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Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


Les légendes du Val d'Amblève

Le dernier margrave de Franchimont

Si cela est vrai ou non, je n'ai pas à le voir ici,
mais je ne le veux pas mettre en oubli.

De Astorga

I

Où sont évoqués les souvenirs historiques que rappellent les ruines de Franchimont

Nous voici sur les rives de la Hoëgne torrentueuse, à Franchimont, cette antique forteresse dont les magnifiques débris et la situation pittoresque font l'admiration du voyageur qui se rend de Pépinster à Spa. Nous sommes de nouveau en pleins souvenirs de féodalité, en un lieu où la fameuse chevalerie a surtout exercé ses prouesses, où a vécu une génération si différente de la nôtre par sa stature athlétique, sa force physique étonnante, ses habitudes, ses goûts : nos pieds foulent le théâtre de mille scènes héroïques ou tragiques, empreintes d'une barbarie grossière, d'une licence sans bornes, mais quelquefois aussi d'une noblesse, d'une grandeur d'âme qui, à côté de l'horreur, éveille l'admiration.

Involontairement, l'imagination évoque les ombres gigantesques de -ces êtres redoutables armés de pied en cap, à la mine féroce et rébarbative; on croit entendre la voix rauque du chevalier, le tumulte de ses écuyers, le cliquetis des armes, le gémissement des victimes, le son de la trompette, du porte-voix, de la musique bruyante, les airs joyeux entonnés en chœur, la grande coupe à la main, ou les ballades et les romances chantées par les ménestrels... Mais combien toute cette fantasmagorie contraste avec le morne silence qui règne dans ces ruines d'une grandeur passée, d'une force évanouie, où tout se réduit en poussière, où l'œil ne rencontre que des débris couverts de lierre et de mousse, où l'oreille n'entend d'autre bruit que celui occasionné par les bêtes fauves, les corbeaux et les hiboux qui sont venus se réfugier là où autrefois tout n'était que vie, mouvement, tumulte, cris de joie et de triomphe ou accents de douleur et de désespoir.

Aucun genre de célébrité ne manque au château de Franchimont. Fondé par les maires du palais d'Austrasie, berceau de Charles-Martel, théâtre de sièges et de combats, il vit successivement séjourner dans ses murs Louis-le-Débonnaire, Charles de Bourgogne et Guillaume de la Marck, le sanglier des Ardennes. Mais son titre le plus glorieux est de rappeler à la mémoire le sublime dévouement de ces six cents braves qui, pour sauver Liège de la fureur du Téméraire, attaquèrent un ennemi cent fois supérieur en nombre et périrent tous les armes à la main. L'histoire, l'art et la poésie ont tour à tour illustré le nom de Franchimont. La légende est seule restée silencieuse au milieu de ces débris imposants. Réveillons-la !

Le marquisat de Franchimont, qui comprenait les territoires situés entre Verviers, Jalhay, Spa et Theux, tomba en 1012 aux mains des évêques de Liège, après plusieurs siècles d'une existence indépendante. Quelles circonstances motivèrent cette transmission ? L'histoire est muette à cet égard; mais à son défaut, la tradition locale nous offre un récit où l'esprit de l'époque se révèle d'une façon très curieuse.

II

Où l'on apprend à connaître le margrave Guidon et où un pèlerin vient lui demander l'hospitalité

Vers la fin du Xe siècle, le marquisat de Franchimont avait pour margrave Guidon d'Amblève. C'était un des seigneurs les plus redoutables parmi ceux dont les inexpugnables forteresses, se confondant avec le granit sur lequel elles étaient bâties, dominaient les arbres séculaires de la forêt d'Ardenne. Après avoir pourfendu des centaines d'ennemis à la guerre, il arrosait chaque jour les bruyères et les fourrés voisins du sang des animaux féroces qui y vivaient en grand nombre. Il poussait la valeur jusqu'à la témérité et le danger était pour lui le plus puissant des attraits, ce qui tourmentait fort son chapelain Poppon (qui devait plus tard s'illustrer comme abbé de Stavelot). L'honnête religieux, le sachant grand blasphémateur et plus amoureux de chasse que d'office, ne cessait de lui rappeler combien il serait fâcheux pour lui d'être enlevé de ce monde dans l'état de péché où il était presque toujours, remontrances auxquelles le margrave répondait généralement d'une façon fort irrévérencieuse.

