Nom en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Le maniquet de la ferme Libert

Nombre de fermes, souvent isolées, d'Ardenne ou de Lorraine, depuis la ferme Libert, près de Malmedy, jusqu'à Bonnert, près d'Arlon, sont restées attachées au souvenir d'un nuton bienfaisant. Souvent la même histoire se retrouve, avec peu de différences.Elle est subtile et touchante. Or donc un nuton s'intéresse à la famille Libert. Du repaire où il vit avec ses compagnons, dans une grotte en rouge roche de poudingue, sur une colline dominant Malmedy, il vient volontiers à la veillée. Il y est bien reçu, car c'est un homme sage et doux, discret et courtois. Il apporte parfois de beaux petits objets d'argent: couverts, gobelets, qu'il fabrique avec ses compagnons. Mais on l'apprécie surtout pour les bons conseils qu'il donne. Il prévoit le temps. Il sait si le printemps sera hâtif ou tardif. S'il faut craindre des gelées sournoises et quand il importe de rentrer en hâte les foins ou la moisson. Il sent venir la pluie et les bourrasques une ou deux semaines à l'avance.

Est-ce grâce à ses sages avis, ou, aussi, à un sort favorable qu'il dispense à ceux qu'il aime bien? Depuis qu'il vient chez Libert, tout réussit à la ferme: les veaux naissent bien, les vaches donnent un lait abondant et échappent à la tuberculose comme à la stomatite aphteuse. Tout le monde y vit heureux et prospère. Et le bonheur de la famille semble se retrouver sur le joli visage de Marie, la plus jeune fille de la maison. Un vrai printemps, cette enfant-là. Dix-sept ans tout neufs, des yeux noisette, comme une biche. Une sorte de buée paraît l'entourer, comme le verger à la fin avril. Combien de temps ce miracle de fraîcheur durera-t-il? On ne songe pas à s'en soucier tant c'est joli.

Le nuton n'y est pas insensible. Quand on joue le soir aux cartes, à la «crapette», lui, toujours si attentif, oublie exprès de prendre son avantage, pour le seul plaisir de la voir contente de gagner. Un jour, il lui apporte de merveilleuses bottines de cuir fin, travaillées comme jamais personne n'en a vu, même chez les «bobelins(1)» les plus coquets de Spa.

Les choses les plus charmantes sont les plus fragiles. Tant que le maniquet laisse discrètement deviner sa tendresse pour Marie, personne n'y voit rien de mal. Mais on remarque bientôt que Marie n'est pas tout à fait insensible à la muette adoration du massotai. Son regard s'attarde parfois sur lui un instant avec douceur. C'est peut-être seulement une impression, mais la famille est sur ses gardes. Un jour pourtant, c'est le drame. Le frère aîné revient du village voisin, Bévercé. On s'y est moqué de lui.
- Tu vas avoir un joli petit beau-frère, lui a-t-on dit.
- Allez-vous le prendre chez vous, ou la Marie ira-t-elle vivre dans sa grotte avec ses nouveaux cousins?

À la ferme Libert, on tient conseil. Il faut couper court à ces plaisanteries et à ces racontars. Le père dit à Marie qu'elle ne verra plus le petit homme. Elle pleure un peu. Mais c'est une fille raisonnable. Elle est surtout surprise. Elle sentait à peine que son cœur commençait à fondre devant le maniquet serviable et si plein d'attentions pour elle. Il est plus petit que nous, mais ne vient-il pas d'un monde supérieur, avec ses manières si raffinées et ses mains si habiles?

Toute la famille - sauf Marie qu'on a envoyée au lit - est assise autour de la cheminée. Sans rien dire, chacun tient en main une coquille d'œuf dans laquelle il fait tourner un fétu de paille.

Un instant, le maniquet, pourtant si malin, ne comprend pas ce que l'on fait. Puis, voyant qu'on lui suggère que la vaisselle (et la fille) à sa taille sont à l'échelle des coquilles d'œufs, il rougit violemment sous l'affront et s'en va après avoir dit, sur un ton glacial qui masque bien sa colère:
- Épi par épi, je vous l'ai amenée, votre richesse, gerbe par gerbe, elle s'en ira.

Le nuton ne claqua pas la porte, mais on ne le vit plus jamais à la ferme Libert. L'été, on l'aperçut parfois de loin, assis sur une roche. L'air songeur, triste, tout vieilli, il regardait à bonne distance la jolie Marie qui fanait ou venait traire les vaches. Mais cela ne dura qu'un temps. Après quelques mois, il disparut, et avec lui, la chance qu'il portait à la ferme: les bêtes eurent la maladie, le foin pourrit, les deux chevaux périrent, l'un foudroyé, l'autre blessé au bois par la chute d'un arbre. Après trois ans, la famille de la petite Marie dut quitter le pays, ruinée. Et toute la région de Malmédy et de Bevercé sut ce qu'on peut espérer des nutons, mais aussi ce qu'il faut en craindre.

  1. Bobelius, nom donné autrefois, dans la région spadoise, aux élégants étrangers qui fréquentaient la petite ville d'eau.
La ferme Libert - Malmedy

La Ferme Libert - Malmedy
http://www.fermelibert.be/




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