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Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


Légendes carlovingiennes

La famille de Charlemagne
et ses descendants

CHAPITRE XVIII

Science à vendre

Charlemagne n'avait pas autour de lui que sa parenté, il avait ses familiers, surtout les littérateurs et les savants.

En son temps vindrent d'Irlande en France deux moynes quy estoient d'Ecosse, lesquels estoient moult grans clercs et de saincte vie. Ils venaient en Gaule pour vendre la science.

Mais avant de saluer ces doctes marchands et pour comprendre l'empressement de Charlemagne à les accueillir, disons un mot de l'ardeur du grand roi pour le savoir et de son zèle pour le propager.

Charles, comme nous l'avons vu, était vraiment savant pour son temps : il parlait facilement le latin et faisait des vers latins, il comprenait très bien le grec. Il discutait parfois dans des assemblées d'évêques avec une rare précision.

II forma dans son palais une académie où il ne voulut pas avoir un rang distingué des autres.
Il commença une grammaire tudesque. Il fit faire un recueil des chants nationaux qui rappelaient les noms et les exploits des anciens rois et retraçaient les mœurs et les usages des peuples soumis à son empire. Ce recueil, dont parle Eginhard, n'est malheureusement pas venu jusqu'à nous (1).

Portant sur tout ses réflexions de philosophe et de lettré, il résolut de donner de nouveaux noms aux vents, nous les connaissons, et aussi des noms significatifs aux douze mois de l'année, les voici, ou plutôt voici leur traduction :

Janvier. — Mois d'hiver (Winter-Manoth).
Février. —Mois de fange.
Mars. — Mois de printemps.
Avril. — Mois de Pâques.
Mai. — Mois d'amour.
Juin. — Mois de soleil.
Juillet. — Mois des foins.
Août. — Mois des moissons
Septembre. — Mois des vents.
Octobre. — Mois des vendanges.
Novembre. — Mois d'automne.
Décembre, — Mois de mort.

Cet essai ne réussit pas ; il est bien difficile de changer des dénominations qui sont en usage depuis la plus haute antiquité. La Convention n'a pas mieux réussi. D'ailleurs ces dénominations de Charlemagne, comme celles de la Révolution française, ne sont pas fondées en raison; les mois des prairies, des moissons, des vendanges, du printemps, etc. etc., arrivent bien plus tôt dans certains climats que dans d'autres ; un pareil calendrier ne saurait être adopté partout.

Charles n'était pas seulement curieux des lettres et des sciences pour lui-même, il roulait propager les lumières et la science parmi ses peuples.

Dans sa première expédition d'Italie, il vit et il admira les restes de cette civilisation latine encore si brillante ; son ardeur s'en accrut et il désira en transplanter quelque chose dans la Gaule et la Germanie. Il emmena de là avec lui quelques savants comme Paul Warnefride, l'historien de la Lombardie, et Pierre de Pisé, dont il fit le directeur de l'école du palais, car l'empereur donnait l'exemple : pour lui et les siens et les seigneurs de sa -cour il avait son école. Pierre de Pisé fut le prédécesseur d'Alcuin, de cet Alcuin qui, non content de s'occuper des textes bibliques, corrigeait les manuscrits de la littérature profane et disait qu'il y avait plus de mérite à copier des livres qu'à planter des vignes (2).

Ce que Charlemagne faisait chez lui, il voulut le faire autour de lui. Il tâcha de multiplier les écoles supérieures et même les écoles primaires. Il stimula le zèle des évêques à ce sujet, si tant est que cela fût nécessaire. En effet, nous voyons les évêques s'occuper avec grand empressement des écoles. Théodulf, évêque d'Orléans, adresse ce monitum remarquable à ses curés : « Que les prêtres tiennent des écoles, même dans les bourgs et dans les campagnes ; et si quelque fidèle veut leur confier ses enfants pour les instruire dans les lettres, qu'ils ne s'y refusent pas, qu'ils les instruisent, au contraire, avec une parfaite charité, sans exiger aucun prix, sauf ce que les parents leur offriraient de bonne volonté et par affection. »

Au sujet des écoles supérieures et d'abord de celles où devaient s'instruire les clercs dans les sciences théologiques et liturgiques, nous lisons dans une lettre de Leidrade, évêque de Lyon, à Charlemagne :

