Le Cercle Médiéval


Les tournoyeurs : des chevaliers maudits ?

Condamnés à maintes reprises par l'Église,
les tournois compromettent-ils le salut de l'âme des
chevaliers qui y participent ?

Philippe MOYEN

Si elles apportent de substantielles informations sur l'équipement des cheva­liers tournoyeurs, les effigies et les épitaphes des défunts permettent aussi d'approcher le sort que l'Église réservait à ces réprouvés. Trois monuments de chevaliers dont les participations à un ou plusieurs tour­nois sont avérées retiennent plus particuliè­rement l'attention. Il s'agit des tombeaux de Gilles de Chin (mort en 1137), de Baudouin V de Hainaut (mort en 1195) et de Nicolas « le gueulard » des Armoises (mort en 1303). Bien que n'ayant pas fait l'objet de relevés, le tombeau de Baudouin V a été décrit par deux érudits valenciennois, Jean Doudelet (à la fin du XVIe ou au début du XVIIe s.) et Jean Cocquiau (auteur des Mémoires de Valenciennes, au XVIe s.), en ces termes : « y at ung homme armé, le heaume en teste, tenant l'espee à dextre et a la gauche son escu... ». Cette description permet d'inscrire cette effigie dans la catégo­rie des « effigies de chevaliers en armes ». A l'inverse, l'effigie de Nicolas des Armoises (voir ill. 1) relève d'une autre catégorie, celle des effigies « dévotes » : le défunt est figuré sous un dais à tabernacle, debout, armé de pied en cap, les mains jointes et le visage découvert avec les yeux ouverts ; deux anges portent un coussin sous la tête du chevalier béni par une main divine tandis qu'un lion est couché à ses pieds. C'est à cette seconde catégorie que l'on peut rattacher l'effigie de Gilles de Chin (voir ill. 2). Quel enseignement sur la destinée post-mortem des chevaliers peut-on tirer de ces sources ?

Ill. n° 1. Dalle de Nicolas des Armoises, mort en 1303

Ill. n° 1. Dalle de Nicolas des Armoises, mort en 1303,
sise au prieuré des Rosiers à Séchaut (Ardennes).
L'épitaphe gravée en pourtour de la dalle porte :
« Ci gist nobles homes sires Nicoles diz li geulars
des Armoises qui trespassa lan de grâce nostre seignour
M CCC ZIII le deisime iour des kalendes de janvier priiez
pour lame de lui
».

L'image du preux chevalier

II semble tout d'abord incontestable que la littérature de tournoi a inspiré les chevaliers dans l'élaboration iconologique des effigies sculptées sur leurs tombeaux. Les œuvres de Gautier de Toumay, de Sarrasin et de Bretex contiennent des descriptions de cheva­liers dans une attitude très proche des effi­gies funéraires. Lors du tournoi de Soissorr. Gilles de Chin affronte Baudouin de Reims « l'escu au col, l'espée au lés »; dans la mêlée de Chauvency, Renaud de Trie « joint en l'escu, le bras overt l'espée au poing ». Par ailleurs, le morphotype des chevaliers des romans de tournoi est très semblable à celui des effigies funéraires. Bretex, dans Le tournoi de Chauvency, n'est guère original lorsqu'il brosse le portrait de Walerans de Luxembourg : « Cors gent et droit et bien taillé / Lons bras, gros pis, espaules lees / Pour soustenir les grans colées ». Topi­ques littéraires et modèles iconographiques construisent une représentation largement conventionnelle du preux chevalier largement partagée au sein de la société médiévale, y compris par les ecclésiastiques qui, bien que farouchement hostiles aux tournois, accep­taient pourtant au sein de leurs sanctuaires des sépultures ornées d'effigies en armes emprun­tées à la geste de la chevalerie tournoyeuse. Les effigies dévotes ont une connotation idéo­logique plus marquée. Elles donnent à voir une chevalerie christianisée. La christianisation de la fonction guerrière dans la société médiévale occidentale a été largement étudié par Jean Flori.

Selon l'éminent historien, c'est à partir du XIIIe siècle que les chevaliers s'accaparent les mis­sions de défendre par les armes la vraie foi et les « inermes », missions jadis dévolues aux rois et aux princes. Les bénédictions qui accompagnent la remise des armes lors de l'adoubement introduisent alors des formules plus spécifiques aux armes des chevaliers que sont la lance et l'écu. Ainsi l'apparente contra­diction entre le goût des chevaliers pour les tournois et la possibilité d'obtenir le salut de l'âme se trouve être résolue lorsque la vie du chevalier ne se résume pas à la seule quête de la vaine gloire. Par ailleurs, l'étude quantitative des types d'effigies met en évidence une récep­tion plus large des idéaux chrétiens dans la cul­ture chevaleresque à partir du XIIIe siècle : les chevaliers se font alors davantage représenter dans une attitude pieuse et les effigies « épée haute » disparaissent. Les effigies dévotes per­durent quant à elles pendant les XIVe et XVe siècles. L'occultation du passé de tournoyeur des chevaliers sur leur sépulture est encore plus marquée dans les épitaphes.

