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Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Les Quatre fils Aymon

Véritablement, nous trouvons, dans les faits du roi Charlemagne, qu'une fois, à la fête de Pentecôte, ledit Charlemagne tint une moult grande et solennelle cour à Paris, après qu’ 'il fut revenu des provinces de Lombardie où il avait eu une moult grande et merveilleuse bataille à rencontre des Sarrasins et mécréants, dont le chef était nommé Guitelin le Sesne, que le roi Charlemagne avait déconfit et vaincu.

Les douze pairs de France étaient venus à cette Pentecôte, ainsi que plusieurs princes allemands, anglais, normands, poitevins, ardennais, lombards, berruyers.

Parmi les autres ducs et princes était le beau et vaillant duc Aymon de Dordonne et avec lui ses quatre fils: Renaud, Allard, Guichard et Richard qui, à merveille, étaient beaux, sages, grands, puissants et vaillants - surtout Renaud, le plus bel homme qui se trouvât alors au monde, car il mesurait seize pieds au moins.

Ainsi commence l'histoire de ces Quatre fils Aymon, dont l'image épique est encore bien vivante dans le souvenir des Ardennais.

En ce jour de Pentecôte, Charlemagne était courroucé. Malgré son ordre, le duc Beuves d'Aigrement, frère du duc Aymon de Dordonne, ne s'était pas joint à l'armée qui avait combattu les Sarrasins. Le roi décida de lui envoyer son fils Lohier avec une suite de chevaliers, pour lui faire des remontrances et lui commander de se tenir prêt à le servir, l'année suivante, avec tous ses hommes d'armes. S'il n'obéissait pas cette fois, Charlemagne viendrait mettre le siège devant Aigrement pour le châtier.

Le duc Beuves, homme brave, mais colérique et cruel, accueillit de mauvaise grâce le fils de Charlemagne. Il se fâcha en entendant son message, pourtant dit avec courtoisie. Une bataille s'ensuivit en plein château d'Aigrement. Le duc Beuves, fou de rage et oubliant les lois de l'hospitalité, trancha la tête de Lohier.

D'abord malade de chagrin et de colère, Charlemagne voulut tirer vengeance du cruel duc Beuves d'Aigremont. Une guerre, c'est certain, coûterait maints tués aux deux armées, car Beuves avait beaucoup de parents et d'amis. Aussi Charlemagne écouta le conseil du sage duc Naimes de Bavière qui proposait d'accorder la grâce au duc, à condition qu'il vint faire sa soumission et prêter serment de fidélité.

Les 4 fils Aymon à Bogny-sur-Meuse

Il le fit, en chemise et pieds nus, avec les meilleurs de ses vassaux, et Charlemagne lui accorda son pardon, le visage encore courroucé et ravagé par la peine à l'idée de la mort misérable de son fils Lohier sous l'épée du duc Beuves.

Quand Beuves et ses hommes s'en furent retournés, joyeux, vers Aigremont, le comte Ganelon et Fouquet de Morillon vinrent trouver Charlemagne, lui proposant de venger son fils en tuant le duc Beuves.
- Ganelon, dit le roi, ce serait une trahison, car nous lui avons accordé la trêve. Toutefois, faites à votre volonté, mais que le péché ne retombe pas sur nous.
Ganelon et ses amis rattrapèrent Beuves et les siens, et les attaquèrent par surprise. Beuves défendit fermement sa vie. Tombé de cheval, il fut vilainement tué, à terre et désarmé, par un coup de lance de Ganelon.

Ce péché de trahison, dont Charlemagne ne voulait pas porter le poids, coûta très cher au souverain, qui n'avait rien fait pour l'empêcher. Et bien des vaillants hommes d'armes devaient mourir à cause de cela, qu'on pleura longtemps, de la forêt d'Ardenne jusqu'aux Pyrénées.
À la Pentecôte suivante, le cœur lourd, le duc Aymon revint à la cour pour y faire armer chevaliers ses quatre fils. Renaud, le plus hardi des quatre, osa dire au roi:
- Sire, vous nous avez fait venir à vous, mes frères et moi. Mais sachez bien que nous ne vous aimons pas et que nous avons contre vous une haine mortelle à cause de la mort de notre oncle, le duc Beuves d'Aigremont, que vous avez fait tuer par traîtrise, après lui avoir accordé votre sauf-conduit.
L'ayant entendu, le roi rougit de colère, puis devint noir comme du charbon, et, très courroucé, dit à Renaud:
- Fils de ribaude, retire-toi à l'instant de ma vue, car je te jure, par saint Simon, que si ce n'était l'amour de la compagnie et des barons qui sont ici, je te ferais mettre dans une prison telle que tu ne verrais pas tes pieds et tes mains avant un mois.
- Sire, vous n'auriez pas raison, répondit calmement Renaud, sans baisser les yeux. Mais puisque vous ne voulez pas nous entendre, nous nous tairons.
On ne parla donc plus de cette tragique affaire, mais elle était loin d'être finie et de ne plus faire couler de sang.
Après le repas, auquel Renaud, malade de colère à cause des dures paroles du roi, ne toucha pas, Berthelot, le neveu de Charlemagne, l'invita à jouer aux échecs. Plût au ciel que Renaud n'eût pas accepté. Nombre de dames ne fussent pas devenues veuves, beaucoup d'enfants eussent gardé leur père, et mainte demoiselle n'eût pas dû pleurer son fiancé. Mais Renaud accepta.
L'échiquier était d'or massif et les pions d'ivoire finement ciselé.
Berthelot perdait, car Renaud était aussi habile aux échecs qu'à la lance et à l'épée. Vexé, il l'injuria:
- Par ma foi, tu triches, neveu d'assassin, fils de ribaude! Et il le gifla si fort que le sang en jaillit jusqu'à terre.
- Tu en as menti, neveu de roi félon, lui répondit Renaud, qui, en grande colère, prit l'échiquier et en frappa Berthelot, lui fendant le crâne du même coup.
Une terrible bataille s'ensuivit en plein palais. Se défendant rudement contre les hommes de Charlemagne, les fils Aymon et leurs chevaliers réussirent à se sauver, avec leur cousin Maugis, fils de feu le duc Beuves d'Aigremont. Renaud avait donné à son frère Allard leur merveilleux cheval Bayard. Lui-même, Maugis, ses deux autres frères et ses amis montèrent des chevaux de barons de Charlemagne qu'ils avaient tués dans la mêlée.

Charlemagne les fit poursuivre, mais ce fut en pure perte, car il ne les prit pas. Le soleil se coucha et la nuit s'obscurcit, ce qui découragea les poursuivants.
Les fils rentrèrent à Dordonne. Ils racontèrent à leur mère ce qui s'était passé à la cour de Paris.

Lorsque la dame l'entendit, elle tomba comme pâmée. Renaud la releva immédiatement. Retrouvant ses esprits, elle dit:
- Beau fils, comment avez-vous pu faire une telle chose. Vous vous en repentirez un jour. Votre père y survivra à grand-peine. Il ne voudra jamais trahir Charlemagne pour vous, dût-il en périr de chagrin. Je vous prie de fuir tous. Prenez mon trésor. Si votre père revient de Paris, il voudra vous rendre à la justice et à la vengeance de Charlemagne.

Les quatre fils prirent de l'or au trésor du château, s'en furent, disant un dernier adieu à leur mère qui se lamentait, car elle ne savait pas si elle les reverrait jamais vivants. Maugis était avec eux. Ils entrèrent dans la grande forêt des Ardennes par la vallée aux Fées.

