Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Nourrir Paris au Moyen-Âge.

par Philippe Testard-Vaillant

Du pain, du vin, des poissons, des viandes...
Cinquante mille bouches à nourrir en 1200, deux cent
mille et plus deux siècles plus tard, il est logique
que l'approvisionnement alimentaire de la capitale
ait favorisé l'essor d'une organisation lourde.

Vers 1200, Paris n'est plus un gros bourg, mais la plus grande cité d'Europe. Philippe Auguste, en militaire avisé, l'a ceinturée. Attachant la boucle de pierre, une grosse tour coiffée d'un rond chapeau pointu (le Louvre) est sortie de terre à l'ouest. Vaccinée contre la menace anglo-normande, objet de soins jaloux, la capitale héberge près de 50000 âmes, soit autant de bouches à nourrir. Que l'approvisionnement et l'alimentation de cette population aient constitué une des «priorités» d'un pouvoir politique redoutant les émeutes de la faim tombe sous le sens.

À tout seigneur tout honneur: le pain est l'élément de base de la nourriture médiévale. Par chance, Paris jouxte des régions à forte production agricole (Beauce, Valois, Vexin, Soissonais, Brie...), quand bien même les rendements de cette couronne céréalière laissent à l'époque à désirer. Acheminé par bateau, le grain descend la Seine ou la Marne, est déchargé dans le «Port au blé»(1) sis entre la place de Grève et Saint-Gervais/ Saint-Protais, où des crieurs en fixent le prix, puis transformé en farine dans les moulins du Grand Pont avant que les boulangers ne mettent la main à la pâte.

Le marché local écoule 50000 bœufs, 30000 porcs...

Autre produit vedette : le vin - l'eau s'avérant souvent insalubre et la bière ne dévalant guère alors les gosiers parisiens. Une grande partie « provenait des vignes que les bourgeois de la ville possédaient aux environs: à Charonne, au clos de Savies à Belleville, sur les pentes de Montmartre, à Pierrefitte, Cormeilles, Suresnes, Issy, Vanves, précise l'historien Alfred Fierro dans Histoire et Dictionnaire de Paris (2). Dès 1121, les bourgeois avaient obtenu des privilèges comme producteurs et marchands de vin.

En 1192, Philippe Auguste leur concéda qu'aucun de ceux qui menaient par voie d'eau du vin jusqu'à Paris ne puisse le décharger dans cette ville, sauf s'il était marchand résidant à Paris et connu comme tel selon le témoignage de "loyaux hommes" de la capitale. Consommé « dès le début de septembre », pour peu qu'« un été ensoleillé ait permis de vendanger dès la mi-août », le vin « français » (d'Île-de-France et de Champagne), dont la vente en gros s'effectue au port de Grève (s'il arrive par eau) ou à « l'Étape-Au-Vin », un secteur des Halles (lorsqu'il est transporté par voie terrestre), cède fin novembre la place aux crus de Bourgogne et Orléanais. Et la piquette coule à flots dans les guinguettes hors des limites de l'octroi, histoire d'échapper aux « aides » perçues au nom du roi et qui en font la denrée la plus taxée. Très nombreux dans les assiettes lors du Carême et des jeûnes à répétition des communautés religieuses, les poissons d'eau douce proviennent des cours de la Seine et de la Marne. Les poissons d'eau de mer sont amenés à dos de cheval par des « voituriers de poisson de mer » ou des « chasse-marée », des ports de Picardie et de Haute-Normandie: Boulogne, Étaples, Le Crotoy, Le Tréport, Dieppe, Fécamp. ..« Le "chemin des poissonniers" entrait dans la ville par la porte de Poissonniers, entre celles de Clignancourt et de la Chapelle, empruntait la rue du Faubourg-Poissonnière, la rue Poissonnière, les rues des Petits-Carreaux et Montorgueil jusqu 'aux Halles » où la vente au détail « était assurée par des femmes pauvres, les "harengères", dont les places étaient attribuées par le roi lui-même », commente Alfred Fierro.

