Accueil --> Liste des légendes --> La Porallée ou Emprardus-li-brackneu.


Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


La Porallée ou Emprardus-li-brackneu

Les légendes du Val d'Amblève

Marcelin la Garde

par Marcelin La Garde.

I

Rendons-nous sur le sommet de lu montagne eu amphithéâtre au pied de laquelle s'épanouit Dieupart, dans sa riche ceinture de vertes prairies, de riants jardins et de champs bien cultivés : notre œil embrassera de cette hauteur un magnifique panorama, et nous serons sur l'emplacement qu'occupait jadis le château du Vieux-Montjardin. Le sol n'en garde plus que de légers vestiges qui s'effacent chaque jour; mais deux curieuses traditions s'y rattachent, et elle suffiront pour en conserver le souvenir : d'abord, l'origine de la Porallée, légende simple et naïve, la plus populaire de la contrée; puis, l'origine de l'église de Dieupart, histoire dramatique et lugubre qui reflète si bien l'histoire de ce moyen âge où une fondation pieuse apparaît presque toujours à la suite de tout, grand crime, de toute vie souillée.

Au commencement du XIIe siècle, en 1215, Montjardin existait déjà et constituait un fief relevant des comtes de Luxembourg, comme le constate l'acte de mariage de la comtesse Ermesinde avec Waleran de Limbourg, où parmi les cent trente-cinq chevaliers qui assistèrent à la cérémonie, figure Ulric de Montjardin à côté de Gérard d'Aywaille et de Guidon d'Amblève.

Quelques années après apparaît, comme châtelaine de Montjardin, une femme dont le nom, Reyne-Blanche, associé à celui d'un de ses serviteurs, Emprardus-li-Brackneu (le braconnier, le chasseur), se trouve aujourd’hui dans la bouche de tous les riverains de l'Amblève; car si, chez l'homme pris individuellement, la mémoire du cœur est rare, les peuples ont toujours aimé leurs bienfaiteurs, et dans l'antiquité, ils ont même, comme chacun sait, poussé parfois la reconnaissance jusqu'à les déifier.

Emprardus était bon et humain, tandis que Reyne-Blanche, quoique jeune encore, était dure et avare. Le premier, sorti de la classe des serfs, se préoccupait vivement de leur sort ; la seconde usait rigoureusement de ses droits féodaux. Le brave chasseur gémissait de voir que non seulement tant de centaines de malheureux ne possédaient aucune parcelle de sol arrosé de leurs sueurs, mais qu'ils étaient encore accablés de charges aussi lourdes que multipliées et ressemblaient « à des bestes en park, à des poissons en vivier et à des oiseaux en cage ». Souvent on le voyait visiter les pauvres chaumières et y prêcher la résignation et l'espoir. L'amour que lui portaient tous les gens de main-morte, sa conviction profonde que la Providence ne pouvait manquer de bénir un jour ses efforts l'encourageaient à persévérer dans la tâche évangélique qu'il s'était imposée.

Les habitants de la contrée avaient une dévotion particulière pour saint Pierre, sous l'invocation duquel se trouvait la chapelle jointe au prieuré d'Aywaille, que l'évêque de Liège, Notger, avait fondé à l'approche de l'an mil, sur l'invitation de saint Odilon, abbé de Cluny. C'était au pied de l'autel de cette chapelle qu'ils allaient puiser de divines consolations: et Emprardus aimait à se mêler à ces infortunés et à joindre ses prières à celles où ils conjuraient le Tout-Puissant de les protéger.

Un soir qu'il s'en revenait à Montjardin, après avoir assisté au salut, il vit, assis sur une pierre au bord de la route, un vieillard pauvrement vêtu, au crâne chauve, à la barbe grise et qui semblait avoir fait une longue marche. Un tel spectacle ne pouvait laisser le chasseur indifférent. Il s'approcha avec sollicitude de l'inconnu, et lui offrit l'hospitalité dans la maisonnette qu'il occupait près du château.