Ils chevauchèrent tant que, bientôt, ils se trouvèrent au bord de la Meuse. Ils remarquèrent un endroit convenable, où ils firent bâtir un château sur une grosse et forte roche au pied de laquelle passait ladite rivière de Meuse...

Quand ce château fut bâti, ils le nommèrent Montfort. Il n'y avait pas de place plus forte depuis là jusqu'au Rhin et jusqu'à Montpellier. À l'abri de ses gros murs et de ses profonds fossés, les chevaliers ne redoutaient rien, pas même toute l'armée du roi, sinon par trahison. Entre-temps, à Paris, Charlemagne avait fait venir le duc Aymon.
- Aymon, lui dit-il, j'ai déjà assez souffert par ta famille depuis que ton frère Beuves d'Aigrement a tué mon fils Lohier. Je dois punir du meurtre de mon neveu Berthelot ton fils Renaud et tous ceux qui l'aident. Si tu es un homme d'honneur, tu dois me jurer de ne jamais aider tes enfants ni de jamais leur donner un denier. En quelque lieu que tu les trouverais, tu dois me promettre de te saisir d'eux et de me les amener pour les soumettre à ma justice.

Aymon jura tout ce que son roi lui demandait et rentra le cœur lourd à Dordonne, où sa femme tenta en vain de le faire renoncer au serment qu'il avait prêté à Charlemagne.

Durant deux années, les fils Aymon vécurent en paix dans leur château de Montfort. La forêt d'Ardenne était en ce temps si vaste et si touffue que bien peu de nouvelles en parvenaient jusqu'à Paris. Un jour pourtant, alors que plus personne ne parlait des jeunes rebelles, un messager vint à la cour, depuis les pays de Meuse et de Semois, et il apprit à Charlemagne où se cachaient Renaud et ses frères.

Le roi réunit sans retard son armée et l'envoya vers la vallée de la Meuse. Du côté de Monthermé, l'avant-garde rencontra par hasard Richard et Guichard qui revenaient de la chasse avec une douzaine de leurs chevaliers. Ayant reconnu les hommes de Charlemagne, les deux frères de Renaud les attaquèrent avec vigueur, tuant leurs deux chefs, Régnier et Guyon de Montpellier, qui avaient contre eux une haine farouche. Ce jour-là, il y eut tant de jambes cassées, tant de pieds et de têtes coupées que c'était une chose pénible à regarder.

Richard et Guichard, après s'être ainsi vaillamment défendus, et avoir défait de maîtresse façon l'avant-garde de Charlemagne, rentrèrent au château. Ils avertirent Renaud, avec qui tous se préparèrent à mettre le château en état de défense.

Dans le camp du roi, les barons étaient étonnés par la défaite que venait de subir l'avant-garde, alors qu'elle aurait dû tirer bénéfice de l'effet de surprise.
Le sage duc Naimes de Bavière et Ogier le Danois, cousin des fils Aymon, profitèrent de cette surpris pour donner un conseil au roi, qui était bien peiné de la perte de Régnier et de Guyon de Montpellier:
- Sire, envoyez-nous à Renaud pour lui offrir la paix s'il nous livre son frère Richard, qui nous a fait tant de mal aujourd'hui. Vous pourrez vous venger de lui en lui faisant trancher la tête. Ainsi cette guerre pourrait être finie sans plus de morts, si Renaud accepte nos conditions. Sinon, nous lui promettrons de perdre lui-même la vie et celle de tous ses hommes.

Charlemagne accepta d'envoyer Naimes et Ogier avec ce message. Renaud, qui les reçut avec une grande courtoisie, rougit de colère quand il les entendit, et il leur dit:
- Par la foi que je dois à tous mes amis, si ce n'était que je vous aime, et que vous êtes ici protégés par l'hospitalité, je vous ferais trancher tous les membres, car vous m'avez bien desservi. Vous êtes mes parents, et vous auriez dû plaider ma cause. Au lieu de cela vous venez me demander une trahison. Dites à Charlemagne qu'il n'aura point mon frère Richard. Qu'il fasse ce qu'il voudra, nous n'attachons pas un denier d'importance à ses menaces. Dites-lui aussi qu'avant qu'il nous prenne, il se passera des choses dont il se souviendra. Et maintenant, sortez incontinent de notre château, car votre vue m'exaspère.
Naimes et Ogier ne s'attardèrent pas à Montfort.

Quand Charlemagne entendit la réponse qu'ils lui transmirent, il crut enrager vif et commanda immédiatement l'attaque du château.
Renaud et les siens ne les attendirent pas du haut de leurs murailles, mais ils sortirent à leur rencontre, en déployant l'étendard d'or frappé du sanglier noir. Ils firent un grand carnage, allèrent jusqu'au camp et y renversèrent tant de pavillons et de tentes que c'était peine à voir. Il fallait voir Renaud, monté sur Bayard, et les passes d'armes étincelantes qu'il accomplissait. Tous ceux qu'il rencontrait étaient fendus de haut en bas comme s'ils n'avaient pas eu d'armure.
Quand le vieil Aymon entendit ce qui se passait, lui qui était resté à l'écart monta à cheval sans plus attendre et conduisit ses hommes au combat contre ses fils.

Voyant cela, Renaud, bien triste, dit à ses frères:
- Voici un grand étonnement! Notre père nous attaque. Suivez mon conseil: laissons-lui la place, car je ne voudrais pour rien au monde qu'un de nous portât la main sur lui!
C'est ce que firent les quatre fils qui se tournèrent vers un autre côté de la bataille. Mais leur père les poursuivait avec une rage aussi sombre que sa douleur.
Renaud, voyant que son père les malmenait cruellement, lui cria, fort irrité:
- Mon père, ce que vous faites est certainement mal et péché, car au lieu de défendre vos fils comme vous devriez le faire, vous nous faites plus de mal que tous les autres. Je vois bien que vous nous aimez peu et qu'il vous déplaît que nous soyons si courageux et si terribles contre Charlemagne. Vous nous avez déshérités, et nous avons construit ce petit château pour nous y défendre. Nous attaquer comme vous le faites n'est pas l'œuvre d'un père, mais du diable. Si vous ne nous faites pas de bien, ne nous faites pas de mal. Je vous jure par tous les saints, que si vous vous avancez encore sur nous, je ne serai plus naïf, et je vous donnerai un tel coup d'épée que vous aurez lieu de vous repentir de la folie que vous faites.

Quand Aymon entendit les paroles de Renaud, il en eut un tel deuil au cœur que peut ne s'en fallut qu'il ne tombât pâmé à terre.
- Tu as raison, mon fils, lui dit-il d'une voix sourde. Mais je ne puis agir autrement, car je dois obéissance et fidélité à Charlemagne et je le redoute.
Mais il se retira et laissa combattre ses enfants, qui firent un grand massacre des hommes du roi.
Voyant cela, Charlemagne cria aux chefs de son armée:
- Seigneurs barons, retirez-vous. Nos ennemis sont de trop bons chevaliers. Retournons à notre camp. Nous devrons affamer ces rebelles car sinon nous ne les vaincrons jamais au combat, tant ils sont habiles de la lance et de l'épée.

Comme les hommes du roi faisaient retraite, Renaud et les siens repartirent à l'attaque pour les reconduire en débandade jusqu'au centre de leur camp. Leur père, le duc Aymon, tourna bride contre eux et voulut entraver leur marche. Renaud, devenu enragé en voyant cela, n'eut garde de toucher à son père, mais tua son cheval sous lui. Aymon, se voyant à terre, mit la main à l'épée et commença à bien se défendre. Mais il avait beau faire, tant ses enfants combattaient avec fougue. Ils l'auraient fait prisonnier si Ogier le Danois n'était venu le secourir.