Reste la viande, fort copieuse, les jours gras, dans l'alimentation des Parisiens et presque aussi essentielle que le vin ou le pain. Impossible, hélas, vu la maigreur des sources écrites au XIIIe siècle, d'avancer des chiffres précis. Seul document témoignant de l'appétit de la capitale: le Ménagier de Paris, rédigé à la fin du XIVe s. par un vieux et didactique bourgeois à l'adresse de sa jeune épouse, pour lui enseigner l'art de tenir une maison. Où l'on apprend que le marché local écoule chaque année 50000 boeufs ou veaux, plus de 30000 porcs et près de 200000 moutons! En revanche, nulle trace de viande de cheval, conquête tenue en trop haute estime pour finir empalée, en menus morceaux, sur une broche ou sous la dent de l'un des 200000 Parisiens de 1400.

Organiser les importations

Les troupeaux, dont la guerre et l'insécurité perturbent parfois le transport, « provenaient de régions parfois très lointaines, indique Benoît Descamps, membre du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (Lamop) et auteur d'une thèse (en cours de rédaction) sur la Grande Boucherie. Elles cheminaient, sur des centaines de kilomètres, depuis le Maine, le Poitou, la Normandie ou le Perche, et même l'Auvergne. Le bassin d'approvisionnement était donc extrêmement large ». Menées à pied en ville, au risque d'échapper à la surveillance de leurs propriétaires et de provoquer des accidents, souillant sans vergogne le pavé et empuantissant l'atmosphère(3), les bêtes, avant d'être abattues au domicile des bouchers, se refont une petite santé dans des « prairies d''embouche » -des espaces en herbe non lotis- comme sur l'île-aux-Vaches, actuelle île Saint-Louis. « II n'existait pas d'abattoirs en périphérie, poursuit Benoît Descamps. Toutes les tentatives menées pour installer des "tueries " ou des "escorcheries" (abattoirs) au-delà du Louvre, en dehors de l'enceinte, que ce soit pour des raisons économiques, "esthétiques" (pour éviter la vue du sang et des entrailles, les odeurs pestilentielles et les hurlements des animaux sacrifiés), prophylactiques (par peur des miasmes) ou politiques (les bouchers étant suspectés d'exercer une influence néfaste sur l'opinion publique), ont longtemps échoué. Il faudra attendre le 9 février... 1810 pour que soit instaurée l'obligation d'abattre les animaux à l'écart des habitations ». Grains, sel (qui vient surtout de Bretagne par la Seine, via Rouen), fruit, poisson, viande... : les denrées chargées de sustenter Paris ne transitent pas directement du producteur au commerçant, mais font l'objet d'une transaction orchestrée par un grossiste. « Il fallait être "en compagnie" c'est-à-dire passer un accord commercial avec un intermédiaire, lequel achetait son office au roi et prélevait sa part sur la vente. S'agissant de la viande, les marchands de bétail négociaient avec les bouchers sous la houlette d'un "vendeur de bétail à pieds fourchés", place aux Veaux (entre le Châtelet et la rue Saint-Martin), au Marché aux Porcs (du côté des Halles) ou du côté de la rue Saint-Honoré. Mais dans les faits, pour contourner ce système fiscal, les bouchers s'approvisionnaient souvent directement auprès des marchands, en toute illégalité, et se faisaient régulièrement prendre la main dans le sac. »

Qui dit commerce, évidemment, dit marché. Convoyée par eau ou par terre, une partie des marchandises, après une étape sur les berges de la rive droite (« les ports », premiers lieux d'échange) convergent vers les Halles de Ghampeaux, vaste enclos fiché dans le tissu dense du centre de Paris, à l'intersection de la Grande Rue Saint-Denis et de la très « bourgeoise » rue Saint-Honoré. Bref, « un emplacement de choix à la lisière de deux des quartiers les plus huppés de la capitale: Saint-Germain-l'Auxerrois à l'ouest et Saint-Jacques-de-la-Boucherie à l'est », commente Benoît Descamps. Quartier viscéral, système digestif et centre économique de la ville-capitale, son prestige est rehaussé « parle voisinage du Châtelet, siège de la prévôté, véritable lieutenance policière du roi dans Paris ». Et quel spectacle que cette juxtaposition de bâtiments principaux, d'ailes secondaires, d'appentis et de cours environnés de logettes !

