Nom en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Les sorcelleries du berger Bellem

Né comme Marcellin La Garde au pays de Sougnez-Remouchamps, le Dr Louis Thiry publia, en 1935, une alerte et trop peu connue Vie fantastique de Bellem, sorcier d'Ardenne.

C'est le cas, unique, d'une biographie d'un magicien rustique de nos régions. Le personnage, qui survivait dans des dictons, était - et est peut-être encore - connu dans un secteur de l'Ardenne du Nord, autour de la basse Amblève. Mais, note l'auteur, il est ignoré par exemple à La Roche. Alors que toutes les sorcières sont présentées comme maléfiques, il arrive que les sorciers mâles soient plus portés sur des astuces, voire une serviabilité, insolites, que sur les seuls mauvais sorts.

Le Dr Thiry a rédigé cette Vie fantastique en une sorte de vieux français -plus ancien que l'action, qu'il situe, de façon plausible, à la fin du XIIIe siècle. Nous nous inspirons en langage oral familier. Nombre d'épisodes affinent le folklore habituel du métier de berger. Solitaire, proche de la nature, on le sait propice à des pratiques de magie rustique.

Que Bellem ait été fils de bûcheron, on le croit aisément: c'est un métier rude exercé en milieu sauvage et propre aux mystères. Il eut aussi été normal de le voir illettré: l'Ancien Régime ignorait les écoles rurales. Parfois un curé remarquait quelques gamins plus que d'autres avides d'apprendre. Outre le catéchisme, il leur enseignait des rudiments de lecture et de calcul. Venu d'une famille fruste, le jeune Bellem, peu curieux des commandements, des répons de la messe et des sacrements, ne dut point sembler au prêtre un élève prometteur. Cependant, nous verrons que, point dans des missels ou évangiles, le gaillard avait appris à lire. L'histoire ne nous dit ni où ni comment.

Il n'était pas stupide. Et s'il eut révélation d'une lumière, celle-ci ne fut pas sainte: gardant parmi les talus et vaines pâtures pleines de chardons les quelques brebis et pourceaux de ses pauvres parents, il vit luire vivement, en plein jour, une flamme en lisière du bois. Peu craintif, il s'en approcha. Elle brûlait sans aliment. Il sortit de sa poche une vieille pipe de son père, avec laquelle il s'amusait à jouer à l'homme. Pour l'allumer, il eut grand-peine à tirer une braise de l'étrange feu qui, après quelques minutes, s'éteignit sans laisser trace ni cendres. Quand Bellem voulut vider sa pipe, il en tomba un ducat d'or(1) qu'il mit en poche sans en rien dire à ses parents.

De cette aubaine, premier signe que lui faisait un monde inconnu, il ne s'ouvrit qu'à deux garnements, ses aînés, aussi impies et curieux que lui. Le ducat les fit penser à des trésors enfouis dont on parlait dans la région. À trois, car l'entreprise s'annonçait ardue, ils montèrent en secret à la ruine du château de Grimbiémont. Jadis le seigneur du lieu, riche, avare et mort sans héritier, n'avait fait nul don à quelque église ou monastère. Il avait, disait-on, enfoui ses richesses dans une cave de sa forteresse.

Le coffre aux ducats du vieux ladre était selon la rumeur gardé par un Verbô (verbouc: diabolique satyre, «chèvrepied(2)»). Pour espérer mettre la main sur le trésor, il fallait choisir une nuit ou le Verbô était au sabbat, et ne souffler mot. Sinon, ayant l'ouïe démoniquement fine, la bête revenait à l'instant défendre à coups de cornes et soufflant du feu sur le bien dont il avait la garde.

Ayant choisi leur moment, car les deux aînés connaissaient le calendrier des «nécromanciens», les trois gaillards, armés de pics et pioches, montèrent à travers ronces, épines et genévriers jusqu'à la ruine de Grimbiémont. Ayant pénétré au caveau, ils en descellèrent les dalles en s'éclairant d'une chandelle. Le coffre bardé de fer qu'ils découvrirent était bien plus massif qu'ils ne le croyaient. Quelle fortune devait se trouver là-dedans! Usant de leurs pics comme de leviers, ils parvinrent à grand-peine, muets comme des carpes, à soulever le coffre. Quand celui-ci, extrait de sa fosse, fut enfin posé sur les dalles, un des deux grands garnements ne put s'empêcher de murmurer, s'épongeant le front: «Cela a été dur, mais nous l'avons!»

