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Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Jésus et saint Pierre en Ardenne

Dans les récits de veillées d'Ardenne, le diable et la sorcellerie tiennent plus de place que le christianisme. Quand celui-ci apparaît, c'est comme parade contre le pouvoir du Malin ou pour le plaisir de la malice. Les anecdotes, restées vivaces, des voyages de Jésus et de saint Pierre en Ardenne, réunissent ces deux thèmes.

Or donc, dans les années 1600, le Seigneur et le chef des apôtres allaient, inconnus, par monts et par vaux au travers des pâtures des bois et des villages d'entre Amblève et Semois. Ils rencontraient ici l'hospitalité de braves gens, ailleurs la méfiance ou l'hostilité. Personne n'est parfait et l'Ardenne n'est pas plus que d'autres pays peuplée exclusivement de saints.

En ce temps-là, les chemins étaient raboteux, creusés de profondes ornières, tracés vaille que vaille à même le schiste ou dans le sol pierreux. Les «thiers» (montées, côtes) n'en étaient que plus rudes. Saint Pierre s'en plaignait. Certes, il aimait ces escapades rustiques, plus variées que sa charge de portier du paradis. Mais l'abus nuit en tout.

Jésus souriait en secret des plaintes de son compagnon, devenu «ronchonneur» avec le temps. Mais il veillait à ne pas abuser des forces du saint homme. La marche creuse l'appétit. Or, le péché mignon de saint Pierre, comme celui d'excellents curés de chez nous, était la gourmandise. Le régime ascétique des pèlerins anonymes ne le comblait pas. Comme premier pape, on accepte la mortification, mais de petits plaisirs ne nuisent jamais.

Un matin, une bonne fermière, chez qui les deux augustes vagabonds avaient fait halte, leur avait donné un grand pain de seigle cuit la veille. Comme Jésus, l'ayant remerciée, s'en allait, saint Pierre, lui, «reluquait» un grand morceau de tarte aux «biloques» (prunes reines-claudes) dans l'armoire restée ouverte. En Ardenne, on n'a pas besoin de grands discours pour comprendre. Sans un mot, la patronne posa le quartier de tarte dans la besace entrouverte de l'apôtre, qui la remercia avec force sourires et rejoignit en hâte son bon maître.

Le sentier était étroit. Saint Pierre, marchant derrière Jésus, n'avait pas grande envie de partager le dernier cadeau de leur hôtesse.
- Mon divin compagnon est loin d'avoir mon appétit, se disait-il. Je crois que les anges le nourrissent. Et puis, à mon âge, je me fatigue plus vite que lui, dont le corps humain ne dépasse jamais ses trente-trois ans.

Ainsi, sans trop de remords, Pierre, sûr de ne pas être vu, mordit un grand coup dans le morceau de tarte. Mais il ignorait que Jésus était doué d'un troisième œil dans le haut de la nuque. À travers les beaux cheveux soyeux, châtain roux, l'œil l'observait avec amusement.
- Comment s'appelle notre hôtesse de cette nuit ? demanda subitement Jésus - qui le savait évidemment.

Pierre, pour répondre, dut cracher sa bouchée de tarte.
- Mélanie, mon bon Seigneur. Mélanie Dewez.
- Comment avais-je pu l'oublier! dit simplement Jésus. Profitant d'un moment de silence, saint Pierre, resté sur sa faim, mordit une nouvelle fois dans le morceau de tarte.
- Et le village? Connais-tu son nom? J'ai oublié de le demander. Nous devons le connaître pour récompenser la fermière quand il sera temps. Il y a plus d'une Mélanie Dewez en Ardenne. L'apôtre dut cracher sa deuxième bouchée pour répondre:
- Roanne, Seigneur. C'est un bien beau nom, ne trouvez-vous pas ?
- Très beau, Pierre, très beau, dit Jésus, réprimant avec peine un rire.

Saint Pierre attendit plusieurs minutes avant d'essayer à nouveau de manger. Jésus semblait perdu dans la songerie et la contemplation des belles pentes douces, boisées, si harmonieuses de la vallée du Roannay. Le soleil du matin faisait ressortir gaiement, sur la droite, les pignons blancs de torchis du village de Borgoumont. Plus vers l'ouest, à mi-hauteur, une double colline barrait l'ouverture de la vallée, près du confluent du Roannay et de l'Amblève. Entre les pommiers pointait le clocher d'une église trapue.