Un lieu d'abondance

Amoncellements de victuailles, montagnes de poissons scintillants, de fruits et de légumes, étals gonflés de fripes et de ce que l'artisanat de luxe produit de plus raffiné (pièces d'orfèvrerie, bourses, ceintures, draps...), ruelles écumant d'ordres hurlés et théâtre d'un ballet ininterrompu de chariots écrabouillant les pieds du petit peuple... : le « Ventre de Paris », sous ses dehors débraillés de cour des Miracles mais sous le contrôle pointilleux de l'autorité royale, est une machinerie finement huilée. « Les Halles, pour ce que l'on en sait, étaient organisées par travées et par rangées. Chaque espace, loué par des marchands grossistes, avait sa spécialité comestible ou artisanale, grosso modo à la manière de notre Rungis. La marchandise était disposée soit sur des tréteaux vite montés et démontés, soit sur des bancs en dur, plus ou moins maçonnés, et abrités par un auvent. Il faut s'imaginer quelque chose entre un campement de bois et les ex-Halles Baltard », dont le déclin s'amorcera dès la fin du XIVe siècle, au profit du commerce en boutiques, également regroupées par rue selon les spécialités.

Le Ventre de Paris est sous le contrôle pointilleux du roi

Au débouché de la Grande Rue Saint-Denis et de la rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie, contigu à ce « centre commercial » où grouillent aussi mégissiers, tanneurs, parcheminiers" artisans de la corne et du cuir, tripiers et autres rôtisseurs, contigu aussi aux poissonniers d'eau douce ou d'eau de mer regroupés dans le secteur de la Saunerie (à l'ouest du Châtelet), trône la Grande Boucherie(4). « Ce n'était pas la seule boucherie de Paris (il en existait à Saint-Germain, sur la Montagne Sainte-Geneviève, au Temple, à Saint-Martin...), mais de loin le point de vente le plus important », commente Benoît Descamps. Propriété d'une association regroupant une vingtaine de bouchers (à la manière, mutatis mutandis, d'une société par actions), dont certains extrêmement riches comme la famille Saintyon, nantie de 32 étals, puis de 40 au XVe siècle, cette halle couverte de tuiles, haute d'au moins deux étages, « jouissait d'une autonomie juridique. Une cour de première instance aux compétences assez larges, présidée parle maître des bouchers et quatre jurés, lui permettait de rendre elle-même la justice en cas de désaccord sur les prix de vente, la qualité des produits... Elle était donc totalement indépendante. Et vendait en moyenne hebdomadaire, d'après le Ménagier de Paris, 1 900 moutons, 400 bœufs, 400 pourceaux et 200 veaux, contre 200 moutons, 30 bœufs, 30 veaux et 50 porcs pour la boucherie de Saint-Germain,où officiaient 13 bouchers, et 200 moutons, 24 bœufs, 32 veaux et 32 porcs pour celle du Temple,où il n 'y avait que 2 bouchers ».

Jugée indésirable par un pouvoir royal soucieux (pour des raisons sanitaires) de voir « la bonne ville de Paris estre tenue et gardée belle, spacieuse, plaisante et nette de toutes ordures, infections et immondices nuisibles à corps humain » et ravi (pour des motifs moins avouables) d'écarter de la scène politique des bouchers arrogants considérés comme la tête agissante du parti bourguignon(5), cet étal dans l'État sera détruit en mai 1416, puis réorganisé. Mais dès 1418, la Grande Boucherie recouvre sa pleine puissance, redevenant jusqu'à la Révolution le plus grand marché de vente au détail de la viande.

  1. Vue appellation quelque peu trompeuse puisque l'endroit ressemble davantage aune plage qu'a des quais réellement stabilisés.
  2. Éditions Robert Laffont, 1996.
  3. À la fin du XVIIIe siècle encore, Louis Sébastien Mercier faisait une description peu flatteuse des abords du Châtelet, parlant de l'« embarras d'un sale marché (...). Joignez-y, ajoutait-t-il, une prison, une boucherie, une tuerie; tout cela ne compose qu'un même bloc empesté, emboué ».
  4. Première mention de la « bocheria », en 1207.
  5. Les bouchers furent des acteurs essentiels dans la guerre civile qui, à partir de 1407, opposa un parti « bourguignon » et un parti « armagnac », sur fond de guerre contre l'Angleterre.



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