L'offre fut acceptée; mais il remarqua que son hôte, se tenait vis-à-vis de lui sur une réserve qui lui eût paru singulière, s'il ne l'eût attribuée à l'épuisement résultant de l’âge et des fatigues de la route.

Le lendemain, à son lever, il trouva le vieillard encore endormi. Il ne voulut pas troubler son repos, et après avoir laissé sur la table du pain et du lait, il sortit pour aller à sa besogne.

Lorsqu'il rentra quelques heures après, l'étranger avait disparu.

Il s'informa de lui auprès des gens du château et il apprit, à sa grande surprise, que son hôte avait demandé à voir Reyne-Blanche, avec laquelle il était resté longtemps, et que sans doute la châtelaine avait reçu de lui quelque communication affligeante car, après son départ, on avait remarqué non seulement une grande altération dans ses traits, mais on l'avait aperçue essuyant furtivement des larmes. On ajouta qu'en ce moment même, elle était à prier dans son oratoire, ce qu'elle ne faisait jamais en dehors des heures habituelles.

Quant à l'étrange visiteur, il avait descendu la côte et s'était perdu dans les massifs d'arbres de la vallée.

Vers le soir, Reyne-Blanche fit appeler Emprardus. Il la trouva vêtue de noir; ses belles tresses blondes étaient soigneusement cachées sous vin réseau de fils de soie qui lui emprisonnait la tête et donnait à sa physionomie, une expression d'austérité qui augmentait encore la tristesse dont elle était empreinte.

Le brave chasseur lie put réprimer un mouvement en voyant sa maîtresse si différente de ce qu'elle était d'ordinaire.

Emprardus, dit-elle, vous étiez le confident de mon époux Ulric; vous m'avez toujours fidèlement servie; vous êtes homme d'âge et d'expérience; je ne veux donc point vous cacher qu'il m'a été révélé aujourd'hui qu'à mon insu, j'ai jadis commis une faute grave, qui pèsera cruellement sur ma conscience si Dieu lie me vient en aide. Pour cela, je dois faire chose qui lui soit agréable et je suis décidée à no rien négliger afin de l'apaiser.

Emprardus se sentit animé d'un vif contentement intérieur, car il pensa que les serfs de Reyne allaient pour le coup voir leur sort s'améliorer.

— Ah ! ma noble dame, dit-il, la miséricorde divine est grande, et il vous est si facile de l'obtenir !
— Je le sais. Emprardus, et dès demain, je me mettrai à l'œuvre de concert avec vous.
— Oui, continua le chasseur : à ceux qui n'ont rien et qui ont péché, Dieu demande seulement un sincère repentir; mais aux riches et aux puissants, il demande surtout des largesses en faveur de ceux pour lesquels son Fils est mort sur la croix.
— Que voulez-vous dire ? reprit la châtelaine, dont le front s'assombrit plus encore.
— Vous avez tant de pauvres serfs, noble dame, et tant de droits sur eux, auxquels vous pourriez renoncer, et tant de terres que vous pourriez leur partager...

Reyne-Blanehe parut grandement contrariée. On voyait que ce n'était pas là ce qu'elle avait résolu de faire.

— Nous verrons... plus tard, Emprardus, dit-elle; en attendant, j'ai conçu le dessein de fonder une petite chapelle, là-bas, au pied de la montagne, et d'entreprendre un pèlerinage à Notre-Dame de Chèvremont, près de Liège, dont on parle tant depuis quelques années. Je veux que personne ne sache où je vais me rendre, et je compte sur vous pour préparer ma haquenée et m'accompagner. Nous partirons demain de grand matin. Je vous charge de m'éveiller avant le chant de l'alouette.

II

Emprardus rentra chez lui dans l'état d'un homme qui a entrevu un instant la réalisation d'un désir longtemps nourri, et qui a été déçu dans son espoir.

