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Légendes et contes du pays de Charleroi

Farciennes

Les Vampires de Tergnée.

En mars 1851, des ouvriers s'affairent devant la ferme de Tergnée: il y a là un cimetière et une église du 17ème siècle dédiée à saint Jacques, à proximité d'un pont de pierre qui enjambe la Sambre. La chapelle est, en fait, un vaste oratoire gothique long de vingt mètres, surmonté d'une tour de même dimension.

Le conseil communal, en date du 19 septembre 1850, ayant décidé la démolition de l'édifice, pelles et pioches envahissent le site. Les ouvriers s'attaquent donc aux moellons et aux pierres de taille, rasent la nef unique, abattent les fenêtres finement ciselées. La chapelle détruite, ils entreprennent d'excaver la butte afin d'élargir le chemin qui relie le hameau de Grandchamp à celui de Roselies. Ils évacuent les terres, creusent à nouveau, atteignent les fondations du chœur.

Soudain, la pioche d'un terrassier, Dominique Piérard, heurte une surface dure. Mais aucun bruit de pierre. Pas de vibration douloureuse dans le manche de l'outil. C'est donc du bois. On dégage, on déblaie et là, sous le chœur de la chapelle, les ouvriers médusés et un peu angoissés font une macabre découverte : cinq cavités en forme de tombes, cinq cercueils en bois qui tombent en poussière tout comme les ossements qu'ils contiennent. Les crânes sont tournés vers l'Orient. Chaque squelette a un clou fiché à la place du cœur! En observant les sépultures, on distingue deux cercueils d'adultes et trois d'enfants. Mais la dimension des clous ne manque pas d'inquiéter: le plus long mesure 68 centimètres, avec une tête carrée de 5 centimètres de côté! Il pèse deux kilos et demi! C'est énorme! Celui des enfants n'a pas moins de 49 centimètres de long; un oméga grec et une marque d'ouvrier le décorent.

La découverte, on s'en doute, frappe les esprits. Bien vite, la légende s'empare des cinq mystérieux cercueils de Tergnée. Elle donne à ces clous la dénomination de «clous de vampires». Vampirisme et sorcellerie s'allient aussitôt dans les imaginations populaires. La légende ne tarde pas à substituer ces clous à l'épieu fatidique qui transperçait le cœur des princes des ténèbres.

Elle évoque même un châtiment destiné à des sorciers. Mais chacun sait que le supplice qui leur était réservé était la mort par le feu, «sur Pescoufar» comme on disait chez nous, c'est-à-dire par le fagot. De plus, comment imaginer que l'Eglise ait accordé à une famille soupçonnée de sorcellerie une sépulture privilégiée dans le chœur même d'un édifice consacré?

Cependant, la légende des vampires reprend aussitôt de l'ampleur. La même année, le comte d'Oultremont entreprend des travaux dans le parc de son château, à Presles. Et là, les ouvriers mettent à jour vingt-cinq squelettes placés sur une seule ligne de plus de cent mètres, dirigée du nord au midi. A Presles, c'est une grosse pierre brute qui est placée sur la poitrine de chacun d'eux. Constatation étrange : ces sépultures gisent à cinq kilomètres à peine des tombes de Tergnée. L'affabulation légendaire a le beau rôle : elle s'empare de ces nouveaux vampires et brode sur leur mort le même mystère et la même inquiétude.

Mais qui sont ces trépassés marqués par la pierre et le clou?
En 1605, la commune de Farciennes fut secouée par une histoire qui fit grand bruit. La Justice mena une instruction contre Jean d'Onyn, bailli de Farciennes, accusé de sorcellerie et de vol de bois à brûler. Bien que poursuivi, le prévenu ne fut pas exécuté.

