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Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


Légendes carlovingiennes

La famille de Charlemagne
et ses descendants

CHAPITRE XXXIII

Les Rois de mer

Les North mann, origine et moeurs

Après la mort de Charlemagne, la préoccupation constante de ses successeurs, la terreur des peuples, Je fléau de nos belles contrées furent ces hommes du Nord, ces corsaires intrépides et farouches dont les exploits, dont les mœurs et les chants barbares semblent une légende épique de l'époque des héros de l'Iliade.

Qu'étaient-ils et d'où venaient-ils ces rois et ces guerriers fameux !

Les colonies des Aryas parties d'Asie vinrent peupler l'Europe. Une partie s'établit sur les terres de l'empire romain, du côté du Rhin ; ils furent nommés Germains et Franks. Ceux qui allèrent jusqu'aux lointaines régions du Nord s'appelèrent Daces (Deutsch) et Teutons.

La Scanie, cette partie méridionale de la péninsule suédoise et norvégienne, donna son nom à ces vastes et froides régions. C'était la Scandinavie, et l'on s'habitua à désigner par ce nom de Scandinaves tous les peuples de l'extrême nord de l'Europe. Les habitants de nos contrées et de la Germanie finirent par appeler les Deutsch, habitants de la Suède, de la Norwège, du Danemark et de l'Islande, du nom générique de North mann, hommes du Nord. Leur humeur belliqueuse, l'amour du pillage, l'ambition surtout des cadets (1) de famille royale chassaient chaque année de leur stérile patrie des légions de North mann. Ils couraient aux aventures guidés par les Rois de mer.

Ces peuples avaient en effet des rois sédentaires ( Over Kongar ) ; ces rois étaient choisis parmi les descendants d'Odin. Les jeunes princes de sang royal qui restaient sans apanage, sans domaines, devenaient Rois de mer (Sœkongar). Ils se mettaient à la tête d'aventureux jeunes hommes, des cherche-fortune et ils régnaient ainsi sur leurs belliqueux sujets ou plutôt sur leurs compagnons de dangers. La mer qui baignait les rivages du royaume était regardée comme une partie du domaine des rois, et le partage entre les fils, dont l'un était roi de la terre, l'autre ou les autres rois de la mer, semblait très juste. C'est ce que Saxo Grammaticus nomme le partage du règne de la terre et de la mer.

Qu'Odin ait conduit ses Germains vers le Nord et qu'ils aient envahi les territoires primitivement occupés par les Teutons ; qu'ils se soient mêlés à eux et n'aient plus formé qu'un peuple, le peuple Scandinave, répandu en Suède, en Norwège, en Danemark, en Islande; que les Goths aient envahi les îles; que l'antique population du Jutland ait ensuite enfanté les Angles et les Saxons, ces conquérants qui s'établirent en Angleterre, ce sont des souvenirs bien positifs que nous ont conservés assez obscurément l'histoire et la légende.

Toujours est-il que de leurs froids rivages, Suédois, Norwégiens, Danois, Islandais s'élançaient sur leurs légers navires, conduits par les rois de mer et couraient au pillage et aux conquêtes.

Ils aimaient cette vie agitée et ils voulaient que leurs fils l'aimassent aussi. Quand ils se sentaient vieux et près de mourir, ils jetaient à la mer ou dans les flammes le riche butin qu'ils avaient amassé, afin que leurs enfants fussent obligés de vivre comme eux et de courir sur les flots après les riches prises, leur seule fortune. S'ils n'étaient point engloutis par la tempête ou jetés à l'eau après leur trépas dans un combat naval, ils étaient enterrés sur les rivages afin que leurs mânes fussent réjouies par le fracas des vagues, le souffle des tempêtes et la vue de leurs fils revenant glorieux des expéditions.

Ils s'en allaient donc ardents et joyeux sur le chemin des cygnes, comme ils désignaient l'Océan, avec leurs bâtons qu'ils nommaient l’étoile du matin, avec leurs cors qu'ils appelaient le tonnerre, pillant les côtes, ravageant les rives des fleuves. Les orages ne les effrayaient pas, la force de la tempête, répétaient-ils dans leurs chants, aide le bras de nos rameurs, l'ouragan est à notre service, ils nous jettent où nous voulons aller. Beaucoup pourtant périssaient, mais leur sort n'effrayait pas leurs frères.