- Sire, lui dit-il, que vous semble-t-il de vos fils? Ils sont chevaleresques comme vous pouvez le voir.
Aymon ne desserra pas les dents. À peine remonté à cheval, il poursuivit ses enfants comme un homme fort en colère et insensé.
- Courons après ces misérables, dit-il à ses gens, car s'ils vivent longtemps, ils nous feront un dommage si grand qu'on ne pourra le réparer!

Voyant que son père les malmenait si fort, Renaud tourna la tête de Bayard. Aidé par ses frères, il frappa tellement sur les gens de son père qu'il les mit en fuite malgré eux.
Devant le grand courage de Renaud, Charlemagne se signa, émerveillé, puis il piqua son cheval et alla à sa rencontre:
- Je vous défends d'aller plus loin, lui cria-t-il. Renaud, à la vue du roi, le salua et se retira. Puis il dit à ses hommes:
- Tournez en arrière, voici le roi et je ne voudrais, pour rien au monde, que personne de nous mit la main sur lui.
Entendant cela, les gens de Renaud mirent leurs épées au fourreau. Ils retournèrent au château, où ils rentrèrent fiers et joyeux de la belle aventure qui leur était arrivée ce jour-là. Ils firent lever le pont et allèrent se désarmer, faisant bien traiter la grande foison de prisonniers qu'ils avaient emmenés avec eux.

Ayant vu qu'il ne pourrait jamais vaincre en combat les Quatre fils Aymon, Charlemagne voulut les réduire en les affamant par un long siège. Il fit élever des fortifications tout autour de Montfort dans l'espoir d'empêcher toute sortie. Le siège dura bien treize mois pleins. La forêt était si profonde, épaisse et bien connue seulement des fils Aymon, que ceux-ci, sortant par un souterrain, chassaient comme ils le voulaient sans être inquiétés. Ils se procuraient, par des chemins détournés, sous bois, toutes les vivres qu'ils voulaient. Trop nombreux, les assiégeants risquaient plus que les fils de souffrir de la faim, ce qui était bien un comble pour des assiégeants qui prétendent affamer leurs ennemis.

Plusieurs fois, Renaud vint parler de paix aux Français. Un jour, il dit à Ogier le Danois:
- Beau cousin, dis au roi qu'il ne nous aura jamais par la force. Mais ce que vos épées ne peuvent gagner, il peut l'obtenir par la bonté. Qu'il nous pardonne, et nous lui donnerons Montfort, et viendrons le servir avec tous nos hommes, du moment qu'il nous donne la vie sauve. Il n'aura pas de plus fidèles chevaliers que nous et nos Ardennais.
Ogier promit de transmettre le message au roi, car, comme tous les meilleurs barons de Charlemagne, il aimait bien Renaud et ses frères et trouvait stupide et criminelle la guerre qu'ils se faisaient.

Mais Fouquet de Morillon intervint en criant à Renaud:
- Vassal, vous êtes fou. Vous offrez de nous abandonner Montfort, mais il n'est pas à vous, et ce n'est pas un cadeau. Donnez-nous vos têtes. Alors seulement justice pourra être faite!
- Fouquet, je ne sais pourquoi vous m'avez toujours haï. Vous savez bien que Berthelot m'a frappé le premier après m'avoir injurié. Je regrette de toute mon âme de l'avoir tué. Je ne le voulais, et que Dieu ait son âme. Si vous êtes un homme d'honneur et de bonne foi, transmettez notre offre à Charlemagne et cette guerre pourra se terminer à la satisfaction de tous.
- Par Dieu, dit Fouquet, il n'en sera rien, et vous y mourrez tous, tes frères, Maugis et toi!
Cependant l'armée de Charlemagne se lassait de combattre en vain depuis des mois et elle s'abstint de quitter le camp, ce dont le roi fut bien mécontent. Mais il sentait bien qu'il était inutile d'ordonner de nouvelles batailles. Il ne pouvait pourtant se résoudre à lever discrètement le siège comme le lui proposait Naimes de Bavière. Il aurait été la risée de toute la noblesse de la chrétienté.
Un baron obscur et peu vaillant nommé Hernier de la Seine vint trouver Charlemagne et lui dit:
- Sire, droit empereur, j'ai un meilleur conseil à vous offrir. Donnez-moi le château, avec tout ce qu'il contient et cinq lieues de terres alentour. Avant une semaine, je vous le prendrai, vous livrant Renaud, ses frères et son cousin. Alors tous pourront fièrement retourner en France voir leur femme et leurs enfants.
- Voilà qui est bien parlé Hernier, dit Charlemagne. Je te promets ce que tu demandes, si tu peux faire ce que tu viens de dire.
Hernier n'avait pas un projet avouable. Aussi n'en parla-t-il qu'à un très petit nombre d'hommes, car il savait que tous les barons courageux n'auraient pas approuvé son plan.
Il demanda au grand empereur de faire apprêter secrètement mille cavaliers sous les ordres de Guyon de Bourgogne. Puis, s'étant armé, il se rendit sans en avertir personne devant la grande poterne de Montfort, où il dit à ceux qui la gardaient:
- Par Dieu, beaux seigneurs! Ayez pitié de moi! Laissez-moi entrer ou autrement je suis mort, car Charlemagne me poursuit pour me faire mourir, parce que je lui ai dit beaucoup de bien des fils Aymon. De plus, j'ai quelque chose à dire à Renaud, qui le réjouira.

Les gardes baissèrent le pont-levis, ouvrirent la porte bardée de fer et levèrent la herse. Et ils reçurent Hernier fort courtoisement, l'aidant à ôter son armure.
- Bel ami, lui dit Renaud, puisque vous êtes notre ami, soyez le bienvenu. Or dites-moi, comment se porte l'armée de Charlemagne.
- Sire Renaud, dit Hernier, l'armée commence à manquer de vivres, et les barons sont fatigués de rester ici pour rien. Ils veulent quitter l'Ardenne dans quelques jours, ce dont Charlemagne est bien courroucé. Quand l'armée s'éloignera, ce sera sans doute le soir pour n'être pas vue. Et, si vous la surveillez bien, vous pourrez gagner beaucoup en l'attaquant depuis vos forêts.
- Hernier, ce que vous me dites me réjouit fort. Si vous dites vrai, Charlemagne est battu, et son armée n'osera plus nous attaquer.

Et il invita Hernier à faire bonne chère avec les siens, qui ne manquaient ni de viande ni de vin, chose bien étrange après tant de mois de siège. Le souper fut joyeux, car chacun croyait à la fin de la guerre et à la victoire. Mais ce que croyait Hernier était bien opposé à ce que pensaient Renaud et ses frères.

Quand tous furent endormis, sauf le Judas Hernier, celui-ci, resté éveillé, mit sans bruit son armure. Il prit ses armes, s'approcha en silence du pont, en tua les deux gardes et l'ouvrit, de même que la porte dont il avait pris les clés à un des hommes occis par traîtrise.

Guyon de Bourgogne, voyant la porte ouverte, n'attendit pas plus longtemps. Il entra dans le château avec ses gens. Ils commencèrent à tuer tout ce qu'ils rencontraient.

Ils auraient massacré presque toute la garnison sans que l'alarme fût donnée à temps, si Dieu n'avait préservé Renaud et ses frères de cette trahison. Les valets de table, après avoir soupe, étaient ivres et étaient allés se coucher sans soigner les chevaux. Celui d'Allard, qui était bouillant, commença à faire du bruit, bientôt accompagné par les autres.

