Nom en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Le forgeron Misère et son chien Pauvreté

Le vieux temps n'était pas toujours bon pour tout le monde. Les choses ont-elles tellement changé ? Nous pouvons en douter en écoutant l'histoire d'un malheureux, mais rusé forgeron de la région de Nassogne. À cette époque, il y avait peu de chevaux à ferrer au pays de saint Monon, et la forge nourrissait mal son homme.

Aussi était-il appelé le forgeron Misère, accompagné de son chien Pauvreté. Son état ne l'empêchait pas d'être plus souvent qu'à son tour à la table du cabaret, près de la fenêtre. De là, il pouvait avoir l'œil sur l'entrée de sa forge et voir approcher les rares clients.

Désargenté, mais chanceux aux cartes, le maréchal-ferrant guettait l'étranger de passage avec qui jouer une partie de piquet. C'était l'occasion de gagner un ou deux verres de «goutte».

Un beau matin, notre homme eut affaire à un voyageur peu banal. C'était Satan lui-même. Il accepta une partie en lui disant:
- L'enjeu sera ton âme, et je te la payerai bien. Si je gagne, elle sera à moi. Mais, pendant dix ans, tu vivras dans l'abondance.
Misère accepta, joua de son mieux et, mi-content, mi-inquiet, il perdit.

Ce fut alors la belle vie. Misère eut des clients et courut les fêtes de toute l'Ardenne, faisant bombance, payant à boire à la jeunesse, amusant chacun par ses plaisanteries. Astucieux, il n'était jamais blessant pour personne. Et s'il faisait ripaille, les poches toujours garnies grâce à l'enchantement du diable, il n'oubliait pas son vieux nom et sa pauvreté de jadis: ce joyeux compère était généreux. Aussi personne ne songeait à lui demander d'où lui venait sa subite aisance.

Le forgeron mena ainsi grand train pendant des années, acquérant rouge trogne et aimable bedaine, lui qui était naguère pâle et décharné. L'échéance des dix ans fixée par Belzébuth le tourmentait peu. Il ne commença à y songer qu'aux derniers mois.

Alors, hasard ou providence, Jésus et saint Pierre, qui voyageaient en Ardenne, passèrent devant la forge où Misère, un peu lassé des fêtes, attendait le chaland.
- Il faudrait ferrer l'âne, dit saint Pierre. Je compte sur toi pour faire de la belle ouvrage. C'est l'âne du Seigneur Jésus.
- Que le diable m'emporte si l'âne n'est pas bien ferré, répondit Misère.
Par amour-propre d'artisan, et pour éblouir saint Pierre, il ferra la bête avec des fers d'argent. La chose plut aux deux saints voyageurs. -Et saint Pierre dit à Misère:
- Pour te remercier, Jésus te demande de formuler trois vœux. Ils seront exaucés quels qu'ils soient. Mais fais bien attention. Tu n'auras sans doute plus jamais une telle occasion. Songe au salut de ton âme et non à de terrestres babioles qui n'ont qu'un temps. L'éternité est longue. Songes-y bien.

Le forgeron médita, mais, apparemment, ce n'était pas sur ses fins dernières.
- Je demande un fauteuil dont l'occupant ne pourrait se lever que quand je le voudrai.
- Tu l'auras à l'instant, dit Jésus, nullement étonné par l'étrangeté de ce souhait qui faisait froncer les sourcils à saint Pierre.
- Je voudrais aussi que ceux qui monteront dans mon cerisier n'en puissent descendre que sur mon ordre.
- Il en sera ainsi, dit Jésus, sans faire attention à saint Pierre qui s'énervait à ses côtés.
- Enfin, il me faudrait aussi une grande bourse de cuir souple dont le contenu ne puisse sortir qu'à ma volonté.
- Je te l'accorde aussi, dit Jésus, le front serein, tandis que saint Pierre morigénait Misère pour son imprévoyance religieuse.

Les deux voyageurs s'éloignèrent avec l'âne tout fringant, saint Pierre maugréant contre la légèreté humaine, tandis que Jésus avait le sourire indulgent de ceux qui savent.

Au printemps suivant, Misère, nullement inquiet, vit arriver Satan qui, l'échéance venue, réclamait son dû. Le chien Pauvreté, aussi tranquille que son maître, flaira le visiteur sans hostilité, nullement troublé par sa légère odeur de soufre.
- Il ne me faudra pas bien longtemps pour faire mes paquets, dit Misère à Belzébuth. Mais vous devez être fatigué, l'enfer n'est pas la porte à côté. Reposez-vous des fatigues de la route dans mon fauteuil. Vous y serez bien.

Le fauteuil était confortable en effet, et le Malin s'assit en soupirant d'aise. De son côté, au lieu d'emballer ses hardes, Misère s'affairait mystérieusement dans sa forge. Il en revint en brandissant une grosse barre de fer rougie au feu.