« J'ai des écoles de chantres dont plusieurs sont déjà assez instruits pour pouvoir en instruire d'autres. En outre, j'ai des écoles de lecteurs qui non seulement s'acquittent de leurs fonctions dans les offices, mais qui, par la méditation des livres saints, s'assurent les fruits de l'intelligence des choses spirituelles. Quelques-uns peuvent expliquer le sens spirituel des Évangiles, plusieurs ont l'intelligence des prophéties, d'autres des livres de Salomon, des Psaumes et même de Job... J'ai fait enfin tout ce que j'ai pu..... pour la copie des livres. »

Ce soin de l'évêque d'informer le roi de ce qu'il a fait, prouve bien que Charles non seulement approuvait ces efforts des prélats, mais qu'il les provoquait.

D'ailleurs, voici des extraits d'une lettre adressée par Charlemagne à l'abbé Baugulf, qui le prouvent encore mieux :

« Que votre dévotion à Dieu sache que, de concert avec nos fidèles, nous avons jugé utile que, dans les épiscopats et dans les monastères confiés, par la faveur du Christ, à notre gouvernement, on prît soin non seulement de vivre régulièrement et selon notre sainte religion, mais encore d'instruire dans la science des lettres, et selon la capacité de chacun, ceux qui peuvent apprendre avec l'aide de Dieu.....; car quoiqu'il soit mieux de bien faire que de savoir, il faut savoir avant de faire.....

« ..... Nous vous exhortons donc non seulement à ne pas négliger l'étude des lettres, mais à travailler d'un cœur humble et agréable à Dieu, pour être en état de pénétrer facilement et sûrement les mystères des saintes Écritures. Or il est certain que, comme il y a dans les saintes Écritures des allégories, des figures et autres choses semblables, celui-là les comprendra plus facilement, et dans leur vrai sens spirituel, qui sera bien instruit dans la science des lettres. Qu'on choisisse donc, pour cette œuvre, des hommes qui aient la volonté et la possibilité d'apprendre et l'art d'instruire les autres..... Ne manquez pas, si vous voulez obtenir notre faveur, d'envoyer un exemplaire de cette lettre à tous les évêques suffragants et à tous les monastères. »

Puis la lettre ajoute à la fin :
« Car nous souhaitons que vous soyez tous comme il convient à des soldats de l'Église, dévots au dedans, doctes au dehors, chastes pour bien vivre, érudits pour bien parler. »

II y a plus, Charles poussa sa sollicitude jusqu'à faire composer des sermonnaires pour les orateurs sacrés et tous les prêtres ayant charge d'âmes. Il fit faire par Paul Warnefride un recueil d'homélies de saint Augustin, saint Ambroise, saint Hilaire, saint Grégoire, saint Jean Chrysostome, saint Léon, recueil destiné à servir de modèle aux prédicateurs auxquels on recommandait bien de prêcher, dans les paroisses, de manière à être compris par le peuple.

Le zèle de Charlemagne porta ses fruits : partout de célèbres écoles s'ouvrirent dans les monastères. Les Francs, les Bavarois, les Frisons, les Suèves, les Anglais venaient à Utrecht s'instruire aux leçons de Grégoire, formé par saint Boniface. Le couvent de Fulde était renommé pour ses leçons de grammaire; dans celui d'Osnabruck on enseignait surtout le grec. Dans ceux de Reichenau, d'Hirsange et d'Osnabruck encore se formaient des maîtres qui allaient au loin répandre le savoir. Pour civiliser et éclairer les populations de la Saxe, saint Anschaire et Radbert avaient fondé la célèbre maison de Corbie, qui devint un foyer de science. Alcuin avait établi à Tours une école, vraie pépinière d'évêques et d'abbés qui ouvrirent dans leurs palais ou leurs cloîtres un asile aux lettres et à la civilisation chassées de partout par les bouleversements politiques qui suivirent bientôt la mort du grand empereur. Il serait trop long de dire tout ce qu'accomplirent, pour les lettres et les sciences, les monastères de Corbie, de Saint-Denis, de Ferrières, de Fontenelle, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Germain-d'Auxerre, de Saint-Benoit-sur-Loire ; la terre de France brillait de leur éclat et attirait les étrangers, bien qu'en Germanie, toujours grâce à l'impulsion de Karl, on eût les fameuses écoles des couvents de Prom, de Fulde, de Saint-Gall, et en Italie, celle surtout du Mont-Cassin.