Richard et Allard, entendant cela, se levèrent et virent la porte de la salle ouverte et des armes luire au clair de lune. Ils allèrent alors au lit où ils avaient couché le traître Hernier.
Ils ne l'y trouvèrent pas. Renaud, s'étant aussi éveillé, demanda:
- Qui êtes-vous, qui marchez à cette heure? Laissez dormir les chevaux qui ont travaillé tout le jour!

Allard lui cria alors:
- Beau frère, nous sommes trahis! Ce bandit, Hernier, a ouvert la grande porte aux hommes de Charlemagne!
Renaud s'arma en un instant et cria:
- Mes amis, en avant! Pensez à être vaillants, nous en avons 'besoin pour sortir vivants de cette trahison!

Avec une trentaine de chevaliers qui étaient avec lui dans le donjon, il commença à mener la vie dure aux assaillants, déjà maîtres de la cour basse et de la petite ville qui l'entourait. Se voyant attaqués, ils y mirent le feu. Renaud eut le temps de s’emparer du traître Hernier de la Seine, lui fit attacher les membres à quatre chevaux qui l'écartelèrent. Puis les quatre fils et leur cousin Maugis, la rage cœur, achevèrent de mettre le feu au château et le quittèrent par le souterrain connu d'eux seuls, qui les conduisit par des chemins sous les fourrés bien loin dans !es profondeurs de la forêt d'Ardenne. Ils furent pourtant rattrapés par la garde personnelle de Charlemagne.

Le combat fut rude. Il mit Renaud face à face avec Charlemagne lui-même.
- Avec l'aide de Dieu, lui cria l'empereur, aujourd'hui je vous ferai pendre tous les quatre!
- Sire, lui répondit Renaud, il n'en sera pas ainsi, s'il plaît à Dieu. Car si Dieu me donne santé, à moi et à Bayard, je vendrai cher ma mort!
Et, encore furieux d'avoir perdu son beau château de Montfort à cause d'une félonie, il piqua des éperons et fonça vers Charlemagne. Messire Hughes, voyant cela, se plaça entre l'empereur et la lance du trop hardi chevalier, qui lui transperça le cœur devant tous. Alors Renaud, comprenant qu'il allait commettre un régicide, retourna près de ses frères, tandis que Charlemagne, réalisant à quel péril il venait d'échapper, cria:
- Seigneurs, saisissez-vous de ces malheureux, car s'ils nous échappent, jamais plus de ma vie je ne serai content!
La bataille fut très rude. Allard, Guichard et Richard y perdirent leurs chevaux. Renaud les prit tous trois sur Bayard.
C'était merveille de voir quels ravages, ainsi montés à quatre sur le même cheval, ils faisaient parmi les hommes du roi. Ceux-ci, bien que courageux, s'écartaient sur leur passage et Charlemagne finit par crier à ses barons:
- Seigneurs, abandonnons la poursuite. Laissons-les aller aux cent mille diables! Si Renaud n'était pas maître en art diabolique, et son cheval une monture envoyée par Satan, il ne pourrait pas faire avec ses frères tout ce qu'il fait. Campons ici, et ne pensons plus à cette guerre!

Puis il renvoya chacun dans ses terres. Les Quatre fils, Maugis et les chevaliers qui leur restaient disparurent dans la forêt. Ils chevauchèrent longtemps, puis firent halte près d'une fontaine. Ils y furent attaqués, fourbus, par les hommes de leur père, qui leur causèrent grand dommage, ce dont leur mère, quand elle l'apprit, fit de sévères reproches à Aymon.

Mais ils partirent bien loin, errant misérables dans la forêt. Ils n'avaient plus pour vivre que ce qu'ils volaient aux voyageurs. Ils vécurent en bandits de grands chemins, car ils étaient tellement pitoyables à voir qu'ils n'osaient aller ni dans les villes ni dans les châteaux. Ils n'avaient à manger que des racines et les bêtes sauvages qu'ils tuaient. Ils mangeaient leur viande sans pain et ne buvaient que l'eau des sources et des rivières.

À cause de tous les tourments qu'ils enduraient, et aussi à cause de la neige et du froid, leurs gens commencèrent à mourir. Pourtant leur vaillance faisait merveille dans leur misère même.

Les bandits les redoutaient bien plus que les honnêtes gens, et il leur arriva de distribuer à de pauvres hères les butins qu'ils avaient pris à des brigands. Renaud et ses frères étaient si redoutés que c'en était merveille. Là où ils habitaient, personne n'aurait osé se tenir, si ce n'est dans une forteresse. Quand Renaud était monté sur Bayard, et ses trois frères sur les autres chevaux, tout le monde les fuyait. Alors ils pillaient le pays. Mais les quatre chevaliers étaient si défigurés que personne ne les eût reconnus, car ils étaient velus comme des ours et si maigres que chacun en avait pitié.

Après des mois de cette vie terrible, ils retournèrent à Dordonne, où leur mère ne les reconnut d'abord pas. Puis, sachant qui ils étaient, elle fondit en larmes de les voir ainsi réduits. Elle les fit soigner, laver, habiller et leur fit servir un bon repas. Ils firent grande chère à leur aise et volonté, car, depuis longtemps, ils n'avaient mangé tranquilles.

Pendant leur repas, le duc Aymon revint de la chasse. Il avait tué quatre cerfs et deux sangliers. Entrant dans la salle, il y trouva Ses enfants, servis par la duchesse. Il ne les reconnut pas et dit à la duchesse:
- Dame, qui sont ces gens qui sont si contrefaits?
- Sire, ce sont mes enfants et les vôtres, que vous avez attaqués et poursuivis comme des bêtes sauvages. Ils sont restés dans la grande forêt des Ardennes si longtemps qu'ils sont devenus [comme vous pouvez les voir. Ils sont venus à moi parce que je les vois volontiers et non pas à vous, car je sais bien que vous ne les aimez pas. Mais je vous prie, pour Dieu et pour l'amour de moi, hébergez-les ce soir. Ils s'en iront demain à la première heure. Je ne sais si jamais je les reverrai. Je vous prie humblement de m'accorder cela!
Quand Aymon entendit ces paroles, qui avaient été dites dans la crainte, il frémit de colère et dit à ses fils:
- Malheureux, que Dieu vous maudisse, car vous ne valez rien! Vous ne pouvez conserver ni monnaie ni gens, mais vous rançonnez les prisonniers!
Renaud lui répondit:
- Père, par le respect que je vous dois, allez voir dans le pays d'où nous venons. À quatre-vingts lieues à la ronde vous n'y trouverez homme riche ou pauvre qui ne se tienne enfermé dans une ville forte ou un château par peur de nous. Nous aurions volontiers utilisé mieux notre courage, mais vous avez aidé à nous prendre notre château de Montfort, et vous nous avez ensuite poursuivi plus rudement que les autres n'osaient le faire. Puisque vous nous voulez si grand mal, faites-nous trancher la tête. Vous serez bien aimé de Charlemagne et haï de Dieu et de tout homme digne de ce nom!
Aymon comprit que Renaud avait raison, et il baissa la tête.
Il dit pourtant:
- Méchants! La lâcheté et la paresse vous ont vaincus. Vous n'avez jamais été mes enfants. Je vous dis que vous n'aurez rien de moi. Quittez mon palais aussitôt!
- Père, dit Renaud, vous parlez d'un mauvais cœur. Mes frères et moi ne pouvons être mieux que dans votre maison. Nous y resterons. Nous y serons tués soit avec vous, soit pour vous. Vous n'avez pas le droit de nous chasser comme des vagabonds.
Et voyant le regard de colère de son père, Renaud changea de couleur et tira à demi l'épée de son fourreau.

