Accueil --> Liste des légendes --> Le diable, la fille coquette et les liards du curé.
II est dangereux d'être coquette au point d'accepter les services d'inconnus trop obligeants. C'est ce que devait apprendre à ses dépens la jolie Marie L. d'Alle-sur-Semois, mignonne mais point assez réfléchie. Elle montait en pleurant la côte du gros bois d'Allé, pour aller se placer comme servante. Elle aurait bien aimé, jeunette, vingt ans à peine, rester chez ses parents, en espérant un gentil mari.
Mais voilà, pour que les garçons vous regardent, il faut une belle robe et, pour le bal, des souliers blancs avec un «flot» (1) de rubans. C'est la mode qui veut ça.
Or, dans le bois, la petite Marie en larmes rencontre un gros monsieur bien habillé, l'air riche et important.
- Pourquoi es-tu triste, mon enfant? demande-t-il d'un ton paternel que dément la lueur étrange de ses yeux.
- Mon bon monsieur, je dois aller me placer en service, sinon jamais je ne pourrai me payer une belle robe et des souliers à rubans.
- Qu'est-ce que cela coûte?
- Douze francs, Monsieur. Où voulez-vous que je les trouve?
- Les voici, dit-il, sortant de son gousset douze pièces d'or. Je te les prête. Tu me les rendras au double quand tu pourras. Sinon, tu entreras à mon service.
Sans penser à l'allure étrange de la proposition, au moyen de rendre vingt-quatre francs, sans demander quel genre de service l'inconnu lui demandait, Marie ne voit pas plus loin que le bout de son nez:
- Oh! Merci, Monsieur, dit-elle en sautant de joie.
Elle prend les douze francs et rentre chez elle en chantant. Ses parents, d'anciens «baraquis» (forains, romanichels) n'étaient pas beaucoup plus malins qu'elle. Habitués à ses caprices, ils ne lui demandèrent pas pourquoi elle avait changé d'avis, ni où elle avait trouvé de l'argent.
Cette famille insouciante habitait une maison inachevée. Seul le rez-de-chaussée était terminé. De la chambre, à l'étage, on voyait le ciel d'automne entre les chevrons du toit.
La petite Marie n'eut pas longtemps du plaisir de sa belle robe et des souliers à rubans. Elle pleurait à tout bout de champ. Elle avait peur, criait la nuit. C'est que la pauvrette avait compris. Le gros monsieur cossu avec des pièces dans son gousset était le diable. Tous les soirs, il venait dans la charpente. Il jetait des petites pierres en direction de Marie.
Quand on lui demandait pourquoi elle mettait la main devant son visage, comme pour se protéger, elle répondait:
- C'est à cause des mouches.
Car elle était seule à voir lancer les cailloux. Pour bien lui rappeler sa dette, le diable faisait tomber à ses pieds une ardoise du toit sur laquelle il avait écrit le chiffre 12.
- Qu'est-ce que tu ramasses par terre? lui demandait sa mère.
- Ce n'est rien, c'est mon mouchoir, répondait-elle entre deux sanglots.
- Pourquoi regardes-tu si souvent le toit?
- J'y vois un beau crucifix.
Elle ne voyait pas de crucifix du tout, bien au contraire. Elle épiait les signes du diable.
Quand le toit fut achevé, Marie ne fut pas plus tranquille pour autant. Sans dire où elle allait, elle quittait souvent la maison une fois la nuit tombée. On ne voyait pas trace de ses pas sur la neige fine de novembre. Elle revenait à la fin de la veillée, discrète sur son emploi du temps. En insistant beaucoup, ses parents finirent par savoir qu'elle retrouvait d'autres jeunes filles à de belles et grandes assemblées. La musique était si jolie, bien plus douce que l'accordéon du village, et on dansait gaiement. La donzelle riait en racontant cela, mais son rire était comme fêlé.
- Et tu ne trouves pas un galant à ces belles fêtes-là? demandait sa mère. Il doit sûrement y avoir du beau monde, des fils de châtelains, si la musique est plus belle que l'accordéon du petit Nestor.
Là-dessus la fillette s'est sauvée en pleurant. Elle n'a pas pu cacher longtemps le genre de bal où elle se rendait. Souvent, au-dessus du village, on entendait passer des bandes de sorcières avec violons et tambours. Elles criaient:
- Houp! Houp! Eh, la petite Marie est-elle avec nous?
Il n'y avait plus de doutes. Elle allait au sabbat. La pauvre petite sotte dépérissait à vue d'œil. Bientôt, elle ne fut plus capable de sortir. Dans son lit, où ses parents la veillaient à tour de rôle, elle avait peur, et criait parfois:
- Attention! Le voilà encore qui revient!
