Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes des quatre Ardennes - Frédéric Kiesel

La candeur des gens de Wiesbaum

Armoiries de la commune de Wiesbaum

Les populations possédant une forte personnalité inventent des plaisanteries sur elles-mêmes.
Ainsi, les villageois du rude Eifel aiment rire de leur propre rusticité.

Aidées sans doute par quelques verres de Schnaps, leurs Schnurren (plaisanteries) atteignent volontiers un caractère « énorme » ou insolite qui fait songer à Rabelais, ou à une sorte de surréalisme paysan, comme celui de Jérôme Bosch et de Bruegel.

Les drôleries d'un terroir sont volontiers prêtées à quelques localités d'élection. Cela aiguise l'invention de ceux qui aiment s'amuser aux dépens du voisin. Et les victimes de ce choix finissent par en tirer gloire, si pas « en remettre ». De la sorte, tout le monde s'amuse.

Il existe ainsi tout un petit folklore de « Schnurren » sur la naïveté des gens de Wiesbaum. Ils étaient contents du coucou dont ils entendaient l'appel, à chaque printemps, dans leur bois communal. Ils en étaient même fiers. Aussi, furent-ils fort déçus l'année où le malhonnête oiseau ne se fit plus entendre.

Ils tinrent gravement conseil à ce propos.
— A Hillesheim, ils ont deux coucous dans leur bois, dit l'un.
— Il faudrait aller leur en acheter un, dit l'autre.
On se mit d'accord sur cette suggestion. Deux hommes avisés furent désignés.

Les émissaires furent bien accueillis à Hillesheim. Sans de trop longues discussions le marché fut conclu. Hillesheim cédait un de ses deux coucous à Wiesbaum, contre une location d'un « malter » (un muid)(1) d'avoine par an. On tapa dans la main comme pour l'achat d'un cheval ou d'une vache. Cela vaut plus qu'une signature. Il ne restait aux deux hommes de Wiesbaum qu'à prendre le coucou et à le ramener chez eux.

Ils n'y parvinrent pas, ni leurs concitoyens qui essayèrent après eux. Mais, une parole est une parole, surtout lorsqu'on a tapé dans la main. Wiesbaum donna chaque année, ponctuellement, son malter d'avoine à Hillesheim. Que le coucou soit ou non ramené chez eux, les gens de Wiesbaum en étaient bel et bien propriétaires.

En ce temps-là, la chance ne comblait pas les villageois de Wiesbaum. Privés de coucou, ils le furent bientôt de leur âne, qui était mort de vieillesse. C'est bien commode un âne, pour les petits travaux communaux, ou pour porter le grain au moulin. On cherchait à s'en procurer un, 'lorsqu'un étranger arriva, un petit homme à l'œil malin.

Je puis vous procurer un âne à peu de frais, dit-il. Si vous le voulez, je vais faire venir des œufs d'âne. Je les couverai moi-même, pendant sept semaines. Vous me donnerez à manger et à boire, et un salaire.

La proposition était alléchante: à la fois commode et inédite. Voilà un âne dont on pourrait être fier, et qui serait bien de chez nous. On convint aisément d'un salaire honnête. L'étranger fit venir un petit chargement de betteraves — produit inconnu à Wiesbaum. Il les déchargea dans une vieille remise au bout du village, et s'y installa.

Durant sept semaines, il y vécut comme un coq en pâte. Il avait exigé qu'on le laisse tranquille, car couver demande beaucoup de calme et de concentration.
Quand sept semaines furent passées, les échevins vinrent le trouver bien poliment, pour lui demander si tout se passait bien.
Vous m'avez bien nourri, payé et abreuvé, répondit-il. Et un des œufs vient d'éclore. Évidemment la bête est encore petite, mais elle grandira.

Il avait, le matin même, capturé un lièvre vivant, qu'il lâcha à ce moment. L'animal détala à belle allure. Les échevins n'eurent que le temps de voir ses longues oreilles. Ils furent persuadés d'avoir vu un bébé âne, parti jouer comme font tous les jeunes animaux. Après avoir folâtré, les jeunes chats ou les veaux reviennent toujours à la ferme. Leur âne en ferait autant. Ils remercièrent donc avec effusion l'étranger pour son bon travail, et après avoir trinqué avec lui, le reconduisirent avec égards jusqu'à la sortie du village.