Les ennemis de la foi ne s'y trompaient pas ; ils détestaient les monastères plus que les forteresses. Les- Sarrasins, en envahissant l'Espagne, se ruaient, avant tout, sur les couvents ; quand ils entrèrent en Provence, ils se hâtèrent de s'emparer de Lérins, de le détruire et d'en massacrer les moines.

Il est une science dont l'homme ne peut se passer, c'est celle de conserver et de recouvrer la santé. La médecine ne fut pas oubliée par Charlemagne. Il était frappé de l'insuffisance de la science de son temps sur cette grave matière. Aussi publia-t-il à Thionville, en 805, une ordonnance pour recommander l'étude de la médecine et la faire entrer dans le programme d'une éducation complète. Dans son palais même il établit une école de médecine ; il y avait des bâtiments consacrés à cela, l'édifice se nommait la maison d'Higpocrate :

Hippocratica tecta. Dans l'Italie du Midi, dans ces belles contrées appelées autrefois la Grande-Grèce, aux bords riants de la mer, sous un climat enchanteur, il fonda, pour l'Italie, son école de médecine afin d'y attirer aussi les élèves de la Grèce : j'ai nommé Salerne, devenue si célèbre au moyen âge.

Enfin, si les sciences positives, si les lettres et l'érudition préoccupaient le grand législateur, les arts qui charment la vie et l'embellissent ne lui étaient pas indifférents, tant s'en faut. Nous avons vu et nous verrons ce qu'il consacra de temps, d'argent, de soins à élever des basiliques et des palais, à les orner, à les peindre, à les enrichir de vases précieux et de pierreries. Il voulut que dans le culte divin tout parlât à l'âme par l'enchantement des sens, et il n'oublia pas la musique. Les traditions de l'art musical des Grecs avaient été recueillies par saint Grégoire le Grand. Charlemagne voulut aller à la source, et il demanda au pape Adrien deux maîtres de chapelle. Il en garda un avec lui pour diriger le chant partout où il séjournait, répandant ainsi dans les provinces le goût et les vrais principes de la musique religieuse; l'autre fut établi à Metz pour y ouvrir une école de chant où l'on viendrait se former de toutes les parties du royaume. Les ecclésiastiques francs eurent de la peine à se formera cette mélodie, plus douce que celle du rit ambroisien qu'ils suivaient avant. « Leurs voix naturellement barbares, dit le moine de Saint-Gall, ne pouvaient rendre les modulations, les cadences et les sons tour à tour liés et détachés des Romains ; ils les brisaient dans leur gosier plutôt que de les exprimer. » Aussi on résista bien un peu à cette révolution musicale ; en plusieurs lieux on fat obligé de brûler les anciens livres auxquels les clercs tenaient opiniâtrement. Enfin le chant grégorien finit par triompher.

Cette école de Metz devint bientôt si célèbre qu'elle n'eut de supérieure ou même d'égale que l'école de Rome.

Disons enfin que Charlemagne fit en sorte que, dans toutes ces écoles de sciences, de lettres ou même dans les écoles élémentaires pour le peuple, l'ordre le plus parfait régnât. Des règlements minutieux fixèrent l'emploi du temps pour les élèves et pour les maîtres.

Comme un de nos rois des derniers siècles, Charles a pu à bon droit être nommé le Père des lettres et des arts.

II

Aussi quelle ne fut pas la joie de Charlemagne quand il entendit parler des deux marchands de science !

Un jour donc un vaisseau amena, sur les rivages de France, des marchands bretons ; avec eux il y avait deux moines, deux Scotts d'Hibernie. Ceux-ci n'avaient point, comme les marchands de Bretagne, des denrées à vendre; c'étaient deux hommes profondément instruits, très versés dans les lettres sacrées et profanes, et par les pays preschoient et cryoient qu'ils avoient science à vendre, et qui en vouldroit achapter vint à eulx. Ils criaient cela partout, sur les places et dans les marchés, à tous ceux qui accouraient autour des marchands écossais. Oui, répétaient-ils, si quelqu'un désire de la science, qu'il vienne à nous et qu'il en prenne, car nous en vendons.