Aussitôt le coffre glissa dans la fosse, dont sortirent des flammes infernales. Entendant galoper des sabots, les trois bougres s'enfuirent et le bavard essuya d'amers reproches:
- Sans ta grande langue nous aurions plus d'or que le baron de Rahier. Il répondit:
- Ce n'est rien: il y a un autre trésor à la maison de Harre!
- Oui mais il faut connaître le mot de passe!
Savoir les formules: hors de cela point de magie. Voilà ce que comprit Bellem.

Pour n'être plus à charge de ses parents, il se plaça «en service», dans une censé (ferme) à cour carrée comme un château, appelée Paradis. Dans ce bâtiment déchu de sa grandeur ancienne, le gamin logeait dans une mansarde. Il remarqua au grenier quelques vieux livres dans une malle. C'était, négligé par le censier (fermier) peu soucieux de lecture, l'enfer au Paradis, des manuels de sorcellerie: le grimoire dit du pape Honorius, les Œuvres magiques d'Henri Corneille Agrippa(3), le Trésor du vieillard des pyramides, le grand et le petit Albert (attribués à saint Albert le Grand) et l'Encheridion du pape Léon, censé venir de Léon III, contemporain de Charlemagne. Bellem les lisait la nuit, à la lueur d'une chandelle ou de la lune. Si le censier de Paradis l'ignora, un patron moins rassurant en eut vent

Le marchand des quatre chemins.

Un certain vendredi, Bellem, vaillant à l'ouvrage, avait terminé plus tôt que d'habitude son travail à la ferme. Allant fureter du côté du bois, il revit la lueur qui lui avait valu un ducat d'or. S'en approchant, il la vit reculer et la suivit. Elle le mena jusqu'à la «Pierre aux Hotlis», monolithe qu'on dit avoir été élevé par les druides. Un homme de grande taille, enveloppé dans un manteau noir, l'y attendait.

- Je suis le marchand des quatre chemins, dit-il. Que me demandes-tu?
Bellem, tout surpris, bredouillait comme un enfant ignorant sa leçon.
- Tu lis les Livres, connais-tu mon pouvoir? demanda l'inconnu qui poursuivit. Je t'accompagne depuis longtemps. Mais pour la première fois je me rends visible. Tu peux avoir, par moi, tout ce que tu désires, pouvoirs et plaisirs.
- Oui, mais que valent les plaisirs? dit Bellem.

Particularité constante chez les sorciers rustiques: ils accomplissent des faits étonnants mais, ni le forgeron Misère - qui sort de la pauvreté et s'amuse bien, mais reste forgeron - ni Bellem, aucun ne devient riche. Ils se tirent d'affaire, épatent la galerie, mais sans être couverts d'or. L'ayant constaté dans maint conte populaire, le Dr Thiry place dans la bouche de Bellem ces paroles:

- Je voudrais être plus fort et plus adroit que tous les autres, manger à ma faim et boire à ma soif et trouver toujours dans ma besace de quoi payer mon dû.
Ce sont de beaux souhaits pour des régions et des temps pauvres. Mais le marchand des quatre chemins les trouve trop modestes pour lui valoir une âme. Il dit:
- En outre je veux te donner d'être craint et respecté, d'avoir, quand tu le veux, plus que le nécessaire et de pouvoir à ton gré châtier qui t'offense(4). Mais tu es à moi. Tu feras ce que je te dirai de faire. Tu vivras de longues années(5), je te protégerai, et puis nous nous reverrons. Tope là et tu auras tout cela.

Le démon, ici aisément reconnaissable, précise le contrat sans s'être nommé. La signature est celle des maquignons: le «marchand» serre dans sa main droite la main droite de Bellem. Pour vendre un cheval, il fallait «taper dans la main», souvent au terme d'un long marchandage. Cela valait plus qu'une signature.

Ici, en plus de la main gauche, le «marchand» touche l'épaule de Bellem lui causant une brûlure «comme piqûre de mouche avant l'orage». C'est la «marque» aux omoplates. On la retrouve dans des comptes rendus de procès en sorcellerie, dont celui du moine de Stavelot évoqué plus haut. Autre signe: les yeux de Bellem, qui étaient bruns, devinrent verts comme ceux des chats, médium ou déguisement classique des sorciers. Il s'en rendit compte le lendemain matin en s'apercevant dans le petit miroir de la cuisine. Et lui, d'ordinaire si vif à l'ouvrage, se sentait moulu de fatigue: la veille il avait été «retourné comme un gant(6)».

Des inconvénients d'être sorcier.

Fatigué ou pas, la besogne était là car le berger devait faire de tout: après avoir aidé les femmes à traire les vaches, donné à manger aux bêtes, il fallait étendre le fumier.
- Et sans traîner, dit le charretier qui en avait amené un plein chargement. Grouille-toi.
- Grouille-toi toi-même, pensa Bellem. J'ai plus de raisons que toi de faire le patron.