La grâce du paysage, dans la limpidité matinale, ne coupait pas l'appétit de saint Pierre. Jésus n'attendait que la troisième bouchée de celui qui, jadis, dans des circonstances dramatiques, l'avait renié trois fois avant le chant du coq. Et le portier du ciel avait une troisième fois la bouche pleine lorsque son maître lui demanda le plus naturellement du monde:
- De quel village voyons-nous l'église, sur la colline en face de nous ?

C'est après avoir recraché en hâte sa bouchée de tarte aux prunes que le portier du ciel répondit:
- C'est La Gleize, Seigneur. L'église est la plus ancienne de la région. Elle a donné son nom au village: La Gleize, l'église, c'est la même chose.
Saint Pierre faisait le savant pour paraître à l'aise. N'espérant plus manger tranquillement, il jeta aux oiseaux ce qui restait du cadeau de la bonne fermière de Roanne. Les provisions - même clandestinement entamées - vinrent à point aux deux voyageurs. La fenaison commençait dans la belle lumière de juin qui, le soir, se voilait légèrement d'une huée couleur de pollen. Chaque villageois valide fauchait, de l'aube au crépuscule. Personne n'avait le temps de s'occuper des Inconnus de passage.

On dit que les plus pauvres sont souvent les plus généreux. À Grandménil, les pèlerins trouvèrent à loger chez une vieille femme qui vivait dans une petite ferme, à l'écart. Elle n'avait qu'une vache et quelques chèvres. Ne pouvant offrir une chambre à coucher à ses hôtes, elle était confuse de devoir leur dire:
- C'est très petit chez moi. Si cela vous suffit, dormez sur la paille du grenier. Et pour souper, voici le pain de ma huche et le lait que je viens de traire.

Ému par la générosité de cette pauvre vieille, Jésus éveilla saint Pierre avant l'aube.
-J'ai remarqué que le seigle de notre hôtesse n'est pas fauché. Si elle doit attendre qu'un voisin ait le temps de le faire, elle risque de le voir abîmé par les pluies.
- Mais, Seigneur, il est encore en herbe. Nous ne sommes qu'en juin.
- Il sera mûr quand je le voudrai.
- Comment allons-nous y voir? La nuit est encore noire. Nous venons à peine de nous endormir. Et il n'y a pas de lune, à peine un mince quartier, dit l'apôtre en bâillant.
- La lune sera pleine pendant le temps qu'il nous faudra. Elle suffira à nous éclairer. Puis elle reviendra à son premier quartier comme si de rien n'était.
- Mais Seigneur, il n'y a ici qu'une vieille faux. Comment pourrons-nous travailler à deux ?

Une deuxième faux apparut subitement sur le mur de la grange, à côté de saint Pierre. Il n'y avait rien à répondre à de tels arguments. L'apôtre se frottait les yeux, à la fois de sommeil et de surprise. En bougonnant, il suivit son maître jusqu'au champ. Il faisait clair comme en plein jour. On aurait dit que le soleil avait remplacé la lune. Le seigle, doré comme en plein juillet, luisait de toutes ses longues barbes.

Les deux faucheurs se mirent à l'ouvrage, l'un à côté de l'autre. Pierre, pressé d'avoir fini, pour se coucher à nouveau, bâclait la besogne. Il avançait bien plus vite que Jésus, mais en massacrant le seigle.
- Plus doucement Pierre, lui dit Jésus. Ne vois-tu pas quels dégâts tu fais en travaillant si vite ?
De mauvaise humeur, Pierre se remet à travailler, mais sans plus soigner son coup de faux. Il est vite dépassé par Jésus qui, ne l'entendant plus, lui demande:
- Que deviens-tu, Pierre ? Es-tu encore là ?
- Oui, Seigneur. Mais je ne sais plus ce que je dois faire. Ce n'est bien ni quand je vais vite, ni quand je vais lentement. Je connais le métier de la pêche, moi, mais pas celui de faucheur de blé.
- Reprends baleine et couche-toi dans le champ. Cela ira mieux tantôt

