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Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

« Nin baikô »: curiosité gastronomique

Là ne s'arrêtent pas les malices de Pafflard(1). Le bonheur et la fortune ne l'avaient pas endormi. On raconte aussi sa gaudriole aux dépens du bourgmestre Schaepen, un Rhénan établi dans la contrée. Elle relève tout autant de ce pré surréalisme rustique qui fit la gloire d'Eulenspiegel et des garnements Max und Moritz dont les tours pendables ont amusé des générations de gamins allemands.

C'était sous la domination impériale française. Le sous-préfet nommé à Malmedy par Napoléon était un certain chevalier de Périgny(2). Étonné par la rusticité de ses administrés, il disait volontiers que c'étaient des ânes, bons à manger des chardons. Cette appréciation avait fait le tour de la contrée.

Le noble personnage était originaire du fin fond de la Picardie dont le dialecte diffère fort du wallon de haute Ardenne. Aussi pour faire oublier qu'il était «parachuté» dans la région, M. de Périgny avait-il mis un point d'honneur à djôser (parler) le dialecte de Malmedy-Stavelot. C'était devenu chez lui une coquetterie. Non seulement il l'utilisait familièrement avec les villageois, mais il aimait aussi parsemer de mots du patois local ses conversations officielles.

Lors d'une tournée, il avait fait connaissance à Amel du bourgmestre Schaepen. Originaire de Hildesheim, dans l'Eifel, cet excellent homme se débrouillait tant bien que mal en français, mais ignorait tout du wallon.

Honoré par la visite du chevalier de Périgny, il l'invita à déjeuner le lendemain, car le sous-préfet devait revenir pour affaires dans le voisinage.

Homme bien élevé, le fonctionnaire lui recommanda bien de ne rien faire préparer d'extraordinaire:
- Pour la viande, un seul plat, celui qu'on se procure le plus aisément ici... enfin nin baikô.

Au moment de quitter la commune, il répéta au maïeur:
- C'est convenu, à la bonne franquette, nin baikô.

Le bon M. Schaepen fit semblant de comprendre, mais, bien embarrassé, il ignorait que nin baikô signifie tout simplement: «pas beaucoup».

Pour comprendre ce que le sous-préfet Périgny désirait, Schaepen alla demander l'avis du seul wallon de la commune. C'était Gilles Pafflard, de Ligneuville, devenu riche fermier d'Amel dans les circonstances que l'on sait.

- Il veut manger du nin baikô, dit-il, feignant la surprise. Vous êtes sûr que c'est cela qu'il a demandé?

- So sicher - aussi sûr que je vous vois là devant moi. Il me l'a même dit deux fois, fa, zwei mal. Ech si nit taub, je ne suis pas sourd. Mais wat gett mat dé nin baikô? Qu'est-ce qu'il y a avec ce nin baikô?

- C'est que c'est un plat singulier: des oreilles d'âne bouillies. «Nin baikô» est le nom qu'on donne à ce plat dans les vieux livres de cuisine.

- As dat méglich? Est-ce possible? s'exclama M. Schaefer. Et il aime ça! Oh, vous savez, die Franzosen, ils ont parfois des idées bizarres!

- Après tout, M. de Périgny est de Picardie. On dit qu'il y a beaucoup d'ânes là-bas. Il trouvait même que nos paysans en étaient. Et on mange bien des pieds de porc!

- Et leurs oreilles, ajouta le maire Schaeffer. Mais il faut que je trouve le propriétaire d'un âne qui voudrait bien lui couper ces diables d'oreilles.

- Personne n'acceptera. Il faut tuer un âne, et aussi le vider de son sang. Cela en vaut-il la peine?

- Les désirs du chevalier sous-préfet sont des ordres, et je veux être bien vu de l'administration impériale. Dans sa manche, comme vous dites. Comment faire?

- Je puis vous tirer d'affaire. Je possède un vieil âne. Il n'a plus beaucoup d'allure, mais pour les oreilles, il est bien fourni. Monsieur le sous-préfet aura bin du nin baikô puisqu'il aime cela. Je vous vends la bête pour cinq couronnes.

Abattre le pauvre âne fut facile. Pour lui couper ses grandes oreilles, il fallut s'y prendre à deux fois, tant elles étaient dures. Quant à les bouillir: quelle difficulté!

Quand M. de Périgny fut à table, le bon maïeur dut le faire attendre le plat de choix que la servante lui préparait. Les oreilles restaient coriaces. On eut dit du cuir.

- Je vous demande un peu de patience, Monsieur le sous-préfet. Le nin baikô va arriver. Mais ici nous n'avons jamais préparé ce mets de choix. La cuisson dure plus longtemps que prévu. Entschuldigen Sie uns. Excusez-nous.

Enfin, baignant dans une sauce à la bière, le fameux nin baikô arriva tout fumant, sur table.

L'hôte de marque essaya d'en manger, mais il faillit se casser les dents sur des cartilages.
- Mon bon Monsieur Schaepen, quel est ce mets étrange?
- Mais c'est le nin baikô que vous avez gewunscht, souhaité. D'ailleurs vous pouvez venir voir dans l'étable la bête dont il provient. Vous verrez que c'est du vrai.

Sur le pavement, baignant dans son sang mal essuyé, gisait le pauvre âne amputé de ses oreilles. Le sous-préfet jeta un regard inquiet sur le naïf bourgmestre, se demandant s'il se moquait de lui ou s'il était fou. L'homme, un grave Allemand, n'avait nullement l'air d'un plaisantin voulant tourner quelqu’un en bourrique.

- Qui vous a livré cette bête et vous a dit de m'en faire manger?
- C'est mon voisin Gilles Pafflard, un honorable fermier du village.

Le garde champêtre fut mandé pour aller le chercher. Périgny, voyant son air intelligent et malicieux, comprit qu'il ne s'agissait pas de l'erreur de quelque balourd, mais bien d'une blague. Il commença par s'en offusquer, lui adressant de sévères reproches:
- En montant cette mauvaise farce, non seulement vous avez manqué de respect à l'autorité communale, mais vous offensez aussi en ma personne le pouvoir impérial.

Voyant que le sous-préfet avait peine à garder la mine sévère qu'imposaient ses propos, Gilles Pafflard lui répondit:
- Monsieur le chevalier, ne soyez pas courroucé. Vous avez dit que nous étions des ânes bons à manger des chardons. Vous n'avez ici dans votre assiette que les oreilles d'un de vos administrés. Elles vous seront toujours attentivement ouvertes.

Gentilhomme éduqué au XVIIIe siècle, période où l'humour était vertu, M. de Perigny rit de bon cœur et, à la grande surprise du bourgmestre, trinqua joyeusement avec le farceur.

  1. A lire également sur Gilles Pafflard : Thamur et Zabaoth exorcisés et Gilles Pafflard, un Uylenspiegel wallon au pays de Stavelot.
  2. Une source en Hautes-Pagnes malmédiennes porte son nom: la fontaine Périgny.



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