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Les bagues d'herbe.

Légendes de Gaumes et Semois

Blason du Comté de Chiny

Le jeune comte Othon de Chiny était un seigneur hardi, vif, aussi séduisant que brave. Une enfance solitaire, passée à courir librement les forêts des confins d'Ardenne et de Gaume avait accentué le caractère indépendant et impulsif qu'il tenait de ses ancêtres. Reçu à Nancy à la cour du duc de Lorraine, il tomba follement amoureux de la fille unique du duc, Berthe, belle comme l'aurore et douce comme le miel.

Dès le premier regard, c'était comme si la foudre était tombée à leurs pieds: les jeunes gens n'avaient d'yeux que l'un pour l'autre. Le duc, étonné par cette passion si subite, refusa la main de sa fille à l'impétueux jouvenceau.

Quand vint pour lui le moment de quitter Nancy, Othon ne put se résigner à se séparer de Berthe, qui était devenue le soleil de ses journées. Il ne l'enleva pas. Les jeunes gens partirent ensemble à l'aube, dans le vent vif, comme pour une promenade. Sur leurs chevaux, ils rêvaient éveillés. Berthe, qui était aussi endurante que délicate, montait comme un chevalier. Au crépuscule du deuxième jour, le couple entrait au château de Chiny. Il ne put jouir longtemps en paix de son amour que berçait le chant clair de la Semois sur les roches au pied du château. Après quelques jours, le duc de Lorraine était là avec mille hommes d'armes pour reprendre de force sa fille et venger l'outrage qui était fait à sa noble maison.

Vaillant, Othon n'était pas insensé. Il savait qu'avec sa trentaine de chevaliers et d'écuyers, le château était indéfendable. À la nuit, il se sauva avec Berthe par un chemin dérobé qui les mena à Chassepierre, au travers d'épais fourrés.

Ils ne se reposèrent qu'en vue du village, sous un chêne d'où ils pouvaient observer s'ils étaient poursuivis. La vallée était silencieuse, vide de soldats, mais Berthe, épuisée, avait peur, et voulait se soumettre à son père.

Othon ne savait que dire, lorsqu'un bel oiseau aux reflets bleus se mit à voleter autour d'eux. Sa vue suffit à calmer les jeunes amants qui, en quelques instants, oublièrent angoisse et lassitude. Ils furent à peine étonnés lorsque l'oiseau se transforma en une jeune femme au visage d'ange à la fois frais et ardent, à la robe tissée de fils de la Vierge perlés de rosée. Elle s'avançait sans poids sur ses pieds nus brillants comme de l'argent.
- Je suis Herva, dit la fée, sœur de Morgue et d'Oriande. Tes aïeux nous ont rendu service et je te protégerai, Othon de Chiny. Vous n'êtes pas mariés devant Dieu, Berthe et toi, mais je vous unis au nom de Diane, déesse des forêts.
Herva étendit la main, et des futaies surgit un château es¬carpé, aux fortes tours d'angle, tout neuf, étincelant de quartz, comme si de la poussière de diamant le recouvrait.
- Abritez votre bonheur dans ce château. Il n'est visible que de vous. Et pour vous marier, échangez les bagues d'herbe que voici.

Passant le sien au doigt de Berthe, Othon remarqua que les anneaux légers étaient faits de tiges de circée, la plante aux sombres feuilles, à qui les fées confient secrets et pouvoirs. Les bagues à peine passées à leurs doigts, Herva avait disparu. Les jeunes gens crurent un instant avoir rêvé, mais le château était là, brillant dans une lumière doucement irisée, au bout d'une allée de hêtres aux fûts lisses et pâles. La poterne s'abaissa sans bruit devant eux et se referma de même, sans qu'ils puissent voir personne la manœuvrer.

Ils visitèrent salles d'armes, cours dallées de marbre, écuries et vastes pièces de réception voûtées, sans rencontrer âme qui vive ni voir une chapelle. Ce lieu exquis était visiblement peu catholique.
Dans le petit jardin plein d'aubépines rouges comme le sang, au pied du donjon, s'ouvrait un puits à margelle finement ouvragée, tellement profond qu'une vapeur blanche en sortait.
Même toutes portes et toutes fenêtres fermées, les salles, dont les murs de quartz éclairaient la nuit, sentaient la forêt et la fougère comme si l'on se trouvait dans une clairière. Une odeur de gibier aux sauces riches s'y mêla pourtant, guidant les seigneurs de ce manoir étrange vers une haute salle à manger dont les oiseaux traversaient librement les murs. La table était chargée de somptueuses venaisons, que nul serviteur visible n'avait préparées ni disposées dans la vaisselle finement ciselée.
Othon et Berthe étaient trop amoureux pour s'étonner de ces étrangetés: leurs moindres souhaits, à peine exprimés, étaient réalisés sans qu'ils voient personne.
Dans leur jeune passion, la solitude à deux ne leur pesait nullement. Ils chassaient dans les bois des alentours. Avec les années, qui passaient comme un songe, deux enfants naquirent, une fille et un fils, beaux comme des anges.