Et il s'assit sur une souche pour se bourrer tranquillement une pipe. C'était l'occasion d'éprouver les pouvoirs promis par le «marchand des quatre chemins».

Le charretier était à peine parti, en regardant de travers l'indolent Bellem, que celui-ci tirait de sa poche un petit grimoire. Ayant trouvé la conjuration qui convenait, il la grommela - c'est la façon de parler en sorcellerie.

Aussitôt une nuée de corbeaux, venus d'on ne sait où, s'empara du fumier et le répandit sur le champ, avec la régularité d'un bon travailleur. Quand le charretier revint avec un autre chargement, Bellem fumait toujours sa pipe et les corbeaux, besogne faite, attendaient la suite, perchés sur des arbres.
- Tu n'as pas l'air de te crever, et pourtant tu vas vite, dit le bonhomme, étonné.
- Tu vas voir comment cela se passe, lui dit Bellem tout faraud.

Le fumier était à peine versé de la charrette qu'il mit sa main en visière au-dessus de ses yeux. Il était fier de montrer au collègue comment les corbeaux lui obéissaient. À ce signe, ils recommencèrent leur manège, ce qui ébahit le charretier.
- Tu ne trouves pas qu'il fait soif ? dit Bellem à son collègue. Le soleil est déjà chaud. Que veux-tu boire ?
- Mais tu n'as ni bouteille ni «plate» (gourde), répartit le charretier.
- Je n'en ai pas besoin, dit Bellem.

Coupant un rameau d'un arbre, il le planta dans le sol et demanda:
- Bière ou vin ?
- Bière bien fraîche.

Aussitôt - tour souvent attribué aux bergers - de la bière jaillit du rameau(7) et abreuva abondamment les deux compères. - Si tu veux que cette petite «fiess» (fête) recommence, motus et bouche cousue! recommanda Bellem.

Comment on fait croire aux gardes qu'ils ont la berlue

II arrivait que des bergers (d'un «cinsi») ou des «herdiers», conduisant la herde, troupeau de tout un village(8), soient repérés par un garde en faisant paître leurs bêtes hors «vaine pâture» (talus ou landes de peu de valeur, et d'usage public). C'était interdit. Pour n'être pas pris en flagrant délit, plus d'un avait le don de se transformer, lui-même, son chien et son troupeau, en roches gardant plus ou moins leur silhouette. Quand tout allait bien, une fois le garde parti - en croyant avoir eu la berlue -pasteur et bêtes reprenaient vie: ce n'était qu'un mirage.

Un jour, Bellem avait laissé vaches et moutons baguenauder dans un jeune taillis, chose interdite car ils grignotent les écorces, faisant tort aux jeunes arbres. Comme un garde accourait pour verbaliser, le berger-sorcier se transforma avec molosse et bétail en épais buissons. C'était une variante des rochers. Une autre fois, en pareille circonstance, il montra au garde qu'autour de tous les troncs des épines acérées avaient poussé soudainement. Sous celles-ci, le taillis était intact. Cela rendit le garde songeur. Ayant à l'œil ce Bellem trop malin, il vint deux jours plus tard à sa recherche. Or le troupeau paissait entre le bois et un champ tout vert de jeunes pousses de seigle.
- Ce coup-ci, tu es pris. Tu dévastes la future moisson!
- Si tu sais bien ouvrir l'œil, tu verras que le champ est intact, sans trace de sabot, ni un brin brouté.

Regardant attentivement, le garde le constata. Mais l'explication de cette étrangeté ne le rassura guère. Il pouvait en jurer: il avait aperçu, sur la limite, toute une bande de petits hommes rouges armés de baguettes, qui maintenaient vaches et brebis dans l'étroit sentier herbu séparant le bois et le champ. Il ne savait qui étaient ces « maniquets » si vifs, plus modestes de taille que les nutons qui, dit-on, venaient parfois aux veillées. Trouvant ce menu peuple fort peu chrétien, il préféra s'en aller.

Par ces quelques tours, Bellem avait vérifié que le «marchand» tenait promesse. Il lui avait donné des «pouvoirs», et plus grands que ceux qu'on attribue ici ou là à des bergers un peu trop futés. Dès lors, il s'en donna à cœur joie.

