Nom en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Les pierres de Mousny

Saint Pierre, après avoir longtemps «pèlerine» avec Jésus, se sentait fatigué. Le pain de seigle lui semblait monotone, et les chemins plus raboteux et accidentés que ceux de la Palestine. Il ne se plaignait plus. C'est ce qui inquiéta son maître.

- Pierre, lui dit-il, avec un sourire où la bonté se mêlait d'ironie, tu as gagné ton ciel une deuxième fois. Tu peux y remonter. Je crois que cela vaut mieux. Et on doit avoir besoin de toi là-haut. Je vais continuer seul jusqu'à l'ermitage de Saint-Thibaut, près de Marcour, puis je te rejoindrai. Va en paix, mon ami.

L'apôtre se fit un peu prier pour la forme, mais sans trop insister. Voici donc Jésus seul sur les routes d'Ardenne.
- Je le regrette, pensait-il tout en marchant. Il m'amusait.
Arrivant dans le pays d'Ortho, sur une lande de bruyères surplombant l'Ourthe, Jésus aperçut un vieil homme veillant sur un maigre troupeau de vaches, porcs et moutons. C'était le berger de Mousny, un inquiétant personnage. Comme à plusieurs de ses semblables, son métier solitaire lui facilitait, disait-on, l'usage de la magie. Pourtant, malgré son caractère dur et son air chafouin, on lui avait longtemps confié la «herde», troupeau rassemblant tout le bétail du village. Au xixe siècle encore, le herdier, tous les matins, sonnait la trompe de corne - objet symbolique de son métier, avec la houlette. Il emmenait les bêtes de ses concitoyens paître dans les prés communaux, les terres en jachère, les landes, alors nombreuses, et même les bois de feuillus1 sous lesquels poussait une herbe luisante, dure et savoureuse.

Le herdier de Mousny rendait service. Au temps des guerres de Louis xiv, quand des bandes de mercenaires affamés ou de déserteurs sillonnaient le pays en vivant de rapines, il changeait ses moutons en taupinières et ses vaches en touffes de genêts, selon un vieux tour bien connu de ceux qui avaient conclu un pacte avec les sorciers. Cela avait plusieurs fois épargné le troupeau. Mais il était brutal avec les bêtes. La paix revenue, on s'était passé de ses services. Un seul fermier continuait à l'employer par crainte de ses maléfices.

Il ne jetait pas de mauvais sorts, mais, quand il était seul sur la lande, il jouait de méchants tours à distance. Il ne manquait jamais de bière. Lorsqu'il avait soif, il plantait sa houlette en terre et buvait la bière qui jaillissait d'une fente de son bâton. Dans le même temps, le niveau baissait dans le tonneau d'un de ses concitoyens. Un gamin qui grimpait dans les arbres pour prendre des œufs dans les nids des choucas avait observé son manège.

Une autre fois, on l'avait vu étendre sur le sol son sarrau bleu tout délavé. Il avait fait quelques pas alentour en reniflant et en grognant des paroles incompréhensibles. Immédiatement, des saucisses et des tartes qu'une ménagère venait de préparer, disparaissaient de la table de sa cuisine et venaient s'abattre dans le sarrau du farceur.

Âgé, il devint berger. Son patron avait de bonnes raisons de le garder. Cette année-là, une grande sécheresse sévissait. Elle était particulièrement ressentie dans le pays d'Ourthe où la couche de terre est très mince sur le schiste qui affleure souvent. Même les bonnes prairies jaunissaient. Les vaches, efflanquées, meuglaient plaintivement et ne donnaient qu'un lait rare. Ce n'était pas le cas de celles du berger. Elles restaient grasses et ses moutons aussi. Il les faisait entrer dans les prairies des voisins, dans des fonds restés humides, près des sources, et leurs traces disparaissaient sitôt après leur passage.

Les bêtes étaient guidées par des nutons vêtus de rouge que leur «bounette» rendait invisibles, sauf quand le berger, pour les surveiller, frappait le sol de son bâton.
C'est vers cet homme-là que Jésus s'avançait, sous le soleil brûlant de midi, pour lui demander de l'eau de son gobelet d'étain.
- Tu es un de ces fainéants qui vont en pèlerinage à Saint-Thibaut! lui répondit méchamment le berger. Laisse-moi en paix. Tu pourrais mourir de soif, ici même, la bouche ouverte, que je ne te donnerais rien. Tu n'avais qu'à rester chez toi!

Jésus, qui avait été reçu avec gentillesse partout en Ardenne, ne dit rien, mais regarda avec tristesse le berger de Mousny. Il le plaignait d'avoir l'âme si noire, vendue au diable pour en obtenir ses pouvoirs magiques. Il s'assit près de lui, dans l'ombre d'un grand sorbier. Mais le berger le chassa en l'injuriant. Il le sentait comme un affront de la lumière à ses ténèbres.
- Je ne veux pas de toi ici. Détale en vitesse, sale mendiant, ou tu auras affaire à mon bâton!
Comme Jésus, à regret, s'éloignait d'une vingtaine de mètres, le berger, fou de rage, saisit une pierre et la lança dans sa direction. Elle toucha le dos du pèlerin mais ricocha aussitôt, frappant le brutal au même endroit, comme il éclatait d'un rire sauvage.

Le rire fut interrompu. L'homme et son troupeau avaient été pétrifiés sur le coup. Dans un grand silence qui relia soudain le ciel et la terre, Jésus s'éloigna vers l'ermitage de Saint-Thibaut. Au lieu où le bougre avait été châtié pour sa dureté de cœur, des blocs de pierre noirâtre, sortant des bruyères, sont toujours éparpillés. Leurs formes se sont usées avec les ans, mais on peut encore y reconnaître, au soir tombant, les silhouettes du herdier maudit et de ses bêtes.




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