Pendant des années, Othon et Berthe ne virent pas leur bienfaitrice. Un matin pourtant, elle leur apparut en forêt. Elle semblait soucieuse.
- J'aurais voulu te rendre ton château de Chiny, dit-elle à Othon. Mais le duc de Lorraine l'occupe toujours avec les hommes de l'évêque de Trêves. Les moines d'Orval et autres moutiers font reculer notre puissance. Les villageois nous invoquent moins. Ils quittent nos belles divinités pour l'image d'un supplicié sur une croix... Une croix comme celle que Berthe porte à son cou, ajouta la fée en jetant un regard mauvais à la jeune femme.

Après un silence énigmatique, Herva disparut, laissant derrière elle une sourde angoisse. Le soir, avant le repas, elle versa un philtre dans le verre de Berthe qui s'endormit au sortir de table. Othon étant seul, Herva lui apparut plus belle que jamais, de cette froide et brûlante beauté sans âge qui est celle de la magie.

Sa vue à elle seule était un maléfice délicieux auquel Othon succomba sur l'heure, oubliant son amour pour Berthe. Il lui semblait que, tout au fond de lui, son cœur restait fidèle à Berthe. Mais un corps, qui était à peine le sien, son image presque, se livrait aux étreintes furieuses, foudroyantes, de la fée aux membres de lait et de pourpre qui se tordaient comme flammes dans la nuit.
- Je ferai de toi un dieu, lui disait-elle, haletante. Ensemble nous chasserons de tes terres les tristes moines et les barons lorrains.
Cette vie double, qu'il parvenait à cacher à Berthe, dura tout un été, balançant Othon entre le remords et des délices infernales. Il devenait sombre, absent. Le jour, il regardait la douce Berthe avec une expression de regret bouleversé, dont elle ne comprenait pas la raison, le croyant malade. Chacun d'eux, en secret, soupirait en regrettant sa jeunesse.

Un soir, pourtant, Herva ne vint pas et ils se retrouvèrent comme aux premiers temps de leur amour. Par la fenêtre de leur chambre, ils virent, au milieu de la nuit, la lueur d'un incendie à l'horizon. Herva survint après minuit, les cheveux en désordre, son beau visage devenu féroce comme celui d'une furie.
- J'ai mis le feu à l'oratoire de l'ermite Walfroy, qui offensait l'autel des dieux de la colline. L'heure de ma victoire approche! Et elle éclata d'un rire strident. Effrayés, Othon et Berthe se signèrent.
- Ingrats! Vous oubliez tous mes dons! Vous vous en repentirez!

Othon, détachant la croix d'or du cou de Berthe, commença à tracer dans l'air le signe des bénédictions et des exorcismes. Il n'avait pas fini qu'Herva était disparue, laissant à sa place un nuage de soufre. Othon et Berthe allèrent sur leur balcon, tendrement enlacés. La nuit, d'une incroyable pureté sous la lune, leur rendit la paix. Une cloche sonna bientôt matines. C'était celle d'Orval, claire dans l'aube d'automne.

Alors, ils virent que les bagues de sombre herbe circée avaient disparu de leurs doigts. Ils n'en gardaient à l'annulaire, qu'une fine trace ombrée. La protection de la fée leur était retirée. Ils n'en avaient cure. Était-ce à tort ou à raison?

Après avoir pris quelques heures de repos, ils enfourchèrent leurs montures et se jetèrent à la poursuite d'un énorme sanglier qui les fuyait, fonçant dans leurs chiens, puis traversant les fourrés les plus épais.
Après des heures, la bête commença à donner des signes de lassitude. Othon allait la transpercer de son épieu lorsqu'elle disparut.
Des arbres, surgirent, lance pointée, les chevaliers du duc de Lorraine qui ordonnèrent au couple de se rendre. Sachant toute résistance impossible, Othon et Berthe se laissèrent capturer. Ils comprenaient que le sanglier n'était qu'un phantasme envoyé par la fée pour les conduire au milieu de leurs ennemis. Ils allaient devoir expier leurs années de liberté dues à la magie.

Les deux amants furent conduits devant le duc de Lorraine. Le courroux de celui-ci leur fit craindre le pire. Le duc voulait enfermer sa fille dans un couvent sévère, en Souabe ou en Bohême et faire jeter Othon dans une oubliette. Mais lorsqu'on lui montra ses deux petits-enfants, le fils et la fille d'Othon et de Berthe, il se laissa fléchir par le repentir des deux coupables et par les larmes de la duchesse, toute heureuse de retrouver son enfant.
- Mariez-vous devant Dieu, et je vous rendrai Chiny et ses forêts jusqu'Avioth et Montmédy. Soyez-y heureux et faites le bien, après avoir vécu d'enchantements et de sorcellerie. Votre amour vous aura sauvés de justesse.

Et lorsque, devant l'abbé d'Orval, Othon et Berthe échangèrent les anneaux d'or bénits, une onde tiède, infiniment douce, parcourut leurs mains. L'étroite ligne obscure laissée par les bagues d'herbe venait de s'effacer.

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