Ayant, à l'heure de none (midi), rencontré un collègue qui sortait de sa besace ses tartines chichement frottées de beurre, il lui dit:
- Laisse ça là. C'est demain fête à Harzé et l'on y prépare de la bonne cuisine avec jambons, poulardes baignant en sauce, tripes et diverses cochonnailles.
- Oui, dit l'autre, je les ai vus, mais, à part le fumet, ce n'est pas pour nous!
- Qui te le fait croire? répliqua Bellem. Mais regarde qui arrive par là!

Il n'arrivait ni homme ni bête, mais pendant que le berger tournait la tête, Bellem fit atterrir près d'eux une table bien servie des délices préparés à Harzé. Il n'y manquait ni bière et vins en carafes, ni tarte au riz, dite «doreye».

D'abord effrayé par l'aubaine procurée par le berger acoquiné au Malin, le collègue se régala. Mais il ne sut pas tenir sa langue. Ainsi s'amplifièrent, contre Bellem, des rumeurs inquiétantes. Le garde, déjà, avait trouvé suspects les tours de Bellem qui fai­sait impunément paître ses bêtes hors des lieux permis. Et le charretier avait «causé» à propos des corbeaux épandant le fumier.

Quand, à l'approche de l'automne, Bellem dit à son patron de la censé du Paradis:
- Est-ce que vous me «redemandez» (pour l'année suivante)? Le cinsi lui répondit:
- Nous verrons cela quand il sera temps(9).

Bellem comprit qu'on ne voulait plus de lui. Profitant de ce qu'il était au champ, le patron fit venir le curé qui inspecta la mansarde du berger, y trouva des grimoires et les brûla dans la cheminée. Ils refusèrent d'abord de s'enflammer, puis s'abîmèrent, se tordant dans une immense flamme blanche. Le soir, constatant les dégâts, Bellem sut qu'il lui fallait trouver un autre patron.

Riche, et possédant plusieurs châteaux dans la région, le baron de Rahier, loin d'être un pilier d'église, était curieux de sciences occultes. Sans qu'il en fit étalage, elles lui plaisaient plus que la sainte religion.

Mais voilà, il fallait trouver ce seigneur libertin. Chassant ici le cerf, courant ailleurs le jupon, il résidait, au gré de sa fantaisie ou d'un différend avec un fermier, tantôt à Rahier, tantôt en un autre de ses manoirs, dont Harzé: ses bois étaient giboyeux.

Un jour que la poursuite d'un cerf l'y avait entraîné loin de tout chemin et hameau, le baron, ayant grand faim et soif, rencontra Bellem dans une clairière. Le berger, l'entendant maudire ce lieu sans rien à manger ni boire, lui propose un bon repas:
- Quel vin préférez-vous?
Surpris, mais curieux, en vrai homme du XVIIIe siècle, le baron répond:
- Du Moselle bien frais. Mais d'où le feras-tu venir? Je ne vois ici ni bouteille ni barrique.
- Ne vous faites point de souci, répond Bellem.

Expérimentant un nouveau tour, il fait venir, porté dans le ciel par deux grands corbeaux, un chaudron de fonte d'où sort un agréable fumet. C'est du chevreuil baignant dans une sauce au Bourgogne. Et pour la boisson, il plante, à sa joyeuse habitude, une baguette dans le sol. Sortant de sa besace une grande tasse de faïence, il la remplit du vin blanc jailli du rameau et la tend au seigneur assoiffé.
- Palsambleu! je n'ai jamais bu si bon Moselle, dit le baron, qui commence, avec Bellem, à se régaler du chevreuil, la tasse de Riesling passant de l'un à l'autre.

Ce genre d'agape impromptue vous rend vite camarades. Surtout si ni l'un ni l'autre ne recule devant de nombreuses rasades.
- Toi, tu me plais, dit le baron. Tu pourrais peut-être me rendre service. Mon logis et ma ferme de Harzé sont envahis de rats dont je ne viens à bout ni par pièges ni par poison.
- Je vais essayer de vous tirer d'affaire, dit modestement Bellem.

Il connaissait un raccourci vers Harzé, où il fit allumer au centre de la cour un grand feu de fagots, en recommandant à chacun de ne dire le moindre mot pendant qu'il officierait. Et, d'une fenêtre, il prononce, partie en latin douteux, partie en wallon, partie en quelqu'autre langue qu'il fait passer pour de l'hébreu, des formules de conjuration. Il les lit dans un petit grimoire de poche qui ne le quitte jamais. C'est ainsi que ce livret n'a pas été brûlé par le curé avant le départ de Bellem du «Paradis».