Faute d'âne, on avait, à Wiesbaum, un taureau vigoureux et pesant, auquel on menait les vaches, de plusieurs lieues à la ronde.

Une autre fierté du village était le grand four banal. On y cuisait le pain ou, en période de fête, les tartes.
C'était un lieu de rencontre et de commérage, comme le lavoir. On y comparait, avec malice ou une pointe d'envie, le nombre et la dimension de ce que chacun y apportait.
Or, par la négligence des villageois, l'herbe poussait sur le toit de larges ardoises qui protégeait l'ample bosse de briques recouvertes d'argile. Le four n'avait pas belle allure ainsi. Il fallait faire quelque chose.

— Faire monter là-haut un faucheur serait peu commode, dit l'un.
— Ce n'est pas facile de couper l'herbe en pente, renchérit l'autre.
— Et dangereux, avec ça, insista un troisième.
— Pour qu'il n'y ait pas de fourrage perdu, il faudrait y mener paître une vache, suggéra un autre.
Mais laquelle? La question était épineuse. Il ne fallait pas faire de jaloux. Une seule solution pouvait mettre chacun d'accord : envoyer sur le toit le taureau communal, puisqu'il appartenait à tout le monde.
Ce ne fut pas une mince affaire. Hisser une bête aussi pesante requérait les bras les plus vigoureux. Et l'animal ne se laissait pas faire. Il avait peu de goût pour escalader autre chose que les vaches. Il se débattait et meuglait. Du fait de l'émotion, ou pour mieux faire comprendre son mécontentement, le taureau arrosa les vaillants qui le soulevaient. Il leur envoya aussi des marques plus solides de son courroux.

Finalement, juché cahin-caha sur le toit, le malheureux animal essoufflé, tendait la langue.
— Il broute déjà, s'écrièrent les braves gens de Wiesbaum, tout fiers de leur exploit.
A ce moment, la toiture s'écroula sous le poids du taureau. Les flancs ouverts par un chevron de la charpente, il mourut ainsi, inconfortablement, entre ciel et terre.

A Wiesbaum, on ne se laisse pas vite décourager, et ce n'est pas l'imagination qui manque. On tanna la peau de l'animal pour en faire des bottes, excellente affaire. Quant à sa viande, qui a mauvais renom en boucherie, on la coupa en petits morceaux qui furent semés dans un champ communal. La chair d'un taureau, aussi fameux et aussi fécond, ne pouvait que donner naissance à une postérité prodigieuse. Et, comme Perrette dans la fable de La Fontaine, les bonnes gens du village commençaient déjà à calculer ce qu'ils pourraient gagner si la moisson de jeunes taureaux était abondante.

Un hiver passa, un de ces rudes hivers de l'Eifel, avec beaucoup de neige et des routes barrées par les congères. On croyait en être débarrassé à la fin avril, au terme d'un long dégel, mais il neigea encore abondamment quinze jours avant la Pentecôte, et le pays fut encore blanc durant toute une semaine.

Tardif, le printemps éclata rapidement. La verdure avait hâte de prendre sa revanche. Partout, sur les talus, des tiges vertes perçaient la carapace gris-brun des herbes mortes collées ensemble par des mois de neige.

Les villageois étaient évidemment impatients de voir si quelque chose bougeait du côté du champ ensemencé avec la viande du taureau. Le bourgmestre alla y voir, mais ses amis le retinrent au bord du champ :
— La terre est molle. Si tu y marchais, tu pourrais écraser de jeunes taureaux. C'est fragile ces bêtes-là, quand ça sort de terre !
Pour être sûr de ne pas en écraser, le maïeur revint avec deux solides valets, qui le portèrent à travers le terrain. Ainsi, il ne risquait pas de faire du dégât. Ce qu'il vit l'émerveilla. Un peu partout, des escargots surgissaient des labours, pointant leurs antennes.
— Il y a des dizaines de petits taureaux, s'écria, tout joyeux, le bourgmestre. On les reconnaît bien, ils ont déjà leurs cornes !

  1. Mesure ancienne variant selon les régions. À Paris, le muid de vin valait 274 litres.



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