A terre et hors des combats, ils regardaient le roi de mer comme leur égal ; ils s'asseyaient avec lui au festin, et la coupe de corne, pleine de bière, passait entre toutes les mains, sans distinction de chef ou de soldats. En expédition, le roi de mer était obéi et il pouvait faire des lois sévères que tous acceptaient.

II

l'unique vaisseau d'un roi

Ainsi le fils d'un roi de Norwège, Half, en commençant sa vie de roi de mer, n'avait qu'un vaisseau; mais ce vaisseau était monté par des hommes de choix. Half n'eut d'abord que vingt-trois guerriers, mais tous descendant d'une race royale. Bientôt sa troupe se composa de soixante hommes ; pour en faire partie, il fallait avoir au moins dix-huit ans et pas plus de soixante. Il fallait être robuste et pouvoir soulever une pierre qui gisait au milieu de la cour du palais de Half, pierre que douze hommes ordinaires pouvaient à peine enlever. Half leur avait donné des statuts sévères : ils ne devaient ravir ni les femmes ni les enfants, et, quelque fût l'état de la mer, ils devaient braver la tempête et ne jamais chercher un abri dans un port.

Quand le jeune roi de mer revint vers sa terre, il avait entassé tant de butin que son navire était sur le point de couler. Les richesses avant tout, on tira au sort pour savoir ceux qui se jetteraient dans les flots afin de sauver le roi et la riche cargaison. Alors tous se précipitèrent dans l'abîme, mais tous aussi purent, en nageant, aborder au rivage.

Lorsque les rois de mer avaient fini par fonder des colonies ou stations, ils devenaient dans leurs établissements nouveaux aussi souverains que sur mer ; plusieurs peuplèrent des provinces qu'ils transmirent à leurs descendants. C'est ainsi que fut peuplée par Naddod et par plusieurs autres émigrations successives la terre de Neige, Sneeland, qu'on appela ensuite la terre de Glace, Island. Nous verrons plus tard leurs autres conquêtes.

III

Les femmes

Ces tableaux ne seraient point complets, si l'on n'y voyait paraître les compagnes de ces pirates célèbres.

Chez les North mann, les femmes étaient respectées, la femme mariée était comme souveraine dans sa maison, elle portait à sa ceinture un trousseau de clefs, symbole de son autorité. Les plus riches et les plus nobles, tout en cultivant la poésie, la médecine, la chirurgie, tout en se livrant à la science de prédire l'avenir, d'interpréter les songes ne négligeaient aucun détail du ménage : les reines elles-mêmes préparaient les aliments, faisaient et cuisaient le pain, fabriquaient la bière. Telles étaient les femmes sur terre. Sur mer, compagnes des aventureux pirates, elles se mêlaient aux combattants pour les encourager. Souvent saisies de furie guerrière, elles prenaient le casque et la cuirasse, et, sur le pont du navire, se mêlaient aux scènes de carnage.

Sur mer ou sur la terre, d'intrépides héroïnes affrontaient toutes les chances de la guerre.

Un jour, disent les traditions, une jeune fille voulut venger la mort de son père ; elle alla à son tombeau, et, s'adressant au mort, elle lui demanda sa vaillante épée. Le mort rouvrit un instant les yeux, prit son glaive et le remit à sa fille. La vierge intrépide alla combattre les ennemis et revint victorieuse.

Une autre, la princesse Tornbiörg, fille du roi de Suède, s'était signalée à la guerre ; son père lui confia le gouvernement d'une province. Là on la proclama roi, sous un nom d'homme. Elle combattait contre tous les prétendants qui demandaient sa main, et, après les avoir vaincus, elle les condamnait à mourir. Un guerrier finit par triompher d'elle dans un combat, alors elle rapporte son épée à son père : Je vous rends, dit-elle, le pouvoir que vous m'avez confié, je renonce à la gloire à laquelle j'aspirais et je redeviens femme.