On sait que, d'ordinaire, les seigneurs de ce temps dont l'âme était le jour aussi durement cuirassée que le corps, une fois assis le soir au foyer domestique, se dépouillaient de leur rude écorce, folâtraient avec leur dame, se laissaient tirer la barbe par leurs enfants, chantaient de tendres chansons et causaient familièrement religion, amour et bataille avec les pèlerins et les ménestrels qui venaient réclamer leur hospitalité.

Que de beaux récits se faisaient dans ces entretiens ! Des enchanteurs, des sorciers, des géants, de pieux ermites, des guerriers mystérieux en étaient ordinairement les héros. Mais c'était surtout le diable en personne qui y- jouait le plus grand rôle. On aimait à raconter les prouesses de l'esprit malin, ses ruses pour entraîner dans la voie du mal les religieux et les nonnes et perdre les chevaliers non pourvus de reliques.

Un soir de novembre, se trouvaient rassemblés autour d'un énorme foyer à colonnes de pierres noires, dans une vaste salle du château de Franchimont, éclairée par la pâle lueur d'une lampe de fer, suspendue à la voûte, le margrave Guidon, sa femme Odile et son fils Réginard, l'aumônier Poppon, quelques pages et suivantes, lorsqu’'un varlet vint annoncer qu'un pèlerin, que le froid et l'obscurité empêchaient de poursuivre sa route, demandait au chef la permission de passer la nuit au manoir.

L'hospitalité était alors, pour les nobles comme pour les serfs, un devoir aussi sacré que celui d'assister à la messe et de faire ses pâques. Le pèlerin ne tarda pas à être introduit au milieu de la famille; un siège lui fut indiqué près du foyer; une tranche de venaison et une large cruche de cervoise lui furent immédiatement servies.

L'inconnu était jeune encore; sa figure était belle et régulière, sa taille élégante : il portait un large sayon sur le devant duquel pendaient des médailles et des amulettes, une longue chevelure noire ombrageait ses épaules. Lorsqu'il était entré, il avait salué la compagnie avec aisance et avait prononcé quelques paroles qui annonçaient un clerc ou un trouvère, car elles étaient fleuries et bien tournées. Seulement, l'aspect de Poppon semblait l'avoir un peu décontenancé; il n'avait jeté sur l'apôtre qu'un regard furtif. Mais ce regard avait pris tout à coup une singulière expression.

Après avoir bu et mangé en voyageur chez qui l'appétit a été excité par une longue course ou une longue abstinence, il s'agenouilla, leva les yeux et les mains vers le ciel et dit d'une voix lente et grave :
Bénis soient Dieu le père, Dieu le fils et le Saint-Esprit, pour tous les bienfaits que j'en ai reçus aujourd'hui ! Echappé miraculeusement aux tourbières des Fagnes, aux bêtes fauves des bois, aux pièges des feux-follets et aux attaques des acolytes de Satan, je trouve chez le seigneur Guidon bon accueil, bonne nourriture et bon gîte.
Il salua, se rassit et se tint les yeux modestement baissés.

Cependant les paroles qu'il avait prononcées avaient produit sur les assistants une impression à laquelle se mêlait un vif sentiment de curiosité. Guidon seul fit la grimace, s'étendit sur une chaise en homme qui se dispose à s'amuser et dit d'un air narquois à son hôte :
Comment ! l'ami, vous sortez d'une ronde infernale ?... Ah ! Contez-nous la farce.
Je sors d'un pas bien plus dangereux, répondit le pèlerin sans se déconcerter, car je me suis trouvé au milieu d'une légion de loups-garous, leur chef en tête. Or, on sait que les bons chrétiens qui tombent aux mains de ces êtres malfaisants peuvent aller raconter dans l'autre monde leurs aventures, mais celui-ci leur est fermé à tout jamais.Je serais enchanté de connaître le poil et les mœurs de ces loups-là, s'exclama le comte. Et en disant ces mots, il prit une bûche de sapin et la jeta dans l'âtre, qu'il se mit à attiser. C'était ajouter une seconde invitation à la première. L'inconnu se hâta de s'exécuter.