Assurer son salut

Gilles de Chin

Sur la portion restreinte du monument aban­donnée au texte, l'usage parcimonieux des mots a pu abuser les historiens ne voyant dans la syntaxe de l'épitaphe qu'une formule sté­réotypée. Or, le choix des mots ainsi que leur agencement revêtent, au contraire, une impor­tance particulière lorsqu'il s'agit de souligner les hauts faits de la vie du chevalier mort et de l'agréger à un groupe social dont l'identité transcende l'individu. Les épitaphes des trois sépultures de chevaliers toumoyeurs consi­dérées ici mêlent deux formes d'inscriptions funéraires caractéristiques des tombeaux et des tombes du comté de Flandre et du duché de Basse Lorraine.

L'épitaphe de Nicolas des Armoises (ill. I) présente une structure peu élaborée faite d'un verbe désignant la sépulture, puis des titres et du nom du défunt, la date de la mort et une demande de prières. En revanche, les épita­phes de Gilles de Chin et de Baudouin V sont plus complexes. Elles s'apparentent davantage à des éloges funèbres. Outre les mentions d'obituaire, de la date de la mort et du nom du défunt, elles insistent sur les faits dignes de mémoire et les principales qualités du che­valier mort. Tandis que Gautier de Toumay insiste sur les exceptionnels talents de Gilles de Chin dont les participations et les victoi­res en tournois occupent près d'un tiers du poème qu'il lui consacre au XIIIe siècle, le texte de l'épitaphe (ill. 2) est étonnement muet sur le passé de tournoyeur du seigneur hennuyer pour ne retenir que sa bravoure au combat et contre le mythique dragon de Wasmes. C'est que l'usage des armes n'est compatible avec le salut chrétien que lorsque le chevalier fait usage de son épée ou de sa lance pour le bien public et la gloire de Dieu. Cet accommode­ment pragmatique traduit le souci de l'Église de concilier la nécessaire alliance des milites et des clercs dans l'encadrement des populations avec l'éthique chevaleresque, tout en respec­tant les canons conciliaires qui condamnent de manière véhémente et répétée les tournois. Le professeur Vercauteren a établi que Gislebert de Mons était l'auteur de l'épitaphe de Baudouin V (2). Ghislebert était un clerc faisant fonction de notaire et de chancelier auprès du comte de Hainaut. Il était également son bio­graphe officiel : la Chronicon Hanoniense relate les faits marquants du comte. Dans son texte Ghislebert atteste de la participation assidue de Baudouin V à quinze tournois au moins entre 1168 et 1186. Baudouin V succéda à son père Baudouin IV le bâtisseur en 1171, sa vie de chevalier tournoyeur excède donc largement les seules années de jeunesse. Il est très surprenant que le même biographe, lors­qu'il rédige l'épitaphe de son défunt maître, n'en souffle mot et se borne à qualifier Bau­douin V de « venerabilis, prudens, potens, illustris », expressions courantes qui reviennent à maintes reprises dans la chronique pour sou­ligner la noblesse de comte. Comme pour Gilles de Chin, le récit de la vie de Baudouin V est christianisé dans l'optique de donner à voir une existence exemplaire plus qu'un exemple de vie de chevalier.

Le texte très laconique de l'épitaphe de Nico­las des Armoises est fort convenu. La moindre envergure du défunt et les exigences de moralité chrétienne indispensables pour une inhumation dans l'église expliquent l'adoption d'une formule d'épitaphe très neutre. Pourtant lorsque le trouvère Sarrasin évoque la partici­pation de Nicolas au tournoi de Hem-Mona-cer, il s'amuse du sobriquet (« gueulard ») dont Nicolas est affublé jusque dans l'épitaphe de sa tombe. A propos de ce chevalier, Sar­rasin dit de lui : « Nicolas, li muet de /oing, des Armoises... ». L'ironie du trouvère rappelle les excès de la vie des chevaliers de cette épo­que. Cet aspect de l'existence terrestre de Nicolas devait être omis pour rendre possible le salut de l'âme et la réception des prières dont la demande clôt l'épitaphe.

À PARTIR DE CES ÉTUDES DE CAS, on peut avancer que la pratique du tournoi n'hypothé­quait pas le salut de l'âme du chevalier pourvu qu'il évitât de croiser la mort lors des épreu­ves. Cependant l'obtention du salut impli­quait que le chevalier renonce à la renommée acquise lors des tournois, qu'il se dépouille de cette vaine gloire tant recherchée. Le tournoi perdait alors sa raison d'être...

Matfré Ermengaud de Béziers

Matfré Ermengaud de Béziers : Lo Breviari d'amor, Catalogne, 1er moitié XIVe s.
Saint-Pétersbourg, Bibl. imp., Prov. F. v. XIV 1 f 206.
« Le diables fay biordar los aymadors per amor de lur donas;
le diables fay los aymadors seguir taulas rodonas (tournois) continamen per amor de lur donas
»




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