IV

Dans un souterrain

On s'explique cette singulière histoire de Tornbiörg, si l'on se souvient que les rois de mer demandaient tout à la victoire. Voulaient-ils une épouse, ils allaient à sa conquête; après de vifs combats, ils s'emparaient d'une princesse et parfois de sa dot; c'étaient là les fiançailles de ces singuliers prétendants.

Gunaz, un roi de mer suédois, dirigea une expédition contre les États de Regnold, roi de Norwège. Celui-ci, avant d'aller repousser l'agresseur, voulut mettre en sûreté sa fille Moald, car il savait que Gonaz voulait l'enlever et en faire son épouse. Il connaissait un souterrain pouvant servir de retraite ; le roi y cacha ses trésors, y entassa des vivres. Alors la jeune princesse y descendit avec quelques serviteurs, puis une pierre énorme ferma l'entrée, on rejeta la terre dessus et on laboura le champ de manière à cacher l'entrée de la caverne et à dérouter les investigations les plus minutieuses. Le roi de Norwège fut vaincu et il périt dans la bataille. Ne trouvant pas la princesse, Gunaz s'informa, chercha et, grâce sans doute à quelque trahison, il finit par découvrir l'entrée de la retraite souterraine. La vierge royale et tous les trésors furent le prix de la victoire ; Moald préféra sans doute devenir l'épouse d'un brave à la perspective d'être oubliée dans un tombeau et d'y mourir de faim.

V

Les Scaldes et leurs sagas

C'est Odin lui-même qui inventa les Runes ou caractères de l'écriture du Nord ; ils furent communiqués aux hommes par Brunehilde, une Valkyrie. Venues du ciel, ces lettres n'étaient pas seulement destinées à reproduire les pensées des écrivains, elles étaient des talismans. Les North mann gravaient les lettres runiques sur leurs épées pour se rendre invincibles, sur la proue des navires pour éviter le naufrage, sur des coupes, sur des baguettes pour arrêter les nuages, pour ranimer les morts. Les hymnes des poètes (des scaldes) font à chaque instant allusion à ces usages.

Inutile de parler ici des croyances religieuses de ces peuples : tout le monde connaît la cosmogonie et les enseignements de l'Edda. La vérité y apparaît encore sous les fables.

Les Scaldes étaient les poètes du Nord ; leurs chants, nommés Sagas célébraient les dieux et les héros, racontaient les exploits des guerriers, les faits éclatants de l'histoire ou de tragiques événements. Les Islandais revenaient souvent à leur pays d'origine, aux rivages de la Baltique et de la Norwège, soit pour y entretenir des rapports avec des parents, soit pour y recueillir un héritage. Le Norwégien venait aussi pour son commerce sur les côtes de l'Islande : les uns et les autres avaient de longs et curieux récits à faire devant le foyer hospitalier qui les avait reçus. Les traditions antiques, les exploits des vieux rois, des rois de mer surtout, étaient écoutés avec admiration dans les couplets des Sagas. Ainsi coulaient douces et enchantées, les longues soirées d'hiver. « Dans l'étroite cabane de l'Islandais, tous se livrent à leur travail autour de la lampe alimentée par l'huile de baleine tandis que le maître du logis, assis près de là lumière, se met à lire les Sagas en les accompagnants d'explications et de commentaires pour les jeunes gens et les serviteurs. C'est un mérite de plus pour celui qui sait déclamer d'une manière pathétique et un plus grand encore si le thulr (le lecteur) y joint la connaissance du passé. La jeune laitière apprend de son père à les lire l'hiver dans les étables, afin de pouvoir les redire en plein air quand revient le tardif printemps » (2).

Bien plus, ces récits étaient rendus pour ainsi dire palpables, car sur les murs, sur les coupes et les ustensiles de bois ou d'acier, sur les tapisseries de laine, le ciseau, le pinceau, l'aiguille reproduisaient des scènes merveilleuses que l'on racontait ou que l'on chantait.

Le merveilleux abondait toujours dans ces récits et ces poésies. Les géants et les nains, les premiers écrasant leurs ennemis avec leurs huit bras, les autres forgeant des boucliers qui rendaient invincibles et des épées qui tranchaient le fer comme un léger tissu, apparaissent sans cesse dans les vers des Sagas.

