Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Légendes de Gaumes et Semois - Frédéric Kiesel

Le gosier sec des bergers

À Rochehaut, les barriques de bon bourgogne du curé se vidaient toutes seules. Comme il arrivait au herdier de revenir inexplicablement guilleret des landes désertes où il menait le troupeau, le curé chargea le plus futé de ses petits enfants de chœur de le suivre en douce.
- Surtout, arrange-toi pour qu'il ne te voie pas. Quand il sera arrêté près du bois Lion ou aux Fetchirs, pour faire paître les bêtes, grimpe sans bruit dans un arbre et regarde bien ce qu'il fait.

Agile et pas bête, le gamin, se doutant d'un mystère, fit ce que le pasteur des âmes lui avait demandé. Aux Fetchirs, il vit le pasteur des moutons jeter un coup d'œil circulaire. Le vieux bougre voulait vérifier si personne ne l'observait. Puis, fichant en terre, d'un geste énergique, sa houlette, le grand bâton des bergers, il y adapta une sorte de petit robinet de bois. Installé en dessous, la bouche ouverte, il y but un liquide rouge, à grandes goulées. Il s'arrêtait pour entonner des gaudrioles en latin de cuisine.

«Mais on dirait que c'est du vin, se dit le garçon dans son arbre. Et quelle prière chante-t-il? Ce n'est pas tout à fait ce qu'on entend à l'église, mais cela y ressemble...»
Cela y ressemblait d'assez loin. L'histoire ne nous dit pas comment le curé fit comprendre au berger que son manège . pouvait devenir dangereux pour lui. Ces affaires-là ressemblent au secret de la confession. Le bon curé put boire tranquillement son bourgogne lui-même avec ses confrères. Mais était-ce bien un coup du diable, de l'en priver? Son ange gardien pouvait très bien veiller sur le foie du brave abbé. Bien sûr les robinets magiques ne sont pas des accessoires habituels du ciel. Mais allez savoir! Les voies du Seigneur sont impénétrables.

Le berger de Rochehaut n'était pas le seul à posséder le truc pour se rincer la dalle sans frais. Celui de Naomé vidait ainsi, à distance, le vin ou la bière de l'un ou l'autre villageois. Il se nommait Jean-Lambert, et, vers 1910, un tiers - les aînés - de la population de Naomé se souvenait très bien de lui.

Comme il menait son troupeau dans les «virées» (les sections de coupes de bois) du côté de Carlsbourg, il y rencontra son collègue de ce village. Plutôt porté sur la boisson, le collègue dit à Jean-Lambert:
- Nous avons un bon métier. C'est dommage qu'il y fait si soif. Tout ce qu'on peut boire par ici, c'est l'eau de la source.
- Je puis t'offrir mieux que cela, lui dit Jean-Lambert. Sais-tu comment est placé le robinet sur le tonneau de bière de ton patron ?

- Bien sûr, répondit le berger de Carlsbourg, la voix altérée par le gosier sec.
Là-dessus, Jean-Lambert planta son bâton dans la terre, comme faisait le berger de Rochehaut. Y ayant appliqué une embouchure de bois, il invita son collègue:
- Vas-y, bois tout ton saoul. C'est ton patron qui a payé la bière.
Le berger de Carlsbourg ne se le fit pas dire deux fois. Quand il en eut lampe un ou deux litres, s'essuyant la bouche du revers de la main, il se tourna vers Jean-Lambert:
- Tu en as de la chance. Je voudrais en savoir autant que toi!
- Hélas, répondit Jean-Lambert, que le Bon Dieu t'en préserve! Tu aimes peut-être bien boire un coup, mais tu es un homme comme il faut. Moi, je suis maudit et malheureux comme une âme en peine.




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