- Maintenant, tu vas nous payer toutes les avanies que tu fais subir au pauvre monde, cria-t-il, en commençant à le battre énergiquement.
Belzébuth, gigotant comme un beau diable qu'il était, hurlait de douleur "sous la correction infernale que lui infligeait le forgeron.
- Tu voulais m'entraîner dans le feu de ton royaume. Voici le mien! criait Misère, frappant de plus belle.
- Que veux-tu de moi, pour me rendre la liberté? demanda Lucifer.
- Dix ans de vie comme je viens d'en vivre, répondit le forgeron.
Ayant accepté ce prix, Satan, délivré, s'enfuit à belle allure, laissant derrière lui une odeur de roussi.

À l'échéance suivante, Satan n'osa pas venir lui-même prendre livraison de son peu commode client. Il envoya trois diables particulièrement futés.
Revenant, fort joyeux, d'une ribote à tout casser, Misère les reçut très aimablement.
- Je suis à vous dans un instant, leur dit-il. Mais, avant de partir, vous irez bien goûter mes cerises. Elles n'ont jamais été aussi belles, et comme je n'aurai pas le temps de les manger, vous auriez tort de vous gêner.

Ils ne se génèrent pas, et se régalèrent de bigarreaux à qui mieux mieux.
Quand ils en eurent leur compte, il leur fut impossible de descendre de l'arbre que le chien Pauvreté entourait de ses bonds joyeux. Comme le forgeron se moquait d'eux, ils durent bien passer par ses conditions: un nouveau délai de dix ans, moyennant quoi ils purent, la queue basse, aller raconter à Satan qu'ils n'avaient pas été plus malins que lui.
Dix ans plus tard, il menaça des pires châtiments, en cas d'échec, ses douze meilleurs lieutenants, qu'il envoya chercher son coriace débiteur.
Misère suivit sans discuter l'intimidante cohorte.
- Cette fois, j'ai compris qu'il n'y a plus rien à faire, dit-il simplement.
L'été était torride cette année-là. Pendant plusieurs heures, le forgeron Misère, son chien Pauvreté et les douze diables marchèrent vaillamment par monts et par vaux. Mais ces derniers n'étaient pas Ardennais: ils se fatiguèrent avant le bonhomme des raidillons schisteux et des chemins pleins de pierres inégales, labourés d'ornières.
Au bas d'un rude «thier» (côte), ayant vu que la plupart de ses sombres compagnons, en sueur, n'étaient vraiment plus d'attaque, il leur proposa:
- Entrez dans ma bourse de cuir. Je vous porterai jusqu'au sommet. Je suis plus habitué que vous à ce diable de pays!
Ils acceptèrent sans hésiter. Quand ils se furent précipités dans la sacoche, le forgeron la referma prestement et la jeta aux pieds du chien Pauvreté qui montra ses crocs en aboyant furieusement. Puis, s'étant taillé un bâton hérissé d'épines, il administra une solide raclée aux diables enfermés qui se débattaient en implorant grâce.
Ils n'obtinrent la paix et la liberté que moyennant un nouveau sursis de dix ans pour le rusé compère.

Les meilleures choses ont une fin. Peu avant l'échéance des dix ans, le forgeron Misère et son chien Pauvreté moururent de vieillesse, ensemble, un soir de printemps, au milieu des pervenches de la forêt de Freyr.

Tous deux allèrent frapper à la porte du paradis.
Saint Pierre les reconnut et les reçut mal:
- Tu ne manques pas de toupet, vieux farceur: venir me demander l'entrée du ciel! Quand le Seigneur Jésus t'a offert d'exaucer tes trois souhaits, tu n'as pas pensé un instant à ton âme. Maintenant, il est trop tard. Va te promener ailleurs. Je ne puis rien faire pour toi, qui as signé un pacte avec le diable!

Résignés, le forgeron et son chien, dont les âmes commençaient à avoir froid, heurtèrent l'huis de l'enfer. Par les fentes leur parvenait une odeur de fumée et de chair grillée.
- Cette forge-ci est peut-être faite pour moi, se disait Misère.
Ce n'était pas l'avis de Satan. Ayant reconnu le forgeron par le judas de la porte, il se souvint de la cuisante correction au fer rouge qu'il avait reçue, il y a une vingtaine d'années, au pays de Nassogne.
- Vieux chenapan, cria-t-il à Misère, ne crois pas que je vais te laisser entrer ici pour jouer avec mon feu. Passe ton chemin. Il n'y a pas de place ici pour un bandit comme toi!
C'est ainsi que, jusqu'à la fin des temps, Misère et Pauvreté reviennent errer sur -notre terre. Si vous les rencontrez - ce qui ne peut manquer - soyez bons envers eux.




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