VI

Les chants d'un mort

La mort même parfois n'interrompait pas la série prodigieuse des aventures des guerriers, des rois de mer.

Le prince Gunnar, après mille exploits, est mort ; il a été déposé dans son tombeau creusé dans les rochers. La caverne, à la voûte de granit, abrite une fosse recouverte d'énormes blocs de pierres juxtaposés, mais non unis par le ciment.

Un soir un paysan passait près de la grotte, il lui sembla apercevoir une lueur scintillante sur les parois du rocher ; en même temps un bruit partait de là, sorte de plainte ou accents modulés par une seule voix. Terrifié, il s'arrête, il écoute... C'est bien une voix qui chante et elle part de la tombe. Pour éclaircir ce mystère, le paysan court chez le fils de Gunnar ; ils reviennent tous deux, ils pénètrent sous la voûte. Alors, spectacle étonnant!... à travers les interstices des blocs de granit, ils voient l'intérieur du tombeau éclairé par quatre torches, Gunnar, le guerrier défunt est là étendu sur ses armes, pâle et sans mouvement comme un mort, seulement ses lèvres remuaient, c'était lui qui chantait, il exhalait son chant de mort, ce chant que les guerriers modulaient à la dernière heure, comme Regner Lodbrog. (3)

Gunnar n’avait sans pas eu le temps, avant d'expirer, de dire son chant de mort, Odin lui permettait de le faire après son trépas.

VII

Les Normands en France

Tels étaient les origines, les mœurs et les usages de ces terribles pirates qui, durant deux siècles, épouvantèrent l'Europe, ravagèrent nos côtes et les rives de nos grands fleuves, mais qui finirent par y fonder des États et s'y civilisèrent, surtout en devenant chrétiens.

Charlemagne avait prévu les dangers qu'après sa mort les Normands feraient courir à l'empire frank et les soucis que la défense du territoire causerait à ses successeurs.

Karl était arrivé un jour dans une ville maritime de la Gaule narbonnaise, mais personne encore dans la cité ne connaissait sa présence. Des pirates danois vinrent jusque dans le port. Lorsqu’'on vit ces vaisseaux, l'on se demandait, dans l'entourage du prince, quels étaient ces étrangers.

Les uns assuraient que c'étaient des trafiqueurs juifs, d'autres des Africains, d'autres enfin des Bretons. Le roi, ayant regardé attentivement la flottille, reconnut, à la forme et à la légèreté des navires, les fameux corsaires normands.

— Ces vaisseaux, dit-il, ne sont pas chargés de marchandises, ils sont remplis de cruels ennemis.

Alors les gens de la suite du roi coururent au port, mais il était trop tard; les pirates, ayant appris que celui qu'ils appelaient Charles-le-Marteau et qu'ils redoutaient tant était dans la ville, prirent aussitôt la fuite, craignant d'être écrasés par les Franks ou bloqués dans ce port. Leurs embarcations légères glissaient sur les flots avec une vitesse incroyable, semblables à une troupe d'oiseaux de mer. Ils se dérobaient ainsi non seulement aux épées, mais même aux yeux de ceux qui les poursuivaient.

Pendant ce temps Charlemagne avait quitté la table ; il s'appuya à la fenêtre qui donnait à l'Orient et resta longtemps à regarder, plongé dans une sombre rêverie et versant des larmes. On se taisait autour de lui, alors, élevant la voix, il s'écria :

— « Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure si amèrement ? Certes, je ne crains pas que ces hommes réussissent à me nuire par leurs misérables pirateries, mais je m'afflige profondément de ce que, moi vivant, ils aient été près de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d'une violente douleur, quand je prévois de quels maux ils écraseront mes neveux et les peuples.

Charles avait raison. Quel fléau pour nos contrées que ces invasions des hommes du Nord !