Voyant cela, Allard courut l'embrasser, lui disant:
- Ah! beau frère, par Dieu, ne vous courroucez pas ainsi contre notre père, car il est notre maître! À tort ou à raison, il peut faire ce qu'il lui plaît. Nous devons lui obéir, même s'il est cruel envers nous. Gardez-vous, pour l'amour de Dieu, de porter la main sur lui, car ce serait agir contre les commandements de Dieu.
Renaud ne fut pas calmé pour autant. Il répondit à Allard:
- Frère, j'enrage de voir notre père, qui devrait nous défendre, se faire notre pire ennemi. Si je peux sortir d'ici, je vous promets qu'il le regrettera. Je pillerai sa terre. Il ne pourra plus rien en tirer avant longtemps et on en parlera à tout jamais!
Pendant qu'il parlait ainsi, Aymon se lamentait sur son sort. Dans son âme, il se plaignait d'avoir de si vaillants enfants et de devoir les combattre:
- Mauvais cœur, se disait-il en lui-même; tu ne devrais pas t'inquiéter du serment contre tes enfants, mais les aider et les garder contre tous, même contre le roi.

Et, d'une voix toute changée, il dit à Renaud:
- Beau fils, tu es trop preux et trop sage. Jamais Hector de Troie ne te valut. Il n'y a pas chevalier au monde qui te vaille.
Aussi je vous aiderai autant que l'honneur le permet.
Et, se tournant vers la duchesse, il lui dit:
- Dame, je vais dehors, car je ne veux pas être parjure envers Charlemagne. Vous avez dans notre trésor de l'or et de l'argent. Donnez-le à nos fils ainsi que des armures, des palefrois et des bêtes de somme. Qu'ils prennent tout ce qu'ils pourront emporter.
- Sire, lui dit Renaud, nous vous savons gré d'avoir dit cela.
Nous partirons demain à la première heure, afin de ne pas vous contrarier. Si vous le voulez, nous resterons ici cette nuit pour consoler notre mère qui a tant de chagrin pour nous et qui nous croyait perdus.

- Mon fils, répondit Aymon, sachez que, depuis que je vous ai combattus dans les Ardennes, j'en suis fort fâché. Mais j'étais obligé de le faire par loyauté pour être en paix avec le roi.

Sur ce, il s'en alla et se rendit, pensif, dans les bois.
II fut fait comme promis. Les Quatre fils Aymon allèrent combattre les Sarrasins en Espagne. Ils y firent tellement merveille qu'ils conquirent, le plus glorieusement du monde, un riche butin. Grâce à celui-ci, ils se bâtirent un château à Montauban, que certains situent en Languedoc, d'autres en Gaume, et d'autres en Ardenne, loin des ruines de Montfort, leur première citadelle, qui avait si tragiquement fini.

Les Quatre fils s'y firent oublier un moment, avec leur cousin Maugis, qui avait des pouvoirs d'enchanteur et était, au cours de leurs tribulations, devenu expert en diverses magies. Or il était écrit que les fils Aymon ne pourraient pas longtemps rester ignorés. Cela devait amener de fameux combats, et aussi des faits étranges.

Voici comment les choses commencèrent.

En combattant contre les Sarrasins, Roland, le plus beau et le plus noble des neveux de Charlemagne, avait perdu son cheval. Or il fallait à ce merveilleux guerrier une monture digne de lui pour qu'il donnât toute la mesure de sa bravoure, qui était extraordinaire. Sur le conseil du duc Naimes de Bavière, Charlemagne fit crier à son de trompe, par-dessus Montmartre, qu'il voulait voir courir tous les chevaux de son armée. Celui qui gagnerait la course recevrait la couronne d'or de Charlemagne, cinq cents marcs d'argent et cent pièces de drap de soie pour prix de son cheval, qui serait donné à Roland.

Renaud apprit la nouvelle par un marchand. Il rit et dit à Maugis:
- Cousin, par les saints de Dieu, Charlemagne verra le meilleur tour du monde. J'aurai sa couronne, car il saura ce que je vaux sur Bayard.
- Vous courrez grand danger si vous y allez, lui dit Maugis. Mais si vous tenez vraiment à y aller, souffrez que je vous accompagne.
Renaud partit avec Maugis et ses trois frères. Lorsqu'ils furent arrivés à quelques lieues de Paris, Maugis prit une certaine herbe, la pila sur une pierre avec le pommeau de son épée, la trempa dans l'eau et en frotta Bayard. À mesure qu'il le frottait, Bayard devenait blanc, de noir qu'il était. Personne ne l'aurait reconnu sauf à sa fière allure.

Puis, avec un onguent qu'il portait sur lui, il oignit Renaud qui parut avoir quinze ans. Il se transfigura de même. Arrivant ainsi méconnaissables, ils passèrent sans ennuis du côté de Saint-Denis, devant un des pelotons de chevaliers que Charlemagne avait postés autour de Paris afin de reconnaître Renaud. Car l'empereur savait que la tentation serait grande pour les fils Aymon de venir le narguer à l'occasion de ce concours.

Au matin de la course, Maugis lia une des pattes de Bayard avec un mince fil de soie pour le faire boiter.
Quand Renaud arriva sur une monture aussi peu fringante, plusieurs chevaliers se moquèrent de lui, disant:
- Voilà certes celui qui gagnera la couronne et les écus! D'autres ajoutaient:
- Il gagnera le diable!
Et Charlemagne, entendant cela, dut menacer de son déplaisir ceux qui se moquaient du jeune cavalier sur son cheval blanc.
Peu après le départ de la course, Maugis, qui était à côté de Renaud, descendit de son cheval et délia le pied de Bayard. Mais avant qu'il en eut terminé, les autres étaient déjà loin.

Renaud piqua Bayard et lui dit:
- Bayard, il s'agit de rattraper tous ces fripons-là!
Le comprenant comme s'il eût été un homme, Bayard fronça les narines, leva la tête et allongea le cou. Il prit sa course si rapidement que la terre semblait fondre sous ses pieds. En peu de temps, il les dépassa tous et l'on ne vit plus de lui qu'un nuage de poussière.
Charlemagne, comme chacun, était étonné par les prouesses de ce cheval qui boitait peu d'instants auparavant. Il se dit:
- S'il n'était pas blanc et si vieux, je croirais que c'est Bayard. Et qui peut bien être ce jeune damoiseau si léger qui le monte si bien?
Et voyant arriver Renaud, bien loin devant tous les autres, l'empereur lui cria:
- Ami, arrêtez-vous, je vous prie. Si vous voulez ma couronne, vous l'aurez. Et je vous donnerai tant pour votre cheval que, de votre vie, vous ne serez pauvre.
- Par Dieu, lui répondit Renaud, prenant la couronne sans quitter les étriers, et laissant là l'argent et le drap, vos paroles ne servent de rien. Me suis-je assez moqué de vous? Vous n'aurez pas Bayard, mon cheval. Et, d'une voix forte, il clama:
-Je suis Renaud et j'emporte votre couronne. Que le preux Roland trouve ailleurs une jument ou un âne. Bayard ne sera qu'à celui qui le rattrapera!

Personne ne put rattraper Renaud. Mais Charlemagne, furieux de la supercherie, apprit où se trouvait Montauban, le nouveau repaire des Quatre fils. Il y vint mettre le siège avec une grande armée. Chacun pouvait voir, signe de dérision, la couronne de l'empereur sur le créneau.