Important et curieux personnage que ce Jean d'Onyn! Propriétaire de la ferme de Tergnée, face à la chapelle Saint-Jacques, il possédait de nombreux domaines et de vastes étendues boisées. Il avait été le représentant de son bailliage auprès de la Cour de Liège. Malgré son grand âge, ce notable autoritaire bravait impunément les lois. Maître absolu sur ses terres, doté d'une fortune considérable, solitaire dans sa grande propriété, Jean d'Onyn pouvait se permettre de satisfaire tous les caprices d'une imagination qu'il avait sans retenue. C'était, semble-t-il, le modèle du grand seigneur d'Ancien Régime, arrogant et impérieux. Quand il passait devant les manants du village, le cou raide dans sa collerette en mousseline et en dentelle, le bailli imposait à la fois le respect et la crainte. Les croquants devaient se signer sur son passage. Ils savaient qu'il avait été accusé de sorcellerie. Ils murmuraient même qu'il introduisait des rites magiques dans ses pratiques religieuses.

Dans cet endroit écarté, peu fréquenté, Jean d'Onyn n'avait que le prêtre, également instruit, avec lequel il pouvait s'entretenir de cette sorcellerie qui le passionnait tant. Ce n'était pas chose rare : les anciens croyaient que les curés étaient les seuls à connaître les maudits.

Au cours d'un de leurs entretiens, Jean d'Onyn a dû préciser à l'abbé de la paroisse Saint-Jacques le rite mystérieux et funèbre qu'il souhaitait pour lui et pour les siens. Car, quand la famille mourut, fauchée en même temps par la même maladie, on encloua les cinq cercueils, peut-être pour protéger les défunts de la souffrance éternelle, peut-être pour «clouer» l'épidémie et ne pas provoquer la contamination. Peut-être, tout simplement, parce que tel était le désir occulte d'un important propriétaire à qui échoyait le juste privilège d'être inhumé en famille dans le chœur de l'église. Si c'est le cas, le bailli a quitté le monde terrestre en emportant son secret et le sens de cette mystérieuse observance.

Le dossier pouvait en rester là. Nous avons préféré rouvrir l'enquête et la diriger dans deux directions : les vampires et leur légende, les vampires et leur inhumation.

En Europe occidentale, on a donné le nom de vampires, ou vanpirs, aux plus redoutables des revenants, ces morts qu'on disait sortir mystérieusement, la nuit, de leur sépulture pour aller, dans les villages environnants, prélever du sang frais sur des vivants plongés dans le sommeil. Ils s'attaquaient de préférence à des proches et à des êtres jeunes. Leurs victimes mouraient d'épuisement et de langueur. On ensevelissait ces malheureux qui, à leur tour, devenaient suceurs de sang par l'effet de la possession démoniaque et de l'osmose sanguine et vitale. Ainsi la chaîne des vampires allait-elle en augmentant sans cesse.

On ignorait comment le vampire pouvait quitter son tombeau sans laisser de traces. Peut-être son fantôme se libérait-il, comme une émanation, par une faille ou un interstice minuscule. Il se condensait, se matérialisait et devenait un être vivant en trois dimensions. Le vampire ne pouvait s'évader de sa sépulture qu'aux heures nocturnes, car la lumière du jour dissolvait son corps artificiel ou l'empêchait de se condenser. Pour la même raison, il devait réintégrer son cercueil avant la première lueur de l'aube.
On prétendait que sa dépouille charnelle demeurait incorruptible et intacte, lui permettant ainsi de franchir le temps et les siècles.

A ceux qu'ils assaillaient, les vampires apparaissaient souvent sous une forme animale et noire, dotée de deux yeux flamboyants. La victime éprouvait l'effet soudain et douloureux de deux piqûres aiguës, généralement situées à la gorge, plus précisément à la veine jugulaire. De cette croyance est née, sans doute, l'usage de porter à cet endroit une médaille bénite, retenue par une chaîne. On affirmait aussi que les miroirs ne reflétaient jamais les vampires.

