'est pas encore tout à fait un royaume et que ce sont plutôt différents clans ou chefferies qui s'y disputent -plus qu'ils ne se le partagent - le pouvoir. L'archéologie, en partie récente, des lieux de pouvoir (voir l'article d'Anne Nissen Jaubert Les lieux de pouvoir : une archéologie récente) confirme aussi l'existence de divers sites contemporains les uns des autres très puissants et ne pouvant aucunement avoir été le siège d'un pouvoir centralisé et unifié. Ces luttes pour accéder au trône et dominer l'ensemble des autres clans expliquent aussi certainement, au moins en partie, les raids vikings. Quel meilleur moyen, pour un membre de l'élite Scandinave dans une société aux mœurs guerrières, de faire la démonstration de sa bravoure, de prouver sa capacité à gouverner, et de rapporter des richesses inestimables ajoutant au prestige, que de partir sur un bateau conquérir les terres chrétiennes ou les terres inconnues au-delà de l'Atlantique (voir les articles de Jean-Baptiste Gouyon et d'Emilie Rauscher)? N'était-ce pas là une manière de faire fortune grâce aux pillages et d'ac­croître la renommée de sa famille et la hauteur de son rang ?

Forts circulaires de Fyrkat, Danemark

Les forts du roi
A la fin du Xe siècle, Harald Blâtönn (« à la dent bleue ») est considéré comme le véritable initiateur de l'unification du Danemark.
Pour assurer sa prise sur le pays, il fait construire quatre larges forts circulaires, tel celui de Fyrkat (ci-dessus). Autant de
témoignages sur la centralisation du pouvoir, et qui lui permettront de résister aux invasions

L'unification enfin

La suite de l'histoire de l'unification danoise le montre d'ailleurs assez. Gormr le Vieux meurt en 958 et initie une nouvelle dynastie. Son fils, qui lui succède, est souvent présenté comme l'acteur principal de cette unification : il s'agit du célèbre Harald Blâtônn (« à la dent bleue ») qui en se faisant baptiser contribue aussi à la christianisation du pays, phénomène étroitement lié à celui de l'unification (voir l'article sur la Christianisation du Nord). C'est sous son règne que naissent les diverses forteresses qui parsèment le territoire danois. Les camps circulaires fortifiés de Fyrkat, Trelleborg, Nonnebakken et Aggersborg témoignent ainsi d'une forte centralisation du pouvoir autour de 980. Cette ferme organisation de la défense du territoire permet à Harald Blatönn de résister aux assauts des Germains qui parviennent cependant à occuper Hedeby en 974. Mais cette consolidation de l'intérieur n'est encore pas suffisante pour conserver longtemps le pouvoir et le successeur d'Harald, en 987, Sveinn « à la barbe fourchue » le comprend très bien. Car, à peine le Danemark s'érige-t-il en véritable royaume unifié que les chefs « exilés », revenant de leurs raids victorieux chargés de richesses et de prestige, tels Olâf Tryggvason et Thorkell Hâvi, menacent déjà la fragile stabilité du pays. Le pouvoir intérieur se conquiert donc à l'extérieur! Et Sveinn en prend la mesure. C'est pourquoi il entreprend une série de raids sur l'Angleterre puis la véritable conquête de ce pays. Son fils et successeur peut alors, après avoir achevé cette conquête en 1016, se faire reconnaître roi du Danemark en 1018, soumettre la Norvège et assurer la pérennité du royaume du Danemark. Le Danemark est entré très tôt dans une marche menant à l'unification du pays. On ne peut en dire autant de la Norvège. Ce pays, aux dimensions impressionnantes, qui s'étend au nord au-delà du cercle polaire arctique et dont la population est concentrée sur le littoral, est propice à une dispersion extrême du pouvoir. On recense ainsi à la fin du VIIIe siècle une douzaine de petits royaumes, d'inégales puissances, la région du Vestfold étant de loin la mieux organisée, et une diversité Impressionnante dans les mœurs et les rites. Au début du IXe siècle la Norvège passe sous domination danoise, ou, tout du moins, sa partie la plus méridionale dans la mesure où l'éloignement des peuples de l'extrême nord leur garantit la jouissance d'une certaine indépendance. Très vite cependant, au cours du IXe siècle les troubles politiques au Danemark réduisent considérablement l'influence de ce dernier sur la Norvège, laissant ainsi de nouveau la place aux rivalités entre roitelets norvégiens. À l'aube du Xe siècle, Harald « à la belle chevelure »...

