Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes des quatre Ardennes - Frédéric Kiesel

Un train d'enfer

Dans la tradition de nos villages, il n'y a pas seulement des maléfices et des métamorphoses malicieuses ou inquiétantes. Dans un passé proche, autour de 1900, on trouvait encore des villageois qui racontaient des visions nocturnes qu'ils avaient eues eux-mêmes. D'autres leur avaient été racontées comme véridiques par un parent, ou un ami de la génération précédente. A des centaines, voire des milliers de kilomètres de distance, ces visions terrifiantes se ressemblent. Lorsque nous consultons le texte de bons livres d'enquêtes, nous devinons la sincérité des narrateurs. Il est difficile de croire à une vaste conjuration de farceurs, se copiant les uns les autres, de proche en proche, de l'Ecosse à la Lithuanie.

Il semble plus probable que des hallucinations analogues, axées sur les mêmes objets et mouvements symboliques se soient imposées ici et là, matérialisant les mêmes hantises. Les lieux écartés et nocturnes leur convenaient, propices à l'angoisse et à la communication avec le mystère.

Il nous suffit de choisir dans la moisson des enquêteurs.
Ainsi, dans le recueil luxembourgeois de N. Gredt, un prêtre rapporte le récit qui fut fait par deux habitants de Godendorf, Nicolas Horn et sa mère. Ils rentraient chez eux, de la kermesse de Ralingen, par le Brakenweg, entre onze heures et minuit. Arrivés au lieu-dit « Steinkaul », ils entendirent une sorte de roulement de tonnerre venant de la crête rocheuse qui domine le Brakenberg. Le vacarme se rapprochait, de plus en plus terrifiant, surprenant aussi, car la nuit était fraîche et nullement orageuse.

Effrayés, Nicolas et sa mère virent descendre vers eux, à grand fracas, une voiture noire aux roues d'argent, tirée par deux magnifiques chevaux blancs. Assis sur le siège avant, un cocher vêtu de noir, avec des gants blancs, tenait d'une main les rênes étincelantes, et de l'autre un fouet brillant, avec lequel il frappait sans cesse, à toute volée, les têtes des chevaux.

Nicolas tremblait de tous ses membres. Sa mère tomba sans connaissance, et il dut la soutenir pour qu'elle ne tombe pas sur les pierres du chemin.
La voiture traversait les airs, s'élevant du sol à une vitesse infernale. Elle passa au-dessus de leurs têtes et se précipita dans la Sûre. Elle n'y disparut pas, mais, sans quitter le lit de la rivière, en remonta le cours en zigzag, comme un éclair, bondissant de la rive gauche à la rive droite, touchant parfois l'eau dont elle faisait jaillir des gerbes d'écume puis volant à nouveau dans les airs.

Les coups de fouet du cocher ne cessaient de retentir, comme l'attelage fantastique s'éloignait jusqu'à la digue de Rosport. Là, il tourna soudain vers la droite, commença à gravir la côte, et disparut soudain près de l'Eselsborn.

Décrit ici avec une précision de détails — qui est peut-être le fait de l'enquêteur — ce genre d'apparition ne nous est, à ma connaissance, jamais rapporté comme ayant causé des dégâts, blessé ou tué ses spectateurs, sauf s'ils tombaient malades ou mouraient de peur. De façon assez évidente, il s'agit de visions immatérielles, se déplaçant d'ailleurs volontiers entre ciel et terre, et ne laissant pas de traces, lorsqu'elles touchaient le sol.

C'est ce qu'avaient deviné de hardis jeunes gens de Niederkorn, intrigués par le carrosse attelé de deux chevaux, noirs comme le charbon, qui traversait souvent la campagne proche pendant la nuit. Le trajet en était invariable, aux abords du moulin. Les garçons s'installèrent une nuit, bien solidement, sur les branches maîtresses d'un arbre que l'attelage magique avait l'habitude de traverser. On a beau être certain de se trouver sur le chemin d'une illusion des yeux et des oreilles, il faut un solide courage pour résister à la peur inspirée par le vacarme, la violence et l'aspect maléfique de ce « train d'enfer ».

Les garçons ne durent pas attendre longtemps. Le carrosse arriva en fonçant sur eux, en plein tumulte. Il traversa l'arbre et roula sur eux sans qu'ils ne sentent rien. Pour eux, c'était un succès, dont ils se sont longtemps vantés pour éblouir les filles. Ils auraient bien voulu savoir qui se trouvait dans le carrosse, et si ce n'était pas un mort de la région qui n'avait pas trouvé le repos. Mais cela, ils ne parvinrent pas à le voir.

Des visions de ce genre ne parcouraient pas seulement les solitudes des campagnes. A Luxembourg même, un char de feu parcourait la nuit, la rue de la Porte Neuve, la Grand-Rue et volait au-dessus du Marché-aux-herbes, jusqu'à Saint-Maximin. Là, il disparaissait dans le Helle-pul. Comme on était dans la capitale du duché, tout y était plus chic qu'ailleurs, noblesse oblige: il y avait quatre coursiers, des laquais, et à l'intérieur du carrosse, trois conseillers en perruque avec la petite tresse.

Cela situe la vision au XVIIIe siècle, ou au début du siècle dernier, lorsqu'on avait encore gardé le souvenir de la mode de ce temps.

C'est peu avant le milieu du siècle que semble se rattacher un récit analogue, situé à Dalheim, que racontait — comme vrai — le grand-père d'un instituteur, dont le témoignage est repris dans le recueil de Nicolaus Gredt. Un soir de son enfance, le grand-père en question s'amusait avec des compagnons, autour d'un feu qu'ils avaient allumé dans la pâture des chevaux qu'ils gardaient. Les voilà surpris par un vacarme extraordinaire. Stupéfaits, ils ont vu traverser les airs, très haut, une voiture tirée par deux chevaux de feu, menés par une jeune fille portant un voile blanc. Elle tenait en main le long fouet que l'on retrouve toujours dans ce genre de récits. Ici, les psychologues feront remarquer que la réalité avait fourni aux gamins deux des éléments de leur vision : les chevaux qu'ils gardaient et le feu. Quant à la jeune fille, ils avaient bien le droit d'en rêver, même si la morale enseignée par le curé l'associait plus ou moins avec l'enfer...




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