- Mais qui est-ce? demandait sa mère.
Longtemps, elle refusa de répondre, secouant la tête d'un air triste et buté. Elle finit pourtant par narrer la rencontre, et le marché conclu au Gros Bois d'Allé. Il n'y avait plus de doute: la pauvrette était possédée du démon.
- Il faut faire venir le curé Mineur, dit une voisine avisée. C'est un prêtre sage et instruit, et un homme de bien.
C'est que, pour combattre le diable, qui est grand clerc et sait tout sur tout le monde, il faut être savant et n'avoir rien à se reprocher.
Ce fut toute une affaire. Le village, en émoi, en a gardé longtemps le souvenir. Tout Allé était là, et encore bien des gens de Muzaive, Frahan et Rochehaut.
Le curé a commencé par déposer sur une table les vingt-quatre francs qu'il fallait rendre au diable. Généreux, il en avait fait l'avance. Les pièces d'or étaient posées sur un morceau de la belle robe blanche, cause de tout le malheur.
Dans le bonnet de la petite Marie on avait cousu des «clous», en fait des grains d'encens du cierge pascal, pour empêcher le diable d'enlever sa victime.
Assisté de Jean le Greffier et d'un autre paroissien, le curé lisait dans son gros rituel. D'une voix forte, énergique, avec de nombreux signes de croix, il clamait en latin les formules de conjuration. Ses acolytes et lui avaient le visage grave, la sueur aux tempes. Toute la maison vibrait. On entendait le son clair des verres qui s'entrechoquaient. Visiblement, le diable résistait.
- Que te faut-il, Satan? demanda le prêtre en français. Caverneuse, la réponse vint des environs du lit:
- Tu n'as pas le pouvoir de m'expulser. Tu n'as pas la conscience nette. Un jour, tu as pris une grappe de raisins dans la vigne du grand Joseph Marchai.
- C'est vrai, reconnut le prêtre. Je mourais de soif. Mais j'ai payé les raisins pour leur valeur et au-delà: j'ai déposé six liards au pied de la vigne.
À l'instant, on entendit un rugissement infernal, rageur, puis le raclement des ongles crochus qui enlevaient les vingt-quatre francs et la pièce d'étoffe blanche, que l'on vit disparaître. Une odeur pestilentielle se répandit dans toute la maison: le diable partait, furieux d'abandonner la jeune fille. Il aime l'or, mais encore bien plus les âmes.
Marie guérit rapidement de sa langueur et de sa sotte coquetterie. Elle trouva du travail du côté de Namur et y épousa un bon garçon. Il valait mieux aller loin de chez elle, car, de Bohan à Bouillon, les jeunes gens n'osaient pas trop danser avec elle. On ne sait jamais: si la lubie lui reprenait brusquement d'aller au sabbat! Cette envie ne l'a jamais reprise. Qui est pris est appris, comme on dit.
Jean, dit le Greffier, qui servit d'acolyte au curé Mineur pour l'exorcisme de la petite Marie, possédée du démon, eut lui-même à souffrir de maléfices. Il transportait régulièrement du charbon de bois d'Houdrémont jusqu'à Givonne, en France. Pour les 35 à 40 kilomètres du trajet, il employait un gros char tiré par des bœufs très robustes. C'étaient des bêtes puissantes, magnifiques, bien connues dans toute la région.
Or, un beau jour, si l'on peut dire, elles se mirent à dépérir. Il n'y avait pas, dans la région, de maladie du bétail, et les bœufs de Jean le Greffier n'en montraient aucun symptôme connu. Seul indice: un chat noir, venu on ne sait d'où, restait couché dans la mangeoire, en face du bœuf malade. Quand celui-ci fut sur le point de périr, le chat vint s'installer devant un autre qui se mit bientôt à souffrir du même mal mystérieux. Il n'avait fallu que trois jours à un bœuf très costaud pour passer d'une santé florissante à l'état de charogne.
C'était si rapide que, lorsqu'un bœuf était atteint, Jean le Greffier commençait déjà à creuser la fosse pour l'enfouir. Personne ne parvenait à prendre ou à chasser le chat.
Jean n'était pas homme à s'effrayer pour des riens ni à croire trop vite à des coups de sorciers. Mais il n'était plus possible de douter: le chat en était un.
Le curé Mineur vint, avec un acolyte, exorciser l'écurie. Pour prolonger l'effet des conjurations, il enfonça trois «clous» du cierge pascal dans le châssis de la porte et, au mur, il suspendit son étole, qui y resta longtemps. Depuis lors, le bétail de Jean le Greffier ne souffrit plus de maladies suspectes.
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