III

Où le pèlerin commence le récit d'une aventure extraordinaire

Je suis, dit-il, le neveu et le serviteur de l'ermite de Bollaud, le vénérable Aubert, connu bien loin à la ronde pour sa sainteté et les nombreuses guérisons qu'obtiennent ses exorcismes sur tous les possédés, à quelque degré que ce soit. Il y a longtemps que mon vénéré oncle avait promis de faire un pèlerinage à Lierneux, où sont les reliques des bienheureux saint André et saint Symètre. Le Ciel a tenu compte de sa bonne volonté et a eu pitié de son grand âge : un ange lui est apparu qui l'a relevé de son vœu et m'a désigné pour l'accomplir à sa place.

Je suis donc parti de Bolland à la fin de la dernière semaine. J'ai, comme je le devais, longtemps prié devant la châsse des deux saints; puis, muni de médailles portant leur image et touchées par leurs reliques, j'ai repris mon bourdon et me suis remis en route. Après une marche de six heures, je suis arrivé aujourd'hui, à la nuit tombante, à l'entrée de la forêt des Fawes (hêtres) que je devais traverser.

Ce n'est pas sans effroi que j'envisageai de loin ces épais fourrés, ces grands arbres dépouillés, à travers lesquels soufflait un vent froid et lugubre. Parvenu sur la lisière de ce bois, je rencontrai un pâtre avec ses chèvres qui s'en revenait en hâte vers sa chaumière. Je lui de mandai de m'indiquer le chemin le plus court et le moins dangereux. Il me mit lui-même sur la bonne voie, mais me recommanda avec instance de bien veiller à la direction que je prendrais lorsque je serais arrivé à un carrefour où plusieurs sentiers se croisent, parce que, me dit-il, l'un de ces sentiers conduit à un second carrefour près duquel, pour le plus beau duché du monde, nul habitant de la contrée ne passerait à la nuit close. Ayant interrogé le pâtre, j'en reçus l'explication que voici :

Là se trouve le vaste mamelon de Becco, au centre duquel s'élève une grande butte de terre, creusée à l'intérieur et ayant une ouverture du côté où le soleil se couche. Des êtres malfaisants ont leur demeure dans cette espèce de baume. On a souvent entendu le bruit de leurs rondes infernales et leurs cris sauvages. Des flammes voltigent aux alentours pour attirer le voyageur égaré qui est bientôt mis à mort et sert à d'horribles conjurations. Il n'y croît que des végétaux vénéneux ; on y respire un air empesté qui agite constamment les roseaux d'un marais voisin et en tire de funèbres murmures. Le daim, le cerf, le sanglier même craignent d'approcher de ce lieu de désolation, mais le serpent et le crapaud semblent s'y complaire; la chouette est le seul oiseau qui y voltige, et encore, lorsqu'elle en approche, fait-elle entendre des cris plus aigus et plus sinistres que ceux qu'elle jette ordinairement aux échos. Suivez donc bien mes recommandations, ajouta le pâtre, et que saint Remacle vous préserve, car c'est demain vendredi.

Là-dessus il me quitta et j'entrai dans la forêt, après m'être signé plusieurs fois.
Ici le pèlerin s'arrêta, parut inquiet et trembla légèrement. Aux dernières paroles qu'il avait dites, Poppon avait fait le signe de la croix.

IV

Où l'on assiste à une ronde de loups-garous

Je m'aventurai donc dans le chemin qui m'avait été indiqué, continua l'hôte du margrave après une légère pause. L'obscurité de la nuit qui était tout à fait venue, jointe à celle qui régnait naturellement dans la forêt, fit que je marchai longtemps au hasard. J'eus beau m'arrêter à chaque moment et jeter avec attention les yeux autour de moi pour voir si je ne découvrirais pas le premier carrefour dont il m'avait été parlé. Je ne vis d'autre trace de chemin que celui que je suivais. Des bruits nombreux avaient frappé mon oreille; une foule d'animaux surpris dans leur retraite solitaire, s'enfuyaient effrayés, en faisant crier les feuilles mortes sous leurs pieds et en agitant les taillis contre lesquels ils se heurtaient dans leur course précipitée.