A leur approche, quand on entendait résonner leurs cornes d'ivoire, tout fuyait en proie à une indicible panique, les habitants des campagnes, emportant ce qu'ils avaient de précieux, poussant devant eux leurs troupeaux, se réfugiaient dans les villes et dans les monastères. Ces derniers asiles n'étaient pas toujours sûrs, les pirates, cherchant surtout les richesses des églises, les vases d'or et d'argent, pillaient, brûlaient les abbayes. Saint-Denis, Saint-Martin de Tours, Fleury, Saint-Germain-des-Prés furent saccagés, anéantis pour ainsi dire. Dans tous les temples où le peuple éperdu s'amassait, on n'entendait pour toute prière que ces mots: A furore Nortmanorum libera nos, Domine; de la fureur des Normands délivrez-nous, Seigneur. Des prodiges apparaissaient dans le ciel. Pendant que les religieux fuyaient, de nuit, loin de leurs monastères, en emportant les reliques des saints, on vit souvent, dans les airs, d'immenses nuages couleur de sang et des armées de feu dont les combattants s'entrechoquaient…, présage effrayant de ce qui allait se passer sur la terre.

Que faisaient les rois?... Il y eut de généreuses résistances : Charles-le-Chauve lança sur les corsaires du Nord le héros Robert-le-Fort, le roi Eudes se signala contre eux, Louis III les vainquit dans une bataille, mais le plus souvent on traita avec eux. Pour s'en débarrasser, on leur donnait de l'or, on finit par leur donner des terres.

C'est ainsi que Louis-le-Débonnaire concéda aux Normands un établissement dans la Frise. De nouvelles bandes se fixèrent non loin de là, dans l'île de Walcheren. Une partie de la Flandre tomba et resta en leur pouvoir. Ils fondèrent une station en pleine Loire, dans l'île de Bière, en face de Saint-Florent. Le plus célèbre peut-être, le plus terrible de ces rois de mer, Hastings, renversa Nantes et une foule de villes; il obtint du roi de France un comté qu'il dédaigna de garder et qu'il abandonna pour courir à de nouvelles aventures.

Ils allèrent, comme on sait, jusqu'à vouloir conquérir Paris, qui se défendit si héroïquement, soutenu dans la lutte par son comte et par son évêque, bien qu'il fût abandonné par son triste souverain, Charles-le-Gros.

Nous ne parlons point de la Normandie et du fameux Roll (Rollon), que nous retrouverons dans le volume suivant.

Enfin, ce fut un spectacle digne de l'admiration des contemporains et de la postérité que la conversion et les mœurs nouvelles de ces barbares. Les loups devenaient des agneaux. Quel changement dans ces princes du Nord qui s'écriaient comme Olaf II, l'ancien roi de mer : En avant, soldats du Christ, de la croix et du roi !

VIII

Chant de mort de Régner Lodbrog

Mais nous avons l'air de laisser là la légende et de ne nous occuper que de l'histoire.

Avant de retourner à des récits purement légendaires, comme transition, nous allons transcrire le fameux chant de mort de Lodbrog, le roi danois. On ne nous pardonnerait pas d'omettre cette curieuse poésie du Nord. Tous les écrivains qui se sont occupés de ce temps l'insèrent dans leurs pages.

Régner Lodbrog ou Ragnar Lodbrog était ou roi de mer qui conquit les îles danoises ; il en devint souverain, mais il finit par en être dépouillé. Il recommença alors ses courses sur mer : la Saxe, la Frise, les côtes de France le virent victorieux. Il voulut s'établir en Angleterre, et il eut l'idée de remplacer ses barques légères par de forts bâtiments. Ses deux vaisseaux, mal dirigés par des matelots inexpérimentés, allèrent se briser sur les récifs du rivage. Œlla, roi de Northumberland, tailla en pièces les naufragés et condamna Lodbrog à un supplice atroce : il le fit jeter vivant dans une fosse remplie de vipères.

En face de cette mort affreuse, Ragnar ne perdit rien de son héroïque courage et il entonna fièrement son chant de mort ;

En voici les strophes les plus remarquables :

« Nous avons combattu avec l'épée ! Il n'y a pas longtemps que nous sommes allés combattre un énorme serpent dans la terre des Goths; Thora (4) fut mon salaire, et les guerriers m'appelèrent Lodbrog (5) en souvenance de ma victoire. Alors je triomphais ; l'acier luisant de mon glaive frappa le dragon de plusieurs blessures mortelles.