Lors d'une sortie, Olivier, l'un des neveux de Charlemagne, parvint à faire prisonnier Maugis. Il lui promit de plaider pour sa grâce auprès du roi, son oncle.
Celui-ci fut bien content de la capture, car il avait appris le rôle que le fils de Beuves d'Aigremont avait joué dans l'aventure qui lui avait coûté sa couronne.
Tandis que c'était grande désolation à Montauban où chacun craignait pour la vie de Maugis, Charlemagne décida de le faire pendre. Et il ordonna d'élever un grand gibet sur une colline face au château pour qu'on le vit de plusieurs lieues à la ronde.

Charlemagne fit alors venir les douze pairs de France, ses plus nobles conseillers, dont Ogier le Danois, l'archevêque Turpin, le duc Nairnes de Bavière, Richard de Normandie, Roland et Olivier. Il voulait que l'exécution eût lieu avant le lendemain, car il se méfiait des tours de magie de son prisonnier. Mais déjà le soleil se couchait, et les charpentiers travaillaient encore au gibet.

Le duc Naimes de Bavière dit au souverain:
- Sire, ne pendez pas Maugis la nuit. Renaud et ses frères diraient que vous n'avez pas osé le faire de jour par crainte d'eux.
- Naimes, dit le roi, vous vous moquez de moi, car si ce larron m'échappe, je suis déshonoré!
Maugis, qui était présent, appela Olivier:
- Sire Olivier, quand je me suis rendu, vous m'avez promis de plaider pour moi auprès du roi. Je vous prie, servez-moi de garant pour cette seule nuit, dans le péril où je me trouve.
- Très volontiers, répondit Olivier, sur ma vie et sur ma terre! Il en demanda autant aux douze pairs. Ils le lui accordèrent, mais le duc Naimes demanda à l'enchanteur:
- Nous promettez-vous, sur votre foi, de ne pas vous en aller sans prendre congé?
- Sur ma foi! répondit Maugis, avec, dans le regard, une curieuse lueur à la fois de franchise et de malice.
Comme les pairs se portaient garants de Maugis pour la nuit, Charlemagne leur dit:
- Messires, je vous le confie à une seule condition. Si vous ne me le remettez pas demain à l'aube, pour que je le fasse conduire au gibet, vous perdrez tous vos biens et vous ne retournerez jamais en France,
- Seigneurs, dit alors Maugis, puisque vous m'avez fait un bien, je vous en demande un deuxième. Faites-moi donner à manger, car je péris de faim.
Entendant cela, Charlemagne rit.
- Écoutez-moi ce diable, dit-il, qui demande à manger alors qu'il mourra dans quelques heures. Si j'étais dans son cas, j'en aurais l'appétit coupé.
- Sire, vous dites mal, remarqua le duc Naimes de Bavière, car qui a bien mangé est plus à son aise.
Charlemagne prit donc Maugis à sa table pour le souper, avec les pairs de France. Mais, durant tout le repas, l'empereur n'osa toucher à aucun aliment, de peur que Maugis n'y jetât un sort. Il était soucieux tandis que son prisonnier, mangeant à belles dents, était joyeux et parlait gaiement avec tous les convives. Ceux-ci riaient sous cape de voir l'inquiétude du roi.
Lorsque le repas fut terminé, Charlemagne fit installer pour la nuit, dans sa grande tente, les douze pairs en armes, avec cent chevaliers. Il fit apporter des échecs et d'autres jeux pour que chacun pût se distraire et rester éveillé autour de Maugis, qu'il fit asseoir, enchaîné au grand mât de la tente avec de grosses chaînes et des cadenas massifs. Il avait des anneaux de fer aux pieds et au cou. Charlemagne seul en portait les clefs sur lui.
S'asseyant sur son lit, l'empereur dit à Maugis:
- Par ma foi, vous ne m'échapperez plus maintenant.
- Sire, vous ne dites pas vrai. Je vous le promets devant les douze pairs de France: demain, avant prime, je serai à Montauban et j'y rirai bien de vous.
Furieux, Charlemagne sortit du fourreau «Joyeuse», son épée, voulant trancher sur-le-champ la tête de Maugis.
Roland arrêta son oncle:
- Au nom de Dieu, Sire, rentrez votre épée. Si vous tuez cet homme enchaîné, nous serons tous déshonorés à jamais. Maugis parle comme un homme qui ne sait plus ce qu'il dit, à cause de l'approche de la mort. Comment pourrait-il vous échapper?
- Ah! mon neveu, dit Charlemagne, en rentrant son épée au fourreau, vous avez raison. Mais ce larron est capable de tant de polissonneries. Je ne serai en paix que lorsque je le verrai pendu. Mais je vous laisse jusqu'à demain.

Tous commencèrent alors à jouer aux échecs et aux dés. Maugis, à l'aise dans ses colliers et ses anneaux de fer comme s'ils eussent été en soie, observait tout ce monde avec un léger sourire.
Passé minuit, plusieurs sentirent la fatigue. Comme Maugis voyait qu'ils avaient besoin de repos, en toute amitié, il fit un premier charme, et tous s'endormirent comme des masses. Charlemagne eut un sommeil si profond qu'il tomba en travers de son lit.
Maugis fit alors un deuxième charme: ses anneaux se défirent, et ses chaînes tombèrent au sol. Il se leva alors, aussi léger que s'il venait de dormir sur le plus moelleux des divans.

Il alla près de Charlemagne, prit un coussin et redressa l'empereur qui était couché en oblique dans une pose peu digne de sa Majesté. Puis, pour récompense de ce service, il le déceignit de Joyeuse, fameuse épée. Il en fit de même pour Durandal, qu'il prit à Roland; Haute-Claire, qu'il ôta à Olivier, et Courtine, l'arme ébréchée, mais redoutable, d'Ogier le Danois. Puis il alla au coffre qui contenait le trésor de guerre et le vida de ses sacs d'or et d'argent. Il prit aussi le grand aigle d'or qui est toujours posé à côté du trône de l'empereur.

Ensuite, afin de tenir parole, et de prendre civilement congé, comme il l'avait promis, Maugis prit une herbe, il en frotta le nez et la bouche de Charlemagne, pour le libérer du sommeil magique où il était plongé, et il le poussa du doigt en disant:
- Sire roi empereur, levez-vous. Comme je vous l'ai dit hier soir, je vous salue avant de vous quitter.
Puis il sortit de la tente et s'en alla d'un pas vif vers Montauban au milieu du camp endormi. Pendant ce temps, Charlemagne, qui avait mis quelques minutes à s'éveiller complètement, secouait ses pairs pour les faire sortir de leur torpeur. Comme il n'y réussissait pas, il prit une herbe qu'il avait jadis rapportée d'outre-mer, et leur en frotta le visage. Aussitôt, ils sautèrent sur leurs pieds, se demandant ce qui leur était arrivé.
- Où est Maugis? s'écria Naimes.
- Ma foi, Naimes, lui dit Charlemagne, trouvez le moyen de me le rendre, car c'est en écoutant vos sornettes que j'ai attendu pour exécuter ce brigand. Sinon, il serait pendu haut et court au gibet, et je serais bien tranquille, alors que maintenant il se rit de nous.
Tandis qu'il parlait ainsi, chacun ajustait son armure pour se jeter à la poursuite du magicien. Et les pairs de France constatèrent avec fureur que, pour les remercier d'avoir intercédé pour lui, Maugis leur avait pris leurs épées.
- Ma foi, dit Roland, il a là un beau butin, car nos épées valent plus que Paris.
Et, voyant son coffre vide, Charlemagne soupira:
- Ah! larron Maugis, je n'ai guère gagné à ta prise! On ne pouvait mieux dire.
À l'aube, le grand aigle d'or de Charlemagne étincelait au soleil au sommet du donjon de Montauban. On y faisait fête autour de Maugis, qui avait su sauver sa vie et bien se moquer de l'empereur. Mais Renaud n'approuvait pas le vol des épées de plusieurs des bons amis qu'il avait parmi les pairs de France. Il regrettait surtout que Maugis eût pris Courtine, l'arme d'Ogier le Danois.