La conjuration de Bellem est plus vite efficace que celle, plus sainte, de l'eau bénite au nom de sainte Gertrude(10). On voit les souris et rats sortir des portes et des fenêtres par processions, chacun tenant en son museau pointu la queue de celui qui le précède. Ils se rendent ainsi, comme en quelque bal ou festin, dans le feu qui les grille. Voyant chez quelques spectateurs des gestes de joie, Bellem, le doigt sur la bouche, leur fait signe de rester muets. Alors les derniers rats, tout vieux, gros, se trament vers le feu, comme les autres.
- Cette fois, on en est quitte, dit Bellem.

Ainsi devint-il le berger - et un peu le magicien - du baron de Rahier, ravi de ses services. Un des amis de ce seigneur, celui de Fanson, près de Comblain, apprenant l'étrange habileté de Bellem, lui fit demander un service. Demeure aimable, son château attirait des nuées de corbeaux troublant l'agrément et le sommeil du châtelain.
- Pour vous en débarrasser, il faut que je les envoie ailleurs, car ils me rendent des services et je ne les veux point détruire.
- Fais-en cadeau au diable ou au pape, peut me chaut (cela m'est indifférent) du moment qu'ils soient partis.
- Le diable n'en veut pas, le pape est trop loin, dit Bellem. Mais il y a là une idée.

Le berger n'aimait pas trop les moines et les curés. Surtout depuis que l'un d'eux avait brûlé ses livres. Or le prince-abbé de Stavelot avait une résidence à Noirefontaine où il aimait, dans ses loisirs, écouter chanter les rossignols.
- Je vais lui envoyer d'autres volatiles, pensa Bellem. Ne compare-t-on pas volontiers les moines à des corbeaux? Il en aura un plein couvent pour lui chanter matines, laudes, sexte et none(11).

Par quelle formule ou quel geste? Bellem fit s'assembler toute la gent croassante de Fanson qui partit à tire-d'aile et grand fracas se nicher dans les hauts charmes entourant Noirefontaine. Le prince-abbé eut beau leur faire envoyer par ses chasseurs des mousquetades, par ses apothicaires du poison, puis faire abattre les arbres, il ne put se rendre quitte des noirs volatiles. Quand le lassait son monastère résonnant d'oraisons, il n'eut plus pour se distraire que sa rude forteresse de Logne sur l'Ourthe.

L'envoi des corbeaux était pour le sorcier jeu d'enfant et plaisanterie anticléricale. Or, cet été-là, tout le pays fut affligé plaisanterie d'une sécheresse comme les plus vieux villageois n'en avaient jamais vécue. Les prés étaient roux, les bouleaux jaunes au début de juillet, plus une cerise n'était intacte: pour étancher leur soif, les oiseaux venaient les piqueter. Les moissons d'avoine et de seigle allaient bientôt se consumer sur pied au lieu de mûrir malgré les prières et processions, d'ordinaire efficaces, de toutes les paroisses d'entre Ourthe, Arnblève et Salm. Au bord des rivières, réduites comme de minces ruys (ruisseaux), truites et saumons crevés montraient leurs ventres blancs.

Alors, sans en être prié par quiconque, Bellem fit avec son bâton un grand signe tournoyant en direction du ciel, désespérément bleu depuis des semaines. Aussitôt, venues d'on ne sait où, de sombres nuées grandirent à l'horizon, et obscurcirent le firmament. Faisant gicler d'abord une forte pluie en gouttes larges et tièdes, puis des ondées plus douces, elles sauvèrent moissons, bétail et poissons survivants. Personne n'osa venir en remercier le magicien.

Dosant avec astuce bienfaits et mauvais tours, le bougre voulait être respecté. Allant à grand pas vers le bal de la fête de Harzé, une jolie bachelle, un peu trop fière de ses affûtiaux (fanfreluches), était passée devant lui sans le regarder ni saluer. Lui tournant le dos, elle avait à peine fait trois pas qu'elle sentit sur tout le corps des démangeaisons. Couverte de poux, elle dut s'en retourner chez elle. Elle s'y lava à grande eau avec force savon noir sans se rendre quitte de la vermine. Après une heure, Bellem fit cesser le maléfice. Il était trop tard pour le bal. La fille dut se contenter, la semaine suivante, de celui de l'octave. Bellem, la rencontrant, lui dit:
- Une autre fois, tu seras polie et diras bonjour au berger. Elle le fit dès lors avec de beaux sourires.