Des aboiements lointains, que j'accueillis avec joie, se firent entendre tout à coup. Le chien, me disais-je, est l'ami de l'homme et annonce sa présence. Ces aboiements se répétèrent et devinrent plus rapprochés, ils éclatèrent bientôt à mes côtés. L'animal dont ils provenaient était devant moi et, loin de se montrer hostile, il se mit à me lécher les mains et à m'accabler de caresses. Il était de forte taille et me parut entièrement noir. Il se mit à marcher devant moi et je le suivis, certain d'avoir trouvé un guide sûr et au besoin un défenseur.

J'aperçus enfin une lumière à travers les arbres et mon cœur battit d'aise. Je me dirigeai de ce côté; mais jugez de ma profonde terreur en me trouvant au milieu d'un vaste espace auquel aboutissaient plusieurs sentiers et en voyant se dresser devant moi la motte de terre qui m'avait été signalée comme un si redoutable écueil ! Je n'eus plus la force d'avancer ni de reculer. Cloué sur place, je regardai autour de moi comme un homme ivre qui doute de lui-même et de ce qui l'environne. La lumière s'était éteinte et le chien, qui n'avait cessé de me précéder de deux ou trois pas seulement, avait disparu. Cette double circonstance me fit perdre le peu d'assurance qui pouvait me rester encore.

Un hurlement prolongé se fit entendre, et fut suivi d'un bruit souterrain qui fit trembler le sol sous mes pieds; mille cris affreux frappèrent alors les airs. La scène s'éclaira d'une lumière sinistre qui ne pouvait émaner ni du ciel ni de la terre. Alors je vis... Rien qu'à ce souvenir, seigneurs et dames, ma voix reste arrêtée dans ma gorge, et mon front se couvre d'une sueur froide...

L'étranger, qui avait prononcé ces dernières paroles d'une voix étranglée, s'arrêta tout frissonnant, comme si la pensée de ce qu'il allait raconter l'épouvantait lui-même. Son émotion s'était communiquée à tous les assistants, sauf à Guidon qui ricanait. Après un silence de quelques secondes, le pèlerin laissa échapper ces mots avec peine :

Je vis Gorr, le roi des loups, le mangeur d'hommesLe souvenir de Gorr existe encore aujourd'hui en Ardenne et il arrive souvent que les mères se servent de son nom pour effrayer leurs enfants. C'est une tradition répandue de tous temps dans cette contrée que les vastes forêts qui la couvraient ont été, à une époque très reculée, habitées par une race d'êtres qui ressemblaient assez bien à ces grands singes appelés gorilles. Certains fossiles, découverts depuis quelques années, semblent confirmer la tradition....

Gorr, s'exclama l'assemblée, vous avez vu Gorr !

Oui; il était devant moi, debout sur le monticule, avec sa taille gigantesque, son corps velu, sa tête hideuse, ses yeux terribles, ses larges mâchoires aux dents blanches et aiguës... Après avoir jeté sur le monstre un coup d'œil rapide qui me fit frissonner jusqu'à la moelle des os, je me retournai, mais un nouveau sujet d'effroi m'était réservé :

Je me trouvais entouré d'un cercle de loups... Oui, messire, des loups-garous d'une taille double de celle des loups ordinaires. Ils se tenaient immobiles, les yeux fixés sur moi et semblant attendre un signal... Enfin ils se mirent à danser avec une rapidité telle que, pour ne pas être ébloui, je dus par instants fermer les yeux. Us s'arrêtèrent, mais ce fut pour faire un pas en avant et resserrer le cercle dont je formai le centre. Puis ils recommencèrent leur danse qu'ils suspendirent encore pour m'enserrer davantage. Tout en m'enveloppant, ils poussaient des hurlements qui durent glacer d'effroi tous les sauvages hôtes de la forêt.

Pour moi, il ne me restait plus une goutte de sang dans les veines. Ma mort me paraissait certaine. Et quelle mort ! Le géant était toujours immobile sur son piédestal. Il frappa le sol du pied et aussitôt la base du monticule s'ouvrit; une lueur étrange, un air empesté sortirent d'une énorme crevasse vers laquelle je me sentis entraîné.

J'allais être précipité dans cet abîme, lorsqu'une inspiration divine me fit penser que j'avais sur moi un préservatif certain... Je fis un bond vigoureux en arrière, je pris des deux mains les médailles qui pendaient sur ma poitrine, je tournai plusieurs fois sur moi-même, les bras étendus, en criant : Au nom de Dieu et des saints André et Symètre, ses serviteurs bien-aimés, disparaissez, esprits infernaux !