— Ma maîtresse, se dit-il, a l'esprit un peu troublé par quelque message que lui aura apporté le vieillard que j'ai recueilli chez moi la nuit dernière et qui a disparu, l'ingrat, sans même me dire merci; à son retour de Chèvremont, elle croira avoir fait assez pour se réconcilier avec Dieu, le calme rentrera dans sa conscience et les serfs du manoir resteront dans la dure condition où ils gémissent. Ah! que saint Pierre, notre bon patron, veille sur nous!

Emprardus ne dormit point de toute la nuit, et déjà avant le lever du soleil, il était debout.

Après avoir fait les préparatifs du voyage, il se mit en devoir d'aller réveiller Reyne-Blanche, qu'il trouva levée à sa grande surprise. Comme il lui manifestait son étonnement de la voir si matinale, elle lui dit d'un ton ironique :

— En vérité, Emprardus, vous n'êtes plus ce vigilant chasseur qu'on voyait jadis battre la campagne chaque jour avant l'aube. Vous êtes en retard et il a fallu que le chant de l'alouette vint m'éveiller.
— Loin de m'attendre à ce reproche, noble dame, répondit Emprardus, je craignais, au contraire, d'être venu de trop grand matin. Car, croyez-le bien, il s'en faudra encore d'une bonne demi-heure avant que l'alouette chante.
— Mais je viens de vous dire que je l'ai entendue et que c est elle qui m'a arrachée au sommeil.
— Je suis sûr de ce que j'affirme. Elle n'a pas chanté et je me croirais suffisamment riche si je possédais le terrain compris dans le circuit que je pourrais parcourir avant qu'elle se fasse entendre.
— Eh bien ! reprit Reyne-Blanche en riant, ce terrain je vous l'accorde, allez... Mais non, je ne veux pas, mon vieil Emprardus, que vous vous fatiguiez inutilement. Encore une fois, vous êtes dans l'erreur.
— De grâce, reprit le chasseur, laissez-moi faire. Ne retirez pas les paroles que vous venez de prononcer.
— Retirer ma parole ! Non, certes, d'autant plus que je suis persuadée qu'il ne m'en coûtera rien. Allez donc, courez, puisque vous le voulez. En attendant, je prendrai mon premier repas. Mais n'oubliez point que vous avez vous-même fixé le temps dont vous pouvez disposer et que, la demi-heure écoulée, vous devez être ici.
— Je pars, s'écria Emprardus, au comble de la joie, et j'aurai soin de laisser sur mon passage des traces irrécusable de ma présence, des branches enlevées aux buissons voisins.

Et le bon chasseur pensa en lui-même qu'en allant vite, il parviendrait facilement à gagner quelques bonniers de terre et qu'avec cela, il pourrait toujours faire un peu de bien.

A peine fut-il sorti de l'enceinte du château qu'il se trouva face à face avec le mystérieux vieillard, auquel il avait donné asile l'avant-veille. Celui-ci lui sourit et lui prit la main en disant :
— Viens, mon fils, Dieu te guidera, car il a pénétré tes généreuses intentions.

Et aussitôt le vieillard se mit à marcher avec une rapidité qui dépassait le vol de l'hirondelle, tenant toujours la main d'Emprardus, qui semblait animé par une force divine et sentait que ses pieds ne touchaient pas la terre.

Ils parcoururent ainsi un espace de l'étendue duquel le chasseur, emporté par cette course vertigineuse, ne put se rendre compte; mais une circonstance qu'il remarqua, c'est que, par intervalles, des rameaux verts tombaient du ciel devant eux et venaient se ficher dans le sol, comme des jalons, pour indiquer leur route, ou comme des témoins destinés à constater leur passage.