« Nous avons combattu avec l'épée ! J'étais jeune encore quand, à l'Orient, dans le détroit d'Eirar, nous avons creusé un fleuve de sang pour les loups, et convié l'oiseau aux pieds jaunes à un large banquet de cadavres ; la mer était rouge comme une blessure qui vient de s'ouvrir, et les corbeaux nageaient dans le sang.

« Nous avons combattu avec l'épée ! Au sortir de l'enfance, je tenais déjà ma lance haute; à peine comptais-je vingt hivers que l'épée frissonnait dans ma main. Vers l'Orient, nous avons vaincu huit puissants iarls (6); ce jour-là, l'aigle trouva une ample pâture.

« Nous avons combattu avec l'épée ! J'ai vu près d'Aienglane (l'Angleterre) d'innombrables cadavres charger le pont des vaisseaux; nous avons continué la bataille six jours entiers sans que l'ennemi succombât ; le septième, au lever du soleil, nous célébrâmes la messe des épées, Valthiof fut forcé de plier sous nos armes.

« Nous avons combattu avec l’épée ! Des torrents de sang pleuvaient de nos armes à Bartha fyrth le vautour n'en trouva plus dans les cadavres ; l'arc résonnait, et les flèches se plantaient dans les cottes de mailles ; la sueur coulait sur la lame des épées; elles versaient du poison dans les blessures et moissonnaient les guerriers comme le marteau d'Odin.

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« Nous avons combattu avec l'épée ! Cela me réjouit l'âme que le père de Baldur m'ait préparé un banc dans la salle de banquet; bientôt nous boirons la bière dans le crâne de nos ennemis ; le héros ne déplore point sa mort dans le palais du père des mondes; il n'arrive point à porte d'Odin avec des paroles de désespoir à la bouche.

« Nous avons combattu avec l'épée ! Bientôt les armes acérées des fils d'Aslauga (7) recommenceraient de sanglantes batailles, s'ils savaient quels tourments me déchirent quand ces mille serpents enfoncent leurs dards empoisonnés dans mes chairs La mère que j'ai donnée à mes fils leur a transmis un noble cœur.

« Nous avons combattu avec l'épée ! La mort me saisit, la morsure des vipères a été profonde; je sens leurs dents au fond de ma poitrine. Bientôt, j'espère, le glaive me vengera dans le sang d'Œlla; mes fils frémiront à la nouvelle de ma mort ; la colère leur rougira le visage ; d'aussi hardis guerriers ne prendront point de repos avant de m'avoir vengé.

« Nous avons combattu avec l'épée ! Cinquante et une fois j'ai planté ma bannière sur le champ de bataille; au sortir de l'enfance, j'appris à rougir ma lance; jamais je n'ai craint que les guerriers ne trouvassent un chef plus vaillant. Maintenant les Ases m'invitent à leurs banquets; ma mort n'est pas à plaindre.

« II faut finir; voici les Dyses qu'Odin m'envoie pour me conduire à son palais ; joyeux, je m'en vais avec les Ases boire l'hydromel à la place d'honneur ; les heures de ma vie sont écoulées, et je souris à la mort. »

Le chant de mort du Danois, répété dans son pays, lui suscita d'ardents vengeurs. En 867, huit rois de mer, et parmi eux les fils du héros, se jetèrent sur le Northumberland, ravagèrent le pays, prirent York la capitale et firent expier cruellement à Œlla la mort du roi Lodbrog.

Expansion viking du VIIIe au XIe siècle

Expansion viking du VIIIe au XIe siècle

  1. Ce mot cadets n'est pas tout à fait exact ; ce n'était pas l'aîné qu'on prenait toujours pour roi, on élisait le souverain, mais dans une famille royale issue d'Odin.
  2. Cantù, hist... univers... T. IX, p. 79.
  3. Voir à la fin de ce chapitre.
  4. Thora, la fille d'un souverain ou d'un iarl, d'un Comte nommé Hérrauth
  5. Saxo Grammaticus rend ce mot par Villosa femoralia, qui a peu de rapport avec une victoire.
  6. Iarl, Comte
  7. Épouse de Lodbrog, auquel elle donna cinq fils vengeurs de leur père.

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Chapitre XXXIV : Voyage de Charles le Gros dans l'autre monde.
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