Devenir ainsi susceptible, est-ce un signe qu'on vieillit mal? Sa réputation suspecte le faisait souvent changer de patron. Le contremaître du baron de Rahier lui chercha noise en l'absence du baron. Le berger se trouva au service du censier de Tabreux, dans une boucle de l'Ourthe, près d'Awan. L'homme était exigeant et radin.
Un soir d'hiver, ayant, dit-il, travaillé tard aux champs - mais n'était-il point resté un peu au cabaret? -, Bellem rentre à la censé après le repas du soir. Affamé, il demande à manger.
- Il reste de la bonne bouillie, dit la fermière. Cela nourrit son homme.
- De la bouillie! C'est pitance pour les chats! s'écrie, furieux, le berger.

À l'instant surgissent de partout, dans un concert de miaulements, des matous noirs, gris ou blancs - heureusement pas tous noirs, leur couleur de diablerie. Il en venait par la porte fermée, les fenêtres aux volets clos, la cheminée. Tous se précipitèrent sur le chaudron où ils se régalèrent de la bouillie, n'en laissant nulle trace tant ils la léchèrent bien. Puis, repus, ils disparurent. Étaient-ils des mirages ou apparences, comme ceux que les sorciers envoient? En tout cas, la bouillie, ils l'avaient mangée. Pour se nourrir ce soir-là, Bellem, allant se coucher de mauvaise humeur, employa sans doute un de ses tours de magie. Le patron prétendit avoir vu des tranches s'envoler d'un jambon pendu dans la cheminée, mais ce devait être une vision ou une calomnie. En tous cas, le lendemain, Bellem était parti sans rien dire. Ni laisser de traces dans la neige.

Bien que l'hiver ne soit pas propice à un engagement, il trouva un autre patron dont le valet était tombé malade. Il y resta jusqu'au milieu de la moisson. Comme le maître, exigeant, voulait, après une journée bien remplie, l'obliger à faucher al nutt (la nuit), Bellem lui dit:
-Je suis moulu de fatigue et ce n'est pas une heure convenable pour continuer la moisson. Le blé n'aime pas la lune.
- D'où tiens-tu cette bêtise? Toute heure est bonne à qui est courageux, répondit le maître avec humeur.

Il partit seul avec sa faux, au clair de lune, n'écoutant pas son vieux valet lui crier:
- Vous vous trompez. Vous allez bientôt le voir.
Arrivé au champ, qui était un essart(12), le cinsi battit sa faux pour l'aiguiser, se réjouissant du beau son clair qu'elle donnait dans le silence. Mais son plaisir ne fut pas long. Il vit venir un grand homme inconnu, blanc comme neige qui, le regardant de ses yeux de braise, l'interpella d'une voix caverneuse:
- Oh, là, cinsi! Que viens-tu faire ici?
- Je fauche à la place d'un fainéant.
- Ne sais-tu pas que le jour est à toi, et la nuit à moi(13). Le cinsi s'enfuit à toutes jambes. Rentré chez lui, il trouva un drôle de sourire à Bellem qui lui dit:
- Il me semble que vous avez bien vite fauché, patron.

Celui-ci ne lui demanda plus de travailler au-dehors la nuit. Ni d'ailleurs le jour.
Avec des coups de ce genre, plus personne n'osa se moquer du vieux berger. Et on hésita à l'engager. Il ne trouvait plus de travail qu'en cas d'accident, ou dans le «coup de feu» d'une moisson qu'il fallait rentrer avant l'orage. Il était soupçonné de pouvoir, à volonté, en provoquer, ou les retarder. Il sentait le soufre.

Chômant des mois entiers, de quoi vivait-il ? Il aurait pu, car ce pouvoir lui était promis: posséder un trésor, apprivoiser et tondre la «gatte (chèvre) d'or de la Lienne» (voir La fée de la Lienne et la chèvre d'or), que sais-je? Ardennais prudent, Bellem se méfiait. Il se contentait d'avoir, comme par enchantement, toujours de quoi payer son écot au cabaret ou son pain au boulanger.

Parfois les cartes le rendaient «plein aux as», mais il gagnait trop facilement. Et il aimait éblouir les clients du café de Dieupart par d'incroyables tours de cartes. Il les faisait voler et retomber en belles rangées, dans l'ordre, as, roi, dame, valet. À volonté, il tirait d'un paquet telle ou telle carte qu'on lui demandait. Le grand Hilaire de la Heid des Gattes lui dit:
- Cela, c'est des trucs de foire. Les bonimenteurs le font. Mais chiche que tu ne sais pas faire apparaître le diable.
- Tu le veux vraiment?
Le soir était tombé et une seule chandelle avait été allumée. Alors, dans la pénombre, s'il faut en croire ce que des vieux de Dieupart ont entendu dire de leurs grands-pères, chacun vit un cercueil apparaître sur une table et s'ouvrir, laissant sortir un squelette prêt à faire une promenade.