Emprardus se retrouva enfin au point d'où il était parti; là, son conducteur disparut à ses regards dans un nuage; une musique céleste retentit dans les airs et des voix harmonieuses chantèrent en chœur : « Gloire à Dieu et à saint Pierre, le patron d'Aywaille! Bienheureux sera Emprardus, car il a eu pitié de ses frères. »

Lorsque Emprardus reparut devant Reyne-Blanche, il y avait une demi-heure à peine qu'il l'avait quittée et l'oiseau matinal faisait entendre ses premiers gazouillements.

La châtelaine de Mont jardin reconnut son erreur, et ne se doutant pas du prodige qui venait d'avoir lieu, elle fit venir son chapelain et lui ordonna de rédiger, au profit d'Emprardus, un acte par lequel elle lui cédait la pleine propriété de toutes les terres renfermées dans le cercle qu'il prouverait avoir parcouru.

— Noble dame, s'écria le chasseur,, votre pèlerinage est devenu inutile !.,. Les prières qui vont s'élever au Ciel en voire faveur suffiront pour vous le rendre propice à jamais. Vous verrez, vous verrez !,..

Grande fut, en effet, la stupéfaction de Reyne-Blanche lorsqu'il fut constaté que son chasseur avait visité un rayon renfermant plus de cinq mille bonniers !

Elle comprit ce qu'un pareil fait avait de miraculeux et ne fit aucune difficulté pour ratifier sa promesse.

Le vœu le plus cher d'Emprardus était réalisé, avec l'aide de saint Pierre, lequel devait assurément avoir intercédé auprès du Père Eternel en faveur des serfs de Montjardin, à cause de la vénération particulière qu'ils avaient pour lui.

Le chasseur fit don de tous les biens qui lui étaient ainsi échus, aux manants des villages d'Aywaille, Sougné, Remouchamps, Henumont, Sur-la-Heid, Playe, Sècheval, Nonceveux, Sedoz, Quarreux et Florzé, à condition de ne jamais y bâtir d'habitation et de faire célébrer chaque année et à perpétuité une messe pour le repos de son âme, dans l'église de Sougnez.

Tel est, fidèlement rapporté, le récit traditionnel de l'origine de ces terres appelées la Porallée.

Voici du reste un extrait d'un ancien registre de la paroisse de Sougnez, renouvelé en 1520 et qui repose au presbytère de ce village :

« Commemoratio et anniversarium de Emprardus le Brachneu qui legavit omnia communia de Silvis de Parochia de Sougnez pro ejus anima commemoratio. »

A la publication de ce document, j'ajouterai qu’il existe une gravure à l'eau-forte, devenue très rare, portant la date de 1660, au bas de laquelle, entre le nom du dessinateur Diepenbeke et celui du graveur Hollar, se trouve cette inscription :

« Le chasteau de Montjardin, avecq La Porallée miraculeuse, que Emprardus, braconnier du sieur de Montjardin, a laissée pour l'aisance des manants d'Euaille, Remouchamps, Henoulmont, etc. Ledict Emprardus est enterré en l'église Saint-Pierre à Euaille, en l'an 1230, avecq cest épitaphe : JVSTVS VENATOR JACET HIC VIRTVTIS AMATOR ; et 400 ans après fut son corps trouvé encore entier en présence de plusieurs qui vivent encore présentement. » NoteUn exemplaire de cette gravure existe au Musée du Cinquantenaire à Bruxelles.

La destination de la Porallée a été respectée jusqu'à ce jour, la messe anniversaire a été religieusement célébrée et la mémoire d'Emprardus li Brakneu, appelé quelquefois Pierre, est, comme je l'ai dit déjà, restée vénérée de tous ceux qui, de génération en génération, ont joui de son héritage; mais aucune alouette, affirment les paysans, n'a plus jamais chanté sur les terres de Montjardin.

La Porallée



Accueil --> Liste des légendes --> La Porallée ou Emprardus-li-brackneu.

Site optimisé pour Firefox, résolution minimum 1024 x 768 px

Flux RSS : pour être au courant des derniers articles édités flux rss