Ils se servaient de cette formule originale parce que la foule estime bien plus ce qui s'achète que ce qui se donne; pour le vulgaire ce qu'on vend au poids de l'or a bien plus de valeur que Ce qui s'offre gratuitement. Ils voulaient aussi exciter les peuples à désirer la science avec autant d'ardeur que ce qui s'acquiert avec de l'argent. Ils atteignaient leur but : cette nouveauté si singulière frappait tout le monde de surprise et excitait vivement la curiosité. Les uns les admiraient, les autres les croyaient véritablement atteints de folie; on en parlait partout, si bien que le bruit en arriva à la cour et jusqu'aux oreilles de Charlemagne.

Le roi si amateur de science fut curieux de savoir ce qu'il en était, et il fit venir devant lui les deux moines irlandais. Il leur demanda si ce qu'on racontait à leur sujet était vrai, s'ils apportaient la science avec eux et s'ils voulaient la vendre.

Ils respondirent que voirement ils l'avoient par don de grâce de Dieu.

« Quels sont vos noms et à quelle école vous êtes-vous si bien instruits ?
— Puissant roi, nous sommes les élèves du vénérable et très savant Bède, dont la grande science et les belles œuvres vous sont connues, et nous nous nommons, moi, Clément, et mon compagnon Jean Mailors.
— Le but de votre voyage est donc de répandre les lumières du savoir ?
— Oui, nous sommes venus, en effet, au pays frank, pour communiquer la science à qui serait désireux de la connaître.
Et quel loyer vouldriez-vous avoir pour la monstrer ?
Nous ne voulons rien fors lieux convenables à ce faire, le vestement et la. substance de nos corps tant seullement, et que on nous administre gens et enfans ingénieux; pour la concevoir, »

Charles fut ravi, il promit aux deux moines qu'il leur octroierait tout ce qu’ils demandaient et plus encore; mais il leur dit qu'en attendant il les voulait garder auprès de sa personne pour profiter d'abord lui-même de leur enseignement.

C'est ce qui eut lieu; les moines restèrent d'abord à la cour, ils étaient sauvent admis auprès du prince, qu'ils charmaient par leur conversation et leurs doctes leçons. Puis quand Charles dut; partir pour la guerre, il assigna à chacun d'eux un lieu où il se fixerait et ouvrirait ses écoles.

Clément demeura à Paris ; on lui confia des jeunes gens qui montraient d'heureuses dispositions pour apprendre. On prit ces élèves dans tous les rangs de la société: dans les premières familles, dans la classe moyenne et dans la classe populaire. Charlemagne fist faire lieux et escolles convenables pour apprendre et commanda que on administrast tout ce qu'il leur seroit besoing, et leur donna de grans privilèges et franchises. Et de là vint la première institution de l’Université de Paris. Le roi envoya l'autre savant, Jean Mailors, en Lombardie, et lui donna le monastère de Saint-Augustin près de Pavie, où il ouvrit une école affin que ceulx du pays qui vouldroient avoir sapience allassent apprendre à luy.

C'est alors, dit la chronique, que ung moult grant clerc théologien et philosophe nomme Alcuinus, lequel estoit Alain de nation, quitta l'Angleterre, où il avait été disciple de Bède, pour venir en France, quand il apprit que Charlemagne accueillait si bien les sages hommes et grans clercs qui avoient vouloir de monstrer et enseigner sciences. Alcuin fut reçu merveilleusement par le noble empereur, qui profita de ses leçons et le tint avecques luy tant qu'il vesquit, et l’appelloit son maistre.

Toutefois, quand Charles allait à la guerre, il n'emmenait pas Alcuin, mais il lui assignait alors pour séjour l'abbaye de Saint-Martin de Tours, dont il le fit abbé.

Et, par le moyen desdicts maistres, fut multipliée science à Paris et en France....... tellement que la vraye source et fontaine de science y a touiours esté.

  1. Un fragment nous reste cependant ; retrouvé il y a quelques années, il formera le chapitre suivant.
  2. Fodere quam vites melius est scribere libros :
    Ille suo ventri serviet, iste animo.


Chapitre XIX : Combat du père et du fils.
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