A peine eussé-je prononcé ces paroles que des cris plus épouvantables que ceux que j'avais jusque là entendus, retentirent autour de moi; le géant chancela et parut pris d'affreuses convulsions; et, par une coïncidence singulière, il s'éleva un vent terrible qui m'aveugla à demi en m'envoyant au visage des milliers de feuilles mortes; puis les ténèbres et le silence régnèrent soudain autour de moi, sans que j'eusse pu voir comment les loups-garous et leur chef avaient disparu.

Je me jetai à genoux et pressai avec ferveur sur mon sein mes chères médailles qui m'avaient sauvé d'un si grand danger; puis, m'orientant, je m'engageai dans un des quatre sentiers qui s'ouvraient devant moi. Parvenu à quelque distance, il me prit fantaisie de me retourner : tout était tranquille à l'endroit que j'avais quitté; seulement je vis vaguement au sommet du monticule, assis sur son arrière-train et semblant attendre quelque nouvelle victime, le chien noir qui m'avait égaré.

Je ne tardai pas à sortir du bois et, après un court trajet à travers les bruyères, je vis se dessiner sur le fond sombre du ciel les hautes tours du château de Franchimont, où je frappai et où je fus reçu selon les saintes lois de l'hospitalité.

Heureux suis-je, seigneurs et dames, ajouta le pèlerin en s'inclinant, si j'ai pu par mon récit abréger votre veillée et vous montrer un éclatant exemple des malices du démon et de la toute puissance de Dieu et de ses saints. »

V

Où le margrave montre une incrédulité rare
pour son temps

Guidon n'avait pas écouté ce récit sans faire, à plusieurs reprises, des gestes et des mines qui étaient autant de signes d'incrédulité de sa part; il eût même plus d'une fois interrompu le narrateur si son épouse Odile ne l'avait conjuré de se taire. Lorsqu'il vit que sa compagne ne pouvait plus raisonnablement trouver mauvais qu'il parlât, il dit au pèlerin, sans beaucoup de façons :

Messire le neveu de l'ermite Aubert, on voit bien dans quelle société vous avez jusqu'à présent vécu. La vue des possédés qui abondent chez votre cher oncle vous a troublé la cervelle. Les choses que vous venez de nous raconter, vous pouvez les avoir rêvées; le sommeil se prête à bien des folies; mais que vous les ayez vues en réalité, je n'en crois absolument rien. Si donc Gorr et ses loups-garous n'existaient que dans votre esprit, vos médailles n'ont pas eu grande peine à faire l'office que vous leur prêtez...

A ces mots, Poppon fit entendre quelques sourds murmures qui prouvaient son mécontentement, en même temps qu'ils témoignaient qu'il était habitué à de pareilles incartades de la part de son seigneur et qu'il savait qu'il perdrait son temps en essayant de raisonner avec lui sur ces matières. La châtelaine joignit les mains comme pour supplier le ciel de pardonner les blasphèmes de son époux. Quant à l'inconnu, avec la même aisance qu'il avait montrée à la première apostrophe Av margrave, il répondit en souriant :

Sire margrave, je n'ai pas pour habitude de dormir en marchant et je ne rêve que quand je dors. J'ai vu et j'ai entendu tout ce qui j'ai dit. Mes yeux vous semblent-ils donc couverts d'un voile, et mes réponses à vos paroles ne vous prouvent-elles pas que j'ai l'oreille bonne ?

Mais, objecta Guidon, j'ai battu cent fois le bois des Fawes; pas un de ses recoins ne m'est inconnu; au cours de mes chasses, j'ai passé souvent, le jour comme la nuit, à côté de la motte que vous dites receler tant de mauvais génies; je n'y ai vu autre chose qu'une tanière à renards; et tenez, ajouta-t-il en portant la main à sa tête couverte d'un bonnet fourré, voilà la dépouille d'un de vos loups-garous qu'un de mes chiens a étranglé, sans être muni d'aucune espèce de médaille". . — Seigneur, reprit l'inconnu, je vous l'ai dit, le diable est fin ; il a ses desseins, de même que la Providence. Il a pu vous laisser passer librement à côté d'un de ces repaires et vous jeter un appât pour vous attirer à un jour et à une heure propices.

