Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes des quatre Ardennes - Frédéric Kiesel

La peau du tanneur

Dans l'Eifel, comme à Stavelot et Malmédy, il y avait naguère nombre de tanneries. Cette industrie, longtemps florissante, rendait les gens riches, mais pas toujours honnêtes. Un tanneur de Prüm était connu pour son impiété et son absence de scrupules. Les bien-pensants le disaient franc-maçon. Il est vrai que l'histoire concernant cet homme a été racontée par un prêtre.

Un soir, le curé reçoit la visite d'un homme qui semblait bien inquiet et nerveux. C'était un pauvre cordonnier couvert de dettes.

— Veux-tu te confesser mon fils? lui demande-t-il.
— Non, Herr Pastor, répond le brave homme. C'est bien pire que cela! Êtes-vous sûr que personne ne nous écoute?
— Ne crains rien, la Nanny, ma ménagère, est déjà allée dormir. D'ailleurs, elle est trop dure d'oreille pour écouter aux portes. Explique-toi sans crainte.
— Vous connaissez bien le tanneur M. ?
Oui. Mais ce n'est pas pour l'avoir vu souvent à l'église.
— Il est venu chez moi tantôt. Chez moi, à qui aucun tanneur ne veut plus vendre de cuir, parce que je leur dois de l'argent.
— Et qu'est-ce qu'il t'a dit?
Qu'il avait fait un rêve la nuit précédente. Dans son rêve quelqu'un lui disait qu'il allait bientôt mourir. Il ira en enfer, à moins que quelqu'un ne lui enlève sa peau avant que le diable ne le fasse. Il faut faire cela durant la troisième nuit après l'enterrement. Si le diable y parvient le premier, il devient maître de l'âme et peut l'emmener en enfer. Mais si un homme le fait avant le diable, l'âme sera sauvée. Il m'a demandé de faire cela pour lui et m'a offert, en payement, tout le cuir que je pourrais emporter.

— Qu'as-tu répondu? demanda le prêtre.
— J'ai promis de le faire, et je suis parti avec, sur mon dos, trois fois plus de cuir que je ne puis en porter normalement.
— Alors tu dois tenir ta promesse.
— Je dois aussi veiller près de la tombe les deux premières nuits.
N'aie pas peur. Je t'aiderai. Je vais te donner une couronne de fleurs. Tu la poseras sur le sol. Tant que tu resteras à l'intérieur de cette couronne, il ne pourra t'arriver aucun mal. D'ailleurs je veillerai à la fenêtre d'une maison donnant sur le cimetière. Je pourrai t'aider si l'affaire risque de tourner mal pour toi. Mais n'oublie pas : ne sors pas de la couronne de fleurs !

La prédiction du rêve se réalisa. Le tanneur tomba malade, et il mourut en deux jours. Il fut enterré sans cérémonie religieuse. Le premier soir, comme convenu, le cordonnier alla se placer près de la tombe, à l'intérieur d'une couronne de fleurs, et le prêtre l'y bénit. Pendant deux heures, tout se passa normalement. Mais, au douzième coup de minuit, une charrette de foin arriva en trombe, venue on ne sait d'où, tirée par deux chevaux noirs aux naseaux fumants. Comme le prêtre l'avait promis, le cordonnier en fut quitte pour la peur. L'attelage s'arrêta net devant la couronne d'où notre homme avait eu le courage de ne pas se sauver.

Charrette et chevaux s'évanouirent en buée et le reste de la nuit s'acheva paisiblement. Le lendemain, même jeu. Toujours réconforté par la présence du prêtre à la fenêtre, le cordonnier, tint le coup, rassuré par l'aventure de la veille. Mais, après minuit, le diable vint en personne pour négocier avec le cordonnier, lui promettant des sommes d'argent fabuleuses si, le lendemain, il le laissait emporter la peau du tanneur.

Le brave homme ne répondit ni oui ni non, et lui dit de s'en aller. Le Malin insista, mais il ne parvint, ni par charmes, ni par menaces, à obtenir l'accord du brave homme.

Je te promets bien du plaisir ce soir, lui dit-il avant de disparaître.

Du plaisir et du spectacle il y en eut — du moins dans le sens où Lucifer l'avait promis. Quand le prêtre et le cordonnier arrivèrent près de la tombe, peu après le coucher du soleil, tout ce coin du cimetière grouillait de diables qui s'y affairaient fébrilement. En quelques minutes, ils avaient ouvert la fosse, rejeté le sol sur le côté, extrait le cercueil, ôté son couvercle et sorti le cadavre du tanneur. Ces démons-là ne perdaient pas leur temps: ils avaient même arraché déjà un grand morceau de la peau du crâne et du visage, ayant scalpé le cadavre. Le cordonnier se jeta sur ceux qui allaient se sauver avec ce gage précieux. Il leur donna de vigoureux coups avec le crochet qu'il avait pris avec lui pour ôter la peau du tanneur. Après une rude bagarre, il parvint à leur reprendre le scalp du mort.

L'âme du mécréant fut ainsi sauvée de justesse. Lucifer qui survint à ce moment, émit un chapelet de blasphèmes retentissants, de quoi faire tomber en pâmoison trois couvents de nonnes. Une odeur affreuse, de soufre et de décomposition, se répandit sur tout le cimetière, et la cohorte infernale disparut dans un grand fracas. Les diables hurlaient de peur, car Lucifer les menaçait des pires châtiments pour leur échec. Il avait été à un cheveu de la victoire.
Le cordonnier était soulagé, mais le curé vit bien qu'il restait songeur. Visiblement, il pensait à tout l'argent que le diable lui avait proposé.

— Ne regrette rien, lui dit le prêtre : il ne t'aurait pas payé, ou bien avec de l'or ou de l'argent qui se transforment en poussière. Et tu as arraché aux flammes de l'enfer une âme pécheresse. Crois-moi, ce genre de mérite ne fait de tort à personne...




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