C'est l'adoption du christianisme qui consacre l'unité suédoise

...roi du Vestfold, profite ainsi du retrait danois pour imposer son pouvoir à la quasi-totalité de la Norvège. Mais on ne peut encore parler véritablement d'unifica­tion et la résistance des jarls, et notamment ceux des Hladir est très grande. Le fils d'Harald, Erik Blodöx (« à la hache sanglante ») ne parvient pas à maintenir ce que son père avait mis en place, il est rapidement déposé par son frère Hâkon « le Bon », et part en exil, c'est-à-dire qu'il organise des raids vikings, tentant de conquérir ce qu'il a perdu en Norvège et occupant par deux fois le trône d'York. Le fils d'Erik ayant assassiné Hâkon, c'est Harald « à la pelisse grise » qui le remplace. Le règne de ce dernier est tourmenté : il ne parvient jamais à soumettre la région du Tr0ndelag fermement dominée par les jarls des Hladir. Ces chefs rebelles et turbulents préfèrent d'ailleurs s'allier à un roi plus éloigné, Sveinn « à la barbe fourchue », alors roi du Danemark, et compromettre l'unité norvégienne plutôt que se soumettre à celui du Vestfold. C'est un Viking victorieux qui, de retour dans son pays en 995, renverse la domination danoise : Olaf Tryggvason, le petit-fils du roi de Vestfold Harald « à la belle chevelure », destitue le /arides Hladir nommé Hâkon et se proclame roi de toute la Norvège, mais sans pour autant parvenir à dominer le pays dans son entier, tout en se faisant baptiser et en introduisant ainsi, à l'instar d'Harald Blatönn au Danemark, le christianisme en Norvège. Il meurt cinq ans plus tard au cours d'une bataille contre les Danois de Sveinn « à la barbe fourchue ». De nouveau en proie à l'anarchie, la Norvège ne retrouve son unité qu'en 1015 grâce à Olaf Haraldson, futur saint patron de la Norvège.

Monnaie au nom d'Erik « à la hache sanglante »

Une histoire classique
Erik « à la hache sanglante » ne peut conserver l'héritage de son père,
Harald « à la belle chevelure », et se fait exiler par son jeune frère. Il
organise alors des raids et finit par occuper le trône de York, y frappant
monnaie à son nom.

Quant à la Suède, c'est le der­nier pays Scandinave à réaliser son unité. Les Suédois, tout occupés par les raids vikings qu'ils lancent sur toutes les rives de la Baltique, ainsi qu'à la colonisation de la Volga, à la fondation des villes de Novgorod et Kiev, semblent s'être plus volontiers étendus que réunis. Deux peuples exercent en Suède une forte influence : d'une part les Svïar établis dans la région du lac Mâlar, et d'autre part les Götar, plus au sud dans la région des lacs Vâner et Vâtter. Svîar et Götar ne connaissent de roi commun qu'à partir de 995 avec l'arrivée au pouvoir d'Olaf Sköttkonungr. Auparavant, il semble que les diverses principautés suédoises aient joui d'une auto­nomie assez importante. Et ce n'est, dans le fond, que l'adoption définitive du christianisme, introduit par saint Anschaire (Ans-gar) autour de 830, qui consacre la véritable unité suédoise.

Aussi différentes qu'aient pu être les histoires respectives du Danemark, de la Norvège et de la Suède au tournant du premier millénaire de notre ère, il reste que la fin des raids vikings coïncide ainsi, dans les trois pays, avec l'émergence d'une nouvelle ère dont la stabilité est représentée par le triangle : Unité - Monarchie - Christianisme.




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