Pendant ce temps, dans son camp, Charlemagne tenait conseil. Sur l'avis des pairs, il envoya à Montauban Ogier le Danois, Naimes de Bavière, Escouf, fils d'Oedon et l'archevêque Turpin. Renaud les reçut en vieux amis, et avant de leur laisser exposer le but de leur ambassade, les convia à un repas somptueux avec ses frères et Maugis. On eût dit une fête de famille, et personne ne se serait douté que les gens qui se retrouvaient en riant de si bon cœur étaient en guerre les uns contre les autres.

Après que les joueurs de vielle eurent charmé tout le monde à la fin du dîner, les messagers du roi offrirent à Renaud, s'il leur rendait son butin, de terminer la guerre par un combat singulier avec Roland. Renaud leur rendit tout de bon cœur: les épées, la couronne, l'aigle d'or et l'argent du trésor. Et rendez-vous fut pris pour le surlendemain à la neuvième heure, à l'orée de la forêt.

Roland y trouva Renaud qui l'attendait sur Bayard. Ils se saluèrent le plus courtoisement du monde, car ils avaient beaucoup d'amitié l'un pour l'autre. Commença alors un terrible combat, car Renaud et Roland étaient bien les meilleurs chevaliers du monde, et Charlemagne avait trouvé pour son neveu un des plus ardents chevaux de France, nommé Veillantif.

Dans le feu de la lutte, Roland interpella Renaud:
- Vous n'aurez plus jamais garde de faire des armes contre moi si vous sortez de ceci vivant!
- Sire Roland, lui répondit Renaud, il n'appartient pas à un chevalier tel que vous de me menacer ainsi.

Et, fonçant sur lui, il mit son écu en miette d'un seul coup de lance. Furieux, sans songer qu'il n'était plus protégé par un bouclier, Roland piqua des éperons et heurta Renaud si fort qu'il le fit tomber de Bayard, la selle entre les jambes. Mais avant que Roland ait eu le temps de revenir vers lui, il avait de nouveau sauté sur la croupe de Bayard, laissant sa selle à terre.

Les armes qu'ils firent l'un contre l'autre étaient tellement 'extraordinaires que leurs casques et leurs armures étaient en morceaux et tenaient à peine sur eux. Et c'était merveille qu'ils fussent encore en état de combattre.

Ils décidèrent pourtant de mettre pied à terre afin d'épargner leurs montures, qui commençaient à s'épuiser avant eux-mêmes. Ils se battirent à l'épée d'abord, et l'on en entendait le son clair jusqu'à une lieue de là. Le soleil de midi tirait de leurs lames des étincelles qui eussent fait croire aux éclairs d'un orage par beau temps. Puis, jetant leurs armes à terre, ils luttèrent à bras-le-corps. On aurait dit deux lions. L'un était à peine jeté à terre qu'il bondissait sur ses pieds et empoignait l'autre. Cette lutte, comme le tournoi et l'assaut à l'épée, dura si longtemps que, tout alentour, la terre était foulée comme si on y avait battu le blé. Les deux chevaliers étaient si vaillants l'un et l'autre que, d'égale force, aucun ne parvenait à remporter la victoire. Après des heures, une mortelle lassitude finit par les gagner, mais ils se seraient sentis déshonorés s'ils avaient abandonné le combat.

Ceux qui les regardaient, les fils Aymon comme Charlemagne et ses pairs, commencèrent à craindre, qu'ils ne luttent jusqu'à en mourir tous deux d'épuisement.

Alors, à la prière du roi, un miracle se fit. Il se leva une si grande nuée que l'un ne pouvait plus voir l'autre.

Roland dit alors à Renaud:
- Où êtes-vous allé, Renaud? Est-ce la nuit? Je ne vous vois pas!
- Moi non plus, répondit Renaud.
- Je vous demande quelque chose. Faites-moi l'amitié de me l'accorder, dit alors Roland. Conduisez-moi à Montauban.

- Sire, lui répondit Renaud, Dieu vous rende l'honneur que vous me faites, car je ne l'ai pas desservi à votre sujet.
- Sire Renaud, sachez que je le fais parce que je sais que dans cette guerre vous avez raison et nous, tort.
Ayant dit cela, Roland vit à nouveau aussi clair qu'avant la venue de la nuée. Il aperçut son bon cheval Veillantif, monta dessus et suivit Renaud.
Quand les pairs de France virent cela, ils félicitèrent Renaud de sa prise et n'en avertirent Charlemagne que lorsque Roland fut à Montauban. Il y fut fêté comme un frère, et reçu avec grand honneur.
Charlemagne entra dans une grande colère lorsqu'il apprit l'étrange capture de son neveu. Il ordonna que toute l'armée se préparât à donner l'assaut le lendemain à l'aube. L'empereur dormit d'un sommeil agité mais profond.
De son côté, à Montauban, sans prévenir personne, Maugis sortit sur Bayard par une porte latérale quand tous furent couchés.

Quand il fut devant les lignes impériales il fit un charme, et toute l'armée s'endormit. Maugis alla tranquillement jusqu'à la tente de Charlemagne, prit l'empereur, le mit sur la croupe de Bayard et l'emporta à Montauban. Là, il le remit à Renaud qui lui promit de ne faire nul mal à son prisonnier. Puis il alla à l'écurie de Bayard, prit de la paille, lui frotta le dos, la tête, l'embrassa en pleurant et prit congé de lui. Ensuite il se vêtit d'une pèlerine, prit un bâton de pèlerin, donna ses vêtements au portier et marcha longtemps dans les bois jusqu'à un ermitage fort ancien où, après avoir prié devant l'image de Notre-Dame, il s'installa pour faire pénitence pour ses péchés et pour les œuvres de magie accomplies. Et il pria Dieu d'accorder à Renaud et ses frères la paix avec Charlemagne.

À Montauban, Renaud était joyeux de détenir Charlemagne, dont il espérait la paix, et il fit promettre à ses frères de traiter le souverain avec égards. Mais il apprit avec une grande douleur le départ de Maugis et le pleura tendrement. Éveillant Roland, il lui demanda d'aller au camp des Français pour chercher les pairs de France, afin que tous ensemble tentent de décider Charlemagne de conclure une paix honorable pour chacun.

