Accueil --> Liste des légendes --> Chapitre 8.
A peine Belligant eut-il appris la mort de son frère Marsillon que, saisi de douleur et surtout d'épouvante, il prit la fuite, entraînant avec lui ses Sarrasins.
Ceux des chrétiens qui avaient échappé au massacre s'étaient réfugiés dans le bois ; ils cherchaient les plus obscures retraites, les fourrés les plus épais, loin des grands sentiers, et ils se tenaient immobiles et silencieux dans la crainte des recherches que l'ennemi pourrait faire. Parmi eux étaient Baudouin et Thierry.
Trop loin du lieu du combat pour en rien entendre, Charlemagne, avec le gros de l'armée, s'acheminait tranquillement sur le chemin de France, sans se douter de ce qui venait d'arriver. Ne sachant riens de l'occision des chrestiens, il passa les ports de Césarèe (1).
Le héros Roland était seul, ses cent compagnons avaient disparu, et la plupart étaient morts en braves. Blessé, perdant son sang, il s'en allait tristement parcourant le champ de bataille ; ses larmes coulaient, de profonds soupirs s'exhalaient de sa poitrine en voyant autour de lui les cadavres de tant de preux, en reconnaissant les pâles visages de ses amis. Puis il se sentait défaillir ; loin de tous ses nobles frères d'armes, loin du roi, il allait donc mourir dans ce lieu désert. Il marchait pourtant aussi vite que ses forces le permettaient, s'en allant sur la voie suivie par Charles et l'armée, qu'il n'espérait guère pouvoir atteindre. Tant alla qu'il vint jusques au pied de la montaigne de Césarèe mt dessoubz de la vallée de Roncevaulx, où il trouva ung beau préau d'herbe verte auquel avoit un bel arbre et ung grant perron de marbre.
Alors Roland sentant ses forces décliner, descendit de cheval pour se reposer sur le gazon ; après les grands coups d'épée qu'il avait frappés, après les blessures qu'il avait reçues, il était épuisé, sa vie s'en allait et il pouvait à peine se soutenir. Il s'assit sur l'herbe, s'appuyant au tronc de l'arbre dont les vastes rameaux l'ombrageaient, et il eut soin de se placer les yeux fixés vers l'Espagne, vers l'ennemi. Là il poussa des gémissements, il exhala de longues plaintes. Ce n'est pas qu'il regrettât amèrement la vie, mais il gémissait de ne pouvoir plus l'employer à combattre pour la Foi, pour la France, pour son oncle Charlemagne. Il regrettait vivement de se séparer de lui et se représentait la douleur que sa mort causerait au roi. C'était pour lui offrir une consolation qu'il voulut que le monarque pût le trouver mort comme un brave, le visage tourné vers l'ennemi. Alors tirant du fourreau son invincible épée Durandal et la tenant des deux mains, il la contempla longtemps en soupirant et en pleurant, et il lui parla ainsi :
« 0 très belle épée toujours luisante, de longueur et de largeur convenables, de forte trempe, très blanche par ta poignée d'ivoire, très resplendissante par ta croix, d'or, ornée de très brillantes lettres sculptées du grand nom de Dieu, redoutable par ta pointe aiguë, remplie de biens, entourée de la vertu de Dieu, ô combien de fois j'ai vengé, par toi, le sang de Jésus-Christ ! Que de milliers d'ennemis de la Foi ai-je immolé par toi, tant-Sarrasins que Juifs ! Celui qui t'aura ne sera jamais vaincu, esbahi ne surprins de ses ennemis, ne deceu par fantosme ne illusion, et aura en son ayde la dvine vertu. Par toi les Sarrasins seront détruits, par toi tombera la race perfide, la foi chrétienne sera exaltée, la gloire de Dieu célébrée dans lemonde entier. Mais qui désormais te portera ?... en quelles mains tomberas-tu ?... J'auroys trop grant douleur se mauvais ou paresseux chevalier te possède après moy. Je seroye trop courroucé se Sarrazin, Juif ou aultre ennemy de la foy Jésus-Christ te eust en sa possession. »
Cette pensée que Durandal pût tomber en la puissance de quelqu'un des Sarrasins pouvant survenir là d'un moment à l'autre, s'empara de l'âme du héros avec tant de force qu'elle lui rendit un instant sa vigueur ordinaire. Se levant donc et s'approchant du rocher de marbre, il saisit à deux mains son épée et. pour la mettre en pièces, il en frappa le rocher et recommençant par trois fois il essaya de la briser, ce fut en vain. Mais il frappa de telle puissance qu'il brisa le dict perron de marbre tout en travers et demoura l'espée saine et entière, sans que le fil de la lame fût seulement émoussé.
Il est là toujours le roc de Marboré nous montrant sa fente énorme ; c'est la célèbre brèche de Roland (2).
Brèche de Roland, massif du Mont-Perdu, frontière franco-espagnole.
Le fracas de cette épée résonnant sur le marbre fut entendu à une grande distance; on eût dit trois coups secs et éclatants de la foudre ou la chute retentissante de trois sapins gigantesques tombant sous la cognée des bûcherons. Les Sarrasins en furent effrayés, les chrétiens cachés dans les bois, ne savaient que penser de ce bruit formidable.
Roland, voyant qu'il ne pouvait briser son épée et ne voulant, à aucun prix, qu'elle tombât au pouvoir des mécréants, se mit en devoir d'appeler les quelques preux qui s'étaient réfugiés dans la forêt, et même, si faire se pouvait, ceux qui avaient déjà passé les déniés, afin qu'ils reçussent son glaive et son cheval, qu'ils assistassent à son trépas et qu'ils se missent ensuite à la poursuite des Sarrasins. Pour cela il saisit son cor d'ivoire, et, rassemblant le reste de ses forces, il le fit retentir avec tant de violence que la trompe d'ivoire éclata et se fendit par le milieu, et que lui-même se rompit les nerfs et les veines du cou.
Ces derniers éclats du cor de Roland roulèrent au loin dans les vallées et sur les monts comme la grande voix du tonnerre, couvrant le murmure du vent dans les forêts, les mugissements des cascades, troublant le silence des cimes neigeuses, éveillant les échos des enceintes de rochers et des profondeurs des bois. Quelques chrétiens qui se cachaient comprirent l'appel du paladin et se mirent en route. Roland les attendait impatiemment, et, se sentant près de mourir, il se recommandait à Dieu, dans une fervente prière.
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