Que voulez-vous dire ? s'écria Guidon avec violence.

Je veux dire que ces réunions maudites n'ont guère lieu que le vendredi et que vous avez pu visiter le carrefour de Becco la veille ou le lendemain du jour consacré par les habitants des ténèbres.

Mort et sang ! s'exclama le margrave en se levant d'un bond; tous les jours me conviennent pour prouver aux sots et aux simples d'esprit qu'il n'y a de vraiment redoutables, dans ce bas monde, qu'une bonne épée ou une bonne hache d'armes, tenue par une main ferme et exercée.

Et allant vers une panoplie où se trouvaient appendues plusieurs longues épées dont l'acier brillait dans la pénombre, il en prit une, en tint la pointe appuyée sur la table et dit, en regardant fixement le pèlerin :

L'envie me prend, l'ami, d'aller de ce pas, seul, muni de cette arme, me poster en face dé la demeure de vos loups-garous et de les convier tous à se placer en rond autour de moi. Leurs ébats, je vous le dis, ne seront pas de longue durée.

Ces paroles furent accueillies par un cri unanime de réprobation et de terreur.

Oui, continua Guidon d'un accent résolu et plein de colère, je veux aller à l'instant même au carrefour de Becco, pour y défier Gorr et ses loups-garous et, au besoin, Satant et toute sa bande. L'occasion est belle; je vais savoir enfin s'il existe ici-bas des démons et, en tous cas, mettre leur pouvoir à l'essai contre mon courage et contre mes armes.

Il se dirigea vers un bahut sur lequel se trouvait déposé son justaucorps en peau de daim et se mit à l'endosser. Il n'y avait plus aucun doute à se faire sur sa détermination. Odile se leva, pleine de trouble et de frayeur, et alla à lui, suppliante et les larmes aux yeux :
Ne sortez pas, seigneur Guidon; au nom du Ciel, au nom de mon amour, je vous en conjure !
Poppon alors s'approcha du margrave et, pour le détourner de son dessein, lui cita de nombreux textes des livres saints; mais en vain.
Réginard, jeune homme de dix-huit ans, élevé dans les idées de son père, se borna à dire :
Mon père, je vous accompagnerai.
Et lui aussi s'occupa de ses préparatifs de départ.

VI

Où Guidon et son fils Réginard entreprennent
une dangereuse expédition

Guidon, indifférent à toutes les supplications dont il était l'objet, continuait bravement sa toilette martiale. Lorsqu'elle fut achevée, il écarta tous ceux qui l'environnaient et dit d'une voix brève et sonore :
Je le veux.

Ces mots dits, on connaissait trop bien le chef pour hasarder de nouvelles instances. Odile, chancelante, alla en sanglotant s'agenouiller devant son prie-Dieu. Le pèlerin, pendant cette scène si agitée, était resté coi sur sa chaise. Une vive satisfaction s'était même peinte sur son visage quand le margrave avait prononcé les dernières paroles qui décelaient son inébranlable résolution. Lorsque Guidon eut fait allumer une lanterne et fut prêt à se mettre en route avec son fils, sa femme se leva lentement, se jeta à leur cou et les embrassa longtemps avec cette tendresse d'épouse et de mère qui doit faire sourire les anges sur leur trône d'azur.

Au moins, dit-elle à son époux, lorsqu'elle eut cessé ses convulsives étreintes, prenez ce petit médaillon qui contient une relique de saint Eloi, il vous préservera en cas de malencontre.
Babioles que tout cela ! J'ai un meilleur préservatif contre les loups-garous, les nécromanciens et gens de la sorte : c'est mon épée, bien trempée et bien effilée.
Quand je la ferai flamboyer et tournoyer autour de ma tête, elle me garantira mieux que toutes les reliques du monde.

Au moment même, s'élevèrent au dehors de ces aboiements ou plutôt de ces hurlements étouffés, tristes et prolongés, qui annoncent d'ordinaire, comme on sait, la fin d'un membre de la famille qui les entend.