L'enchantement s'étant dissipé, l'empereur se réveilla au milieu de tous les barons qui parlaient autour de son lit, les pairs venus à Montauban et les fils Aymon.
Quand il vit où il était et apprit par quel sortilège cela était arrivé, il entra dans une telle colère que chacun crut qu'il était devenu enragé. Il jura qu'il ne ferait jamais la paix tant qu'il serait à Montauban et qu'on ne lui aurait pas livré Maugis pour en faire ce qu'il voulait.
Richard, le plus jeune des fils Aymon, se fâcha et lui dit:
- Comment diable, Sire roi, osez-vous parler ainsi? Vous êtes notre prisonnier et vous nous menacez. Si je n'avais pas promis de ne rien vous faire, je vous avoue, par Dieu et saint Pierre, que je vous couperais la tête.
- Taisez-vous, malheureux, intervint Renaud. Demandons-lui de nous faire la grâce de nous pardonner, car la guerre a trop duré. Maudit soit qui la commença.
Alors Renaud, ses frères, Roland, Olivier, Ogier le Danois, le duc Naimes de Bavière, l'archevêque Turpin, Escouf, fils d'Oedon et plusieurs autres pairs s'agenouillèrent devant Charlemagne pour l'implorer d'entendre Renaud.
L'aîné des fils Aymon offrit au roi sa soumission et celle de ses frères, le château de Montauban et le cheval Bayard. Si le roi leur accordait la vie sauve et la liberté, ils iraient combattre en Terre sainte contre les infidèles. Pour ce qui est de Maugis, il jura qu'il ne savait où son cousin était parti, ce qui était la vérité.
Le roi ne voulut rien entendre avant d'être rentré dans son camp. Il y fut ramené en grand honneur sur Bayard. Mais tous les témoignages de respect qu'il reçut sur son passage, chaque soldat de Renaud mettant genou en terre devant lui, tout cela n'apaisa pas son courroux.

Il rentra dans sa tente le visage fermé et dur et ordonna que le siège reprît, plus sévère qu'auparavant.
Chaque issue fut étroitement surveillée et après quelques semaines, la disette commença à sévir à Montauban.
Les machines de guerre des Français envoyaient sur le château de grosses pierres. Mais les murailles y résistaient bien. Et le duc Aymon, attristé de voir ainsi, misérablement, ses enfants en voie d'être réduits par la famine, en conçut du remords. Sa loyauté envers Charlemagne l'obligeait à combattre ses fils par l'épée, mais point de cette façon. Et il fit lancer dans la place forte des victuailles par les catapultes: du pain et de la viande salée.

Le Pas-Bayard à Oppagne

Au Pas-Bayard, hameau du village d'Oppagne, on vous montrera sur une pierre poudingue
une large et profonde rainure qui serait la trace laissée par le sabot du cheval Bayard prenant
son élan pour emmener d'un seul bond les quatre fils Aymon jusqu'à Durbuy, localité distante de
plus de deux lieues.

Charlemagne l'apprit. En grande colère, il fit venir Aymon et lui promit de lui faire couper la tête avant la nuit.
- Sire, lui répondit Aymon avec force, même si vous me faites mourir, même si vous me jetez dans le feu, je ne manquerai pas à mon devoir envers mes enfants, tant que je pourrai les aider. Seigneur roi, mes fils ne sont ni larrons, ni traîtres, ni meurtriers. Ce sont les meilleurs et les plus loyaux chevaliers du monde. Seigneur roi, ne croyez pas venir à bout de mes fils de cette honteuse façon, en les affamant comme des loups. Votre gloire n'y gagnerait rien. Et ils ne sont pas des gens à se laisser faire ainsi.

Sur le conseil du duc Naimes de Bavière, Charlemagne laissa aller Aymon. Les pairs de France rejoignirent Naimes. Ils venaient dire à l'empereur que la guerre n'avait que trop duré, qu'il fallait discuter une paix avec Renaud et ses frères.
Comme Charlemagne refusait avec emportement, ils insistèrent et s'en allèrent en disant au roi que, dans une semaine, il fallait que la paix fût faite.
Charlemagne les laissa aller. Le lendemain, lors d'une sortie, Renaud fit prisonnier le comte Richard de Normandie.
Il fit annoncer à Charlemagne que si, le lendemain, l'empereur ne lui avait pas accordé la paix, il ferait pendre Richard au sommet du donjon de Montauban.
Le souverain refusa avec des menaces. Mais comme on voyait, de son camp, les charpentiers dresser le gibet sur la tour du château, les pairs de France adjurèrent Charlemagne de faire la paix. Devant son refus, ils le quittèrent et sur-le-champ firent démonter leurs tentes et commencèrent à quitter le camp pour rentrer chez eux avec leurs gens.

Se voyant abandonné par les plus fidèles, les meilleurs et les plus sages de ses barons, Charlemagne envoya, peu avant midi, le duc Naimes de Bavière comme messager à Montauban.
Il était temps. Richard de Normandie, très pâle et très droit, était au pied du gibet, attendant midi au milieu des fils Aymon et d'une dizaine d'hommes d'armes.
Le duc Naimes dit à Renaud:
- Mon maître l'empereur vous offre la paix et la vie sauve, à vous Renaud, à vos frères et à tous ceux qui vous servent. Mais il veut que vous, seigneur Renaud alliez en Terre sainte comme pèlerin, pauvrement vêtu, et que vous lui livriez le cheval Bayard. Et vos frères retrouveront leurs biens et leur rang.
- Duc Naimes, dit Renaud, vous êtes le bienvenu. Je suis prêt à obéir au roi. S'il désire plus, j'en ferai encore plus, et je veux bien partir demain. Je ferai un bon mendiant, et je demanderai mon pain quand j'en aurai besoin. Et vous, Richard de Normandie, vous êtes libre. Vous pouvez aller chez Charlemagne avec le duc Naimes, qui portera ma réponse.
- Sire, répondit Richard de Normandie, je reste avec vous, et quitterai à vos côtés le château, comme garant et compagnon. Et je vous promets de veiller à ce que votre famille soit bien traitée.

Tous pleuraient lorsque Renaud, après avoir remis, très ému, Bayard au duc Naimes, fit ses adieux et prit son bâton de pèlerin.
Il combattit vaillamment en Terre sainte, puis traversa de nouveau l'Ardenne pour aller à Cologne, travailler comme simple maçon à la construction de l'église Saint-Pierre. Là, d'autres ouvriers, jaloux de sa force, le tuèrent une nuit et jetèrent son corps dans le Rhin. Mais une masse de poissons retint le corps à la surface du fleuve. Une grande lueur l'entoura comme si tout le Rhin était en feu. Et au-dessus du fleuve, on entendait chanter les anges.
Ayant appris cela, l'archevêque vint au bord du fleuve, reconnut l'ouvrier dont la vigueur l'avait étonné et le fit chercher dans une barque.

On prépara une procession pour le mener en chariot jusqu'à l'église, et les meilleurs barons de la ville de Cologne s'attelèrent au chariot. Ils ne purent le faire bouger de l'épaisseur d'une herbe. Alors ils comprirent qu'ils n'étaient pas dignes de mener au tombeau celui qui était mort. Comme ils lâchaient le chariot, celui-ci se mit en route sans que nul ne le tirât.

Passant sans s'arrêter devant la tombe qui avait été préparée, il sortit de Cologne, suivi par le clergé et tout le peuple. Cologne était vide comme si la peste en avait tué tous les habitants. L'extraordinaire cortège ne s'arrêta qu'à une petite ville nommée Croine où de grandioses funérailles furent faites à Renaud, funérailles accompagnées de plusieurs miracles.

Et que devint Bayard? Quand Charlemagne l'eut en sa possession, il voulut le donner à Roland. Mais le cheval noir se montra si rebelle que Charlemagne lui fit attacher une meule de moulin au cou et jeter dans la Meuse pour qu'il s'y noyât. Mais d'une ruade, Bayard brisa la pierre. Il traversa le fleuve et disparut dans la forêt d'Ardenne où, immortel, il erre encore. Au soir tombant, on entend parfois son galop sur les crêtes entre l'Amblève et la Meuse et l'on voit flotter entre les arbres sa longue crinière de jais.




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