Dès qu'un trépassé était convaincu de vampirisme, on exhumait son cadavre. Si le corps apparaissait intact, flexible, dans un linceul imbibé de sang, la Justice le condamnait au feu, non sans lui avoir percé le cœur et lui avoir tranché la tête. On plaçait le tout sur un bûcher et on l'incinérait.

Dans l'opinion commune étaient destinés à devenir vampires : des mages noirs, des suicidés, des excommuniés et... des sorciers. Le Diable leur conférait le même privilège d'incorruptibilité que Dieu garantissait à ses sanctifiés(1).
Telle est la légende des vampires, dont les détails nous sont surtout connus grâce au cinéma.

Et Tergnée? Nous avons déjà souligné la possibilité pour un sorcier de devenir vampire. D'autres rapprochements avec la légende universelle sont encore plus troublants. Un article de la législation Cretoise ordonnait de percer le cœur des vampires, de part en part, avec un gros clou de charpentier. Ces pointes, telles des paratonnerres, avaient le pouvoir de dissoudre les matérialisations psychiques. En Chine, lorsqu'un défunt était soupçonné de vampirisme, le prêtre taôiste enfonçait en terre, au-dessus de la tête, un énorme clou forgé pour la circonstance. L'illustre botaniste du 17ème siècle Tournefort rapporte qu'il a vu des villageois planter des épées dans la tombe d'un mort-vivant.

En résumé, tous les anciens traités de magie cérémonielle mentionnent les pointes métalliques d'une longueur considérable comme moyens de dissoudre les matérialisations psychiques, à l'image du paratonnerre qui élimine un noyau de foudre globulaire.

On peut supposer que Jean d'Onyn est mort vers le milieu du 17ème siècle. N'est-ce pas troublant d'apprendre que c'est surtout au 17ème et aux 18ème siècles que les vampires ont épouvanté l'Europe? A l'époque où les philosophes renversaient les croyances et les traditions populaires, ces vampires sont sortis de leurs tombes, multipliant faits et témoignages aux quatre coins d'une Europe qui se prétendait rationnelle et civilisée. Rousseau lui-même n'écrivait-il pas à l'archevêque de Paris : «S'il y a dans le monde une histoire attestée, c'est celle des vampires»?

Quel mystère les squelettes cloués de Tergnée dévisageaient-ils de leur regard tourné vers le soleil levant? Avait-on orienté leurs yeux caves vers la lumière ennemie? Les avait-on cloués, après leur décès, simplement pour exorciser des personnes que la Justice avait soupçonnées de sorcellerie?
Ce rite avait-il un rapport avec le vampirisme?
Sommes-nous, au contraire, en présence d'une pratique religieuse dont nous avons perdu le sens, comme à Cabasse, dans le Var?

Près de ce village de Provence a été mise à jour une stupéfiante nécropole de trente-quatre tombes contenant des clous fort nombreux et variés. Les archéologues pensent qu'il s'agit d'objets magi-ques. «Les clous peuvent symboliquement servir à fixer l'esprit du défunt à la demeure certaine (...). Cette valeur magique des clous est encore mieux attestée lorsqu'ils sont disposés tout autour d'une urne cinéraire : les clous constituent alors une véritable ceinture prophylactique»(2).

Symbole magique, rite funéraire perdu, exorcisme de vampires? Le lecteur en décidera. Sans obsession toutefois, quand on sait que l'acteur hongrois Bêla Lugosi, qui avait incarné le comte Dracula dans de nombreux films, finit par devenir fou et par croire qu'il était lui-même la réincarnation de l'illustre vampire.

Ferme de Ternée

Carte postal de la Ferme de Tergnée - 1904 éditée par Albert Henin

  1. Voir Robert Amberlain, Le Vampirisme, Robert Laffont, Paris, 1977.
  2. G. Bérard, Annales de la Société d'Histoire nationale du Var, n° 15, Toulon, 1963.

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