Ecoutez, dit Poppon d'une voix solennelle; voilà un avertissement qui doit vous ouvrir les yeux et vous empêcher de partir : ce sont les aboiements du chien de la mort !
Je commence, en effet, à croire que nous ferions bien de rester, père, dit timidement Réginard, qui était devenu blême.
Sois ferme, enfant, tu tiendras la lanterne et demeureras à mes côtés.
Puisque rien ne peut faire changer ton père de résolution, prends alors le médaillon, Réginard, dit la marquise en passant au cou de son fils l'objet sacré qu'elle baisa dévotement.
A plus tard, dit Guidon, en homme sûr de son fait.
Et il s'enfonça avec Réginard dans le corridor.

Tous les habitants du château le suivirent, en priant pour lui, jusqu'à la porte extérieure. Lorsqu'ils rentrèrent dans la salle commune, ils s'aperçurent avec étonnement que le pèlerin avait disparu.

VII

Où l'on voit ce qui advint à Guidon et à Réginard
dans la forêt des Fawes

La nuit était sombre et froide; pas le moindre rayon n'éclairait la voûte céleste, où couraient d'épais nuages-chasses par un vent violent qui courbait la cime des grands arbres gémissants. Bientôt, de larges torrents de pluie arrosèrent nos deux seigneurs. Ils connaissaient parfaitement le chemin qu'il fallait prendre pour aller à la forêt des Fawes. Arrivés là, ils savaient aussi quel sentier menait à l'endroit vers lequel ils étaient convenus de se diriger. Ils s'y engagèrent donc. A peine cependant eurent-ils fait quelques centaines de pas, qu'ils s'aperçurent que malgré leurs précautions, ils étaient en dehors de la voie qu'ils avaient prise. Ils se trouvèrent engagés au milieu de ronces et d'épines qui, si n'eussent été leurs jambards, leur eussent ensanglanté les chairs. Ils eurent beau tourner tantôt à droite, tantôt à gauche, avancer, rétrograder, ils virent qu'ils s'étaient égarés sans pouvoir s'expliquer comment. Ils marchaient à tout hasard et sans se parler. De temps en temps, les mêmes aboiements lugubres, qu'ils avaient entendus avant de quitter le château, se répétaient et surmontaient le bruit du vent, qui continuait à se déchaîner avec force. Il pleuvait toujours à torrent.

C'est étonnant, dit enfin Guidon; le bois n'a qu'une lieue de largeur et deux lieues de longueur, et voilà trois heures que nous marchons dans la même direction.

Ils se trouvaient en ce moment au milieu d'un marais, le sol s'enfonçait sous leurs pieds, tout n'était qu'obstacles et périls autour d'eux. Leurs membres, trempés par une pluie glaciale, malgré le lourd costume dont ils étaient couverts, perdaient leur souplesse et leur vigueur. Ils ne marchaient plus qu'en haletant.

Après qu'une heure environ se fut encore écoulée, ils se retrouvèrent dans un sentier battu; en le suivant, ils arrivèrent enfin au redoutable carrefour.

En cet instant, un tourbillon épouvantable ébranla tout ce qui se trouvait autour d'eux. . :
Père, s'écria Réginard, regardez !...
Le margrave lève les yeux, et que voit-il à quelques pas de lui ?... Le pèlerin dont le récit avait provoqué sa présence en ce lieu.

Sans trop réfléchir à ce que cette apparition avait d'inexplicable, ils marchent droit vers lui, mais à mesure qu'ils avancent, l'autre recule en les regardant avec des yeux dont l'expression était bien différente de celle qu'ils avaient précédemment. Ils semblaient flamboyer dans leurs orbites comme des torches ardentes.

Tout à coup, Guidon et Réginard sentent des corps inconnus se rouler sous leurs pieds et mordre le fer qui entoure leurs jambes; une odeur empestée emplit l'air; ils sont heurtés par des êtres invisibles, ils entendent de toutes parts des sifflements comme si la forêt était remplie de serpents : des loups hurlent à leurs côtés sans qu'ils voient autre chose que leurs prunelles sanglantes.

Guidon, qui s'était emparé de la lanterne, est arraché violemment du bras de son fils.
Réginard ! s'écrie-t-il tristement.

Réginard regarde autour de lui, ne voit plus son père ne voit même plus la lumière dont il était porteur. Mais il entend un cri perçant, un cri douloureux auquel succèdent des cris de triomphe, poussés par des voix qui n'ont rien d'humain. De sinistres lueurs éclairent tout à coup la scène... Alors, malgré lui, les yeux du jeune homme se ferment, ses genoux fléchissent, il se sent défaillir, mais en tombant, sa main rencontre le médaillon que sa .mère lui a donné... Il le porte à ses lèvres et le baise avec ferveur.