Pierre obéit, sans attendre, à cet ordre agréable. Or, la faux qu'il lâche ne tombe pas sur le sol. Elle fauche toute seule, parfaitement, aussi bien que celle de Jésus. Des anges invisibles la manient à merveille. Honteux de cette leçon ailée, saint Pierre se remet sur pied. Ayant retrouvé sa bonne volonté, il fauche de façon exemplaire, ce qui le mène bientôt aux côtés de son maître dont il devine le malicieux sourire.
- Comme tu as été vite reposé, mon ami, lui dit le Seigneur.
Depuis lors, dans nos vieux terroirs, lorsqu'un mauvais faucheur essaie de faire la leçon à un bon en travaillant plus vite que lui, on dit: «Voilà Jésus et saint Pierre à l'ouvrage!»

Lorsque Jésus et saint Pierre arrivèrent près de Werbomont, Jésus, pour une fois, avoua une certaine fatigue. Il dit à son compagnon:
- Vois-tu fumer les cheminées du village? Il doit se passer quelque chose. C'est sans doute la ducasse. Je vais m'asseoir sous ce sorbier. Va demander des victuailles aux braves gens de Werbomont: la part des pèlerins. Tu es très convaincant lorsque tu fais cela, mon bon Pierre.

L'apôtre, oubliant toute lassitude, se sentit pousser des ailes. Il ne se le fit pas dire deux fois. Sa tournée fut fructueuse. Ici, on lui donna des «bouquettes» (crêpes de farine de sarrasin), ailleurs des «galettes» bien dorées (gaufres). Dans la dernière ferme du village, qui n'était pas la plus grosse ni la plus riche, il reçut même une poule rôtie, bien dodue. Elle faisait plaisir à voir.

Le chemin que prit l'apôtre pour rejoindre le Seigneur serpentait, étroit et encaissé, entre de vieilles haies ardennaises irrégulières, faites de charmes tordus, de coudriers d'aubépines et de prunelliers. Leurs formes imitaient des animaux fantastiques, des dragons rampants, vaguement maléfiques. L'isolement du lieu était propice aux tentations.
- Comme je connais Jésus, pensa saint Pierre, il ne voudra pas que nous mangions cette poule tout de suite. Et pourtant son fumet me chatouille bien agréablement les narines. Sortant de la casserole, c'est maintenant qu'elle est la meilleure. Si je mange une cuisse maintenant, Jésus, détaché comme il est des plaisirs terrestres, ne le remarquera peut-être pas.
Avec plus de plaisir que de remords, Pierre dévora de bon appétit le morceau qu'il convoitait. Quand vint le moment de faire halte, au grand étonnement de l'apôtre, Jésus examina les victuailles qu'il avait reçues au village.
- C'est curieux, dit doucement le Seigneur. On t'a donné une poule entamée. Ce n'est pas très généreux.
- N'allez pas croire cela, mon bon Maître. Dans cette région, les poules n'ont qu'une patte. C'est connu, comme les chats de l'île de Man qui n'ont pas de queue. La nature a parfois des caprices.
- Comme c'est étrange, dit Jésus, sans manifester plus d'étonnement.

Saint Pierre sentait qu'il n'avait pas fort convaincu son compagnon. Or, comme ils descendaient vers Burnontige, ils durent s'abriter. Une averse orageuse les avait surpris, aussi violente que brève. Lorsqu'ils reprirent leur chemin, les arbres s'égouttaient encore et le sol était trempé. Perchées sur les haies, les poules se tenaient sur une patte, frileusement, en boule dans leurs plumes dont leur bec sortait à peine.
- Vous voyez, Seigneur, nous sommes encore dans la région où les poules n'ont qu'une patte.
- Ma foi, tu as raison, s'écria le Seigneur en levant brusquement les bras.

Effrayées, les poules s'enfuirent sur leurs deux pattes comme toutes les poules du monde.
- Ai-je la berlue? N'ont-elles pas deux pattes comme partout ? demanda le Seigneur.
-Je crois plutôt que vous venez de faire un miracle, répondit Pierre. Si vous aviez crié en levant les bras quand vous avez vu notre poule rôtie, tantôt, peut-être bien qu'une deuxième patte lui serait venue!




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