Tout le monde se sauva. Bellem en profita pour vider les «plat-bords» de péket (les petits verres de genièvre qu'on servait remplis, avec le ménisque non pas en creux, mais bombé). Trois jours plus tard, les copains de cabaret le lui reprochèrent.
- Le camarade que j'avais fait venir dans sa chemise de bois avait soif. Il fallait que je l'empêche de boire, dit Bellem. Il a le péket méchant.
Personne ne lui répliqua rien, pas même Hilaire qui a la langue si bien pendue.
- Pourquoi êtes-vous partis si vite? demanda Bellem. J'allais vous payer une tournée.

D'un catéchisme à l'autre

Les gens se méfiaient déjà du vieux berger avant ce coup-là, qui n'arrangea rien. Il comprit que, mal vu, il valait mieux aller chercher aventure et pitance où on ne le connaissait pas trop. Il loua ses bras à deux vieux célibataires bigots, fermiers du côté de l'Ourthe. Mais il garda ses habitudes: on le vit un soir faire épandre le fumier sur les champs par des corbeaux. Tout de même, le lendemain, lui qui n'avait pas été à plus de trois ou quatre messes dans sa vie - c'était pour des funérailles de copains où il s'abstenait de «taper l'eau bénite» -, il eut l'idée d'entrer dans une église.

Le curé y donnait le catéchisme aux enfants.
- Vous voulez que je vous donne un coup de main? demande Bellem au prêtre.
- Le catéchisme, tu n'y connais rien, lui répond le curé, le jugeant sur sa mine.
- Vous faites erreur, mon révérend. Je le connais sur le bout des doigts. Interrogez moi, vous le verrez bien.
- Soit. Qu'est-ce que l'Église?
- C'est une grande maison avec des fenêtres de couleurs et pas de cheminée, qui loge et nourrit des fainéants comme vous.

La leçon en resta là, mais les patrons de ce drôle de catéchiste n'aimaient pas la plaisanterie sur les choses saintes. Apprenant l'incident, ils mirent le berger à la porte séance tenante. Aussitôt, le fumier si bien étendu la veille par les corbeaux se remit en tas. Le travail était à refaire. Ce pied-de-nez magique était l'adieu du berger.
Personne ne rajeunit. Sorcier facétieux, Bellem tenait le coup mieux que les autres. Tout de même, devenu presque un vagabond, le grand âge lui pesa sur les épaules.

Passant un soir près d'une ferme de Filot, dans la vallée de l'Ourthe, il se sentit soudain très fatigué, et demanda l'hospitalité. Après un verre de lait chaud avec un petit doigt de péket, il se sentit mieux. Charitables, les cinsis le firent dormir sur une botte de paille, bien au chaud près de l'âtre, emmitouflé dans sa pèlerine.
Le lendemain, il se sentait un peu mieux, mais point assez vaillant pour reprendre la route. Il dit simplement:
- Pour un petit voyage, je ne vaux plus grand chose. Je devrais penser à un plus grand.
Ses hôtes, sans le prévenir, avaient demandé au curé de passer par chez eux: il connaissait les plantes qui soulagent, et fit prendre à Bellem, dont il connaissait le renom, une tisane de sauge.
- C'est la plante du salut: salvia en latin, dit le curé. Le salut du corps, quand il en est temps. Et c'est peut-être le moment de songer à celui de l'âme, ajouta doucement le prêtre, évitant de brusquer le bonhomme.

Sur ce point, deux récits ont fait leur chemin dans les traditions des veillées. Pour certains raconteurs, Bellem aurait répondu tranquillement:
- Je sais à qui j'appartiens. Je n'ai pas besoin d'être aidé. Il est capable de venir me chercher.
Selon d'autres, le curé lui aurait demandé:
- As-tu utilisé la magie pour faire un tort grave à des gens? Bellem aurait répondu en racontant ses tours avec les corbeaux, les petits hommes rouges qui tenaient le bétail dans le bon chemin, les rasades de bière et de vin amenées par la baguette plantée dans le sol. Il n'omit pas les noirs oiseaux envoyés par lui à Noirefontaine chez le prince-abbé, ni - le plus grave -, les apparitions: le fantôme dans la clairière et le squelette au cabaret.
- As-tu rendu quelqu'un malade, ou fait mourir quiconque?
- Nenni, Monsieur le curé, pas plus que je n'ai été à messe en vos églises.
- Dois-je te demander si tu as amassé des trésors grâce aux pouvoirs que t'a donnés le «marchand des quatre chemins»?
- Vous voyez bien que non.
- Au fond, tu as voulu t'amuser!
- Sans doute.
- Montre-moi ton épaule. Tu veux bien que j'y mette de l'huile sainte?
Le prêtre, dit-on, y vit, comme il s'y attendait, la marque diabolique. Il l'effaça avec ses saintes huiles, puis prononça des paroles d'exorcisme.