VIII

Où Réginard part pour la Terre-Sainte et lègue son
marquisa à l'église de Liège

Nul ne s'était couché au manoir de Franchimont, tout le monde était plongé dans l'anxiété la plus poignante. Poppon s'était mis à réciter à haute voix des prières, et chacun l'avait imité. Lorsque minuit fut passé depuis longtemps, Odile, ne pouvant plus y tenir, ordonna à plusieurs varlets et hommes d'armes d'aller à la recherche de son époux et de son fils. Tous, à cet ordre, se récrièrent et déclarèrent à la marquise que le récit du pèlerin, sa singulière disparition, qui avait arraché à l'apôtre quelques mystérieuses paroles, la profonde .obscurité de la nuit et la tempête qui hurlait au dehors les mettaient dans l'impossibilité d'obéir, fût-ce pour tous les biens de la terre.

Le jour parut dans cette attente cruelle, et rien encore n'annonçait le retour des deux aventureux; dès que les ombres furent dissipées, ceux qui avaient jusque là refusé d'aller à la recherche de leurs maîtres consentirent à faire une battue dans la forêt : Poppon annonça qu'il se mettrait à leur tête.

La petite troupe partit. Elle se dirigea droit vers le carrefour de Becco. Quel désolant spectacle s'offrit à ses yeux !

Ils virent d'abord Réginard étendu sans connaissance sur le sol. Rappelé à grande peine à la vie, les affreux événements de la nuit se retracèrent bientôt à sa mémoire; son premier souvenir fut pour son père; il l'appela à grands cris et se mit à sa recherche, accompagné du chapelain et de ses serviteurs. Ils retrouvèrent non loin de là l'épée du margrave, mais elle était ébréchée et faussée. L'herbe était foulé dans un large rayon, les troncs des arbres avoisinants étaient teints de sang; des os dépouillés de leurs chairs et amassés en tas firent supposer que là s'était fait le plus affreux des carnages... Des lambeaux de vêtements ne laissèrent plus de doute sur le sort du malheureux Guidon.

Réginard, Poppon et leurs compagnons rentrèrent au château, l'âme pleine d'épouvanté et d'horreur. La marquise, à la terrifiante nouvelle, tomba évanouie. En revenant à elle, elle se précipita sur le médaillon de saint Eloi, auquel elle devait au moins d'avoir conservé son fils qui, sans cette réplique, eût partagé la déplorable destinée du margrave.

Odile vint elle-même le lendemain, accompagnée de Poppon, de Réginard et d'une foule nombreuse, visiter le lieu où son époux avait trouvé une mort si cruelle. Chose non moins étonnante que le reste: la baume s'était affaissée et l'on reconnaissait à peine la place où elle avait existé. A cette place, dûment purifiée, on éleva une chapelle où le médaillon fût déposé et vénéré comme un témoin irrécusable de la vertu des reliques.

Autour de cette chapelle se groupèrent successivement les habitations qui forment le gracieux village de Becco, lequel, par sa situation et les souvenirs qui s'y rattachent, est digne de l'attention du touriste. Aujourd'hui encore, on conserve dans l'église de ce village — dédiée à saint Eloi — le médaillon miraculeux du dernier sire de Franchimont; car Réginard, à la suite de l'aventure que nous avons racontée, partit pour la Terre Sainte, où il mourut, laissant son marquisat à Baldéric, évêque de Liège.

A partir de cette époque, les princes liégeois ne placèrent plus dans ce fief que des châtelains révocables à volonté. Franchimont resta, jusqu'en 1794, le siège du gouvernement du marquisat. En cette année, une foule furieuse, s'écriant : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! », se rua sur l'antique donjon, armée de pioches et de torches incendiaires. Et l'œuvre colossale, qu'onze siècles avaient respectée, s'écroula en un seul jour, pour former un ensemble de ruines féodales comme il n'en existe plus guère à notre époque.

Respect à ces antiques restes !
Le Ciel bénit les fils pieux
Qui gardent dans les jours funestes,
L'héritage de leurs aïeux.


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