Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Légendes de Gaumes et Semois - Frédéric Kiesel

La belle-mère du diable

Il ne faut pas invoquer le diable à la légère: ayant l'ouïe fine, et toujours à l'affût d'une proie, il vous prend au mot. Qui plus est, il se considère volontiers concerné si l'on fait appel à «n'importe qui»: la formule ne l'exclut pas.

À Mogimont, la veuve Mathieux était très mécontente de la conduite de sa fille Eudolie. Coquette, jolie et un peu sotte, elle se laissait conter fleurette par Pierre ou Paul. Parfois même, à un de ces bals considérés par les curés comme des occasions de scandale et de perdition, on dit qu'elle s'était laissée prendre son mouchoir de poche. Cela peut nous sembler fort bénin, mais à l'époque - au milieu du XIXe siècle - cette minime privauté était jugée avec sévérité(1).

Toujours est-il que Madame Mathieux, voulant en finir avec les légèretés de sa fille lui dit un jour:
- Il est grand temps que tu te maries. Je te ferai épouser le premier venu qui voudra bien de toi, qu'il soit borgne ou chassieux(2). Ou même le diable!
Le soir même arriva au village un étranger de belle allure, s'exprimant avec l'élégance des gens instruits. Ni borgne ni chassieux, il était affecté d'une boiterie qu'on remarquait à peine, masquée par son long manteau noir. Outre son teint anormale ment basané, l'éclat de braise de son regard aurait du inspirer quelque méfiance.

Il marqua sans retard un intérêt discrètement galant à la jeune Eudolie, et témoigna à la veuve Mathieux une déférence qui flatta la chère dame. Après peu de jours, sans qu'il se fut permis le moindre geste déplacé - ayant sans doute séduit la mère plus que la fille - il demanda cérémonieusement la main de la « coquette». Le mariage fut décidé sans retard, mais l'étranger ne put fournir de certificat de baptême.

- L'église de mon village a brûlé, avec les registres paroissiaux, expliqua-t-il.
Fronçant la mine, le curé accepta de célébrer la cérémonie qui se déroula bien à un détail près: une raideur de sa jambe empêcha le fiancé de s'agenouiller.
Ces détails annonçaient une catastrophe. Le marié était le diable. Logiquement, le ménage de la jeune Eudolie devint un ménage d'enfer. Son démon de mari la battait, entrait dans des colères terribles pour des riens, et cassait tout, en vrai «broyeu di manadge». Ces horreurs ne pouvaient pas durer. Eudolie alla en cachette trouver sa mère:
- C'est vous qui m'avez mis dans ce pétrin-là. Vous qui êtes si maligne, il faut que vous m'en sortiez.

Maligne, la mère Mathieux l'était. Plus que le Malin? C'est ce qu'on va voir. Ayant réfléchi, elle dit:
- Choutez bin m'feye (Écoutez bien ma fille). Vous allez boucher tous les orifices de votre maison: la cheminée, les fentes des fenêtres, la chatière, le trou de serrure de l'étable, l'orifice de la pompe, la «craïe» (fente) sous la porte d'entrée, mais là, vous ne boucherez pas la serrure. Quand votre démon de mari rentrera, « froumez bin l'huche » (fermez bien la porte) et aspergez le vigoureusement d'eau bénite. Pour le reste, j'en fais mon affaire.

Sitôt dit, sitôt fait. Et quand le diable d'époux rentra chez lui, il tenta frénétiquement de fuir l'eau bénite lancée généreusement par Eudolie. S'étant heurté à la cheminée obturée, à la chatière bloquée, il se précipita vers la serrure de la porte d'entrée. Mais, là, sa rusée belle-mère l'attendait à l'extérieur, tenant une bouteille bien serrée contre l'issue de la serrure. Lucifer s'y précipita. Elle ferma à l'instant le goulot avec un bouchon, et voilà Satan pris et bien pris: par une Ardennaise à la poigne solide. Il eut beau gigoter, crier, jurer, implorer, promettre monts et merveilles, elle ne le délivra pas.

À la grande joie de tout le village, la bouteille-prison du diable fut pendue à la maîtresse branche du chêne qui ombrageait la place de l'église. Tout le voisinage s'amusait à le voir se démener, secouant en vain, dans tous les sens, sa prison de verre. Finalement, l'homme le plus sage de la commune, un vieux forgeron familier du feu et de ses sortilèges, lui proposa un marché:
- Nous voulons bien te laisser sortir de la bouteille, mais tu dois d'abord jurer par Belzébuth de ne jamais revenir chez nous.

Le diable en fit serment par toutes les flammes de l'enfer. Une fois la bouteille ouverte, il s'envola au loin, laissant derrière lui une puanteur épouvantable, que le vent de la Semois mit plusieurs heures à dissiper.

Le village fut délivré des maléfices du Malin. Il ne lui resta plus que les querelles humaines. Quant à Eudolie, assagie, elle se maria en France, au-delà de Charleville, où personne ne connaissait sa diabolique expérience.

  1. Pour les bals, comme pour le mouchoir de poche, la sévérité, était demeurée la même en Ardenne jusqu'aux années 1940. Et, en 1944-1945, quand les «bonnes familles» de petites villes comme Arlon envoyaient leurs jeunes filles danser avec les libérateurs américains, c'était en présence de mères de famille, garantes de la moralité de ces petites fêtes.
  2. Ayant les yeux larmoyants. L'expression «qu'il soit borgne ou chassieux» est une image suggérant «même s'il est mal fichu».



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