Bellem, selon cette version du conte, fut pris de tremblements qui secouèrent aussi la maison. Une forme rougeâtre sortit finalement de sa bouche, ressemblant aux diablotins qui jadis lui avaient rendu service. Devenue fumée, la forme s'enfuit par la cheminée, laissant une pestilence terrible. Il fallut ouvrir grandes les fenêtres, tandis que le berger, calmé, eut un étrange sourire.

Lui qui, bien que peu inquiet, n'avait jamais tenu en place durant toute sa vie, s'endormit dans la paix. C'était peut-être celle du Seigneur dont il s'était si peu soucié jusqu'alors.
Comme dernière farce, a-t-il fait faux bond au «marchand des quatre chemins»? Certains le pensent. Sait-on jamais?

  1. Ceci ressemble aux Geldfeuer signalés au pays d'Arlon, qui brûlent au sol, et non en l'air, comme ici. Leurs braises deviennent aussi de l'or. Le couple feu (ou soleil) et or est un archétype de la pensée magique. Jusque chez les Incas.
  2. Le nom s'en retrouve dans celui du village de Werbomont, sur la crête entre les bassins de l'Ourthe et de l'Amblève.
  3. Né en 1485, supposé évêque de Cologne, et selon la tradition un humaniste trop curieux. Quittant cette ville où il sentait le soufre, il enseigna à Louvain. Selon le Dictionnaire infernal de Colin de Plancy, un de ses élèves qui lisait un livre de conjurations, fut étranglé, chez Agrippa, par le diable. Pour n'être pas soupçonné de cette mort, le professeur Agrippa aurait obtenu que le démon habite pendant une semaine le corps du décédé. Il l'aurait ainsi fait se promener dans Louvain, avant de l'abandonner dans la maison de ses parents. On crut à une mort subite à laquelle Agrippa était étranger. Celui-ci, dans une vie errante, aurait «grippé» des butins de guerre ramenés par des capitaines. Auteur d'un livre de philosophie occulte, il serait mort miséreux, dans un cabaret. En réalité, selon Paul Morelle (Histoire de la sorcellerie, R. Masse éditeur), le vrai Agrippa était, au contraire, un humaniste pourfendeur de la superstition. La légende, pour se venger, inversa son rôle dans la mort de l'étudiant. Le même mécanisme joue contre saint Albert le Grand et les papes Honorius et Léon III.
  4. Ceci relève de l'orgueil, premier des péchés capitaux. Il fit maudire les anges rebelles (devenus les démons) et poussa Adam et Eve à commettre le «péché originel».
  5. Comme Faust... et le forgeron Misère.
  6. À part la participation aux sabbats, on trouve ici, outre la marque aux épaules, les signes classiques de la «possession», au départ de la geste rustique de Bellem. Par ailleurs, Bellem est impie: «brossant» la messe, ce qui était jusqu'au milieu du xxe siècle une sorte de défi dans nos campagnes. Elles étaient non pas spécialement pieuses mais en grande majorité conformes à un catholicisme coutumier.
  7. Souvent, ailleurs, il s'agit d'un robinet de bois que le pasteur adapte à son bâton.
  8. Vers 1850, il y avait encore à Arlon une herde banale logée dans une bergerie au centre de la vieille ville. Elle traversait tous les jours ce chef-lieu de province en souillant la voirie. Suite à des critiques dans la presse locale, cet usage rustique cessa.
  9. Sous-entendu: à la Saint-Martin, le 11 novembre, quand toutes moissons rentrées, on fait ses comptes, paye les fermages, etc.
  10. Depuis des siècles, sainte Gertrude, abbesse de Nivelles (626-659), est invoquée contre les rats, qui sur ses statues sont représentés grimpant sur sa crosse. Des récits récents (dont un des années 1950 à Halanzy) attribuent, contre les rats, une étonnante efficacité à une «enceinte» d'eau bénite en son nom ménageant une issue par où s'enfuient les rongeurs.
  11. Ce sont les heures des offices religieux rythmant les journées des monastères.
  12. Terre arable, dite aussi sart, gagnée sur un espace de forêt, après défrichement.
  13. Formule traditionnelle des fantômes et des apparitions nocturnes.



Retour à la liste des légendes
Retour à la page d'accueil

Site optimisé pour Firefox, résolution minimum 1024 x 768 px