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Les légendes du Val d'Amblève

Le Passeur d'eau de Sougnez

par Marcelin La Garde.

Lorsqu'en hiver, à la nuit tombante, je quittais l'école que tenais le vénérable M. Evrard, curé dé Dieupart, pour m'en revenir au village de Sougnez, où demeuraient mes parents, une de mes plus grandes terreurs d'enfant c'était de passer à côté de deux croix qui s'élevaient non loin de l'Amblève, le long du sentier qu'une belle route a aujourd'hui remplacé. J'avais entendu de si étranges récits sur les événements à la suite desquels ces croix avaient été placées là !

L'une, en calcaire du pays, avait la forme ordinaire et portait ces mots : « Ici est mort, le 17 février 1785, à l'âge de 49 ans, Jean-Baptiste Piret, de Sougnez. Priez Dieu pour son âme. »

L'autre, en schiste noir, était fort basse, tandis que la ligne horizontale s'étendait démesurément dans le sens de l'orient à l'occident. On connaissait bien le fait tragique qu'elle rappelait : il se liait mystérieusement à celui dont l'autre croix consacrait le souvenir; elle recouvrait les restes d'un inconnu, et l'on ignorait qui l'avait plantée. Enfin, elle portait une inscription écrite en caractères que nul n'avait pu jusque là déchiffrer. Je me souviens même d'avoir un jour entendu un fort savant homme, ami de mon père, dire en hochant la tête : « Ce n'est pas là une croix ! » et parler ensuite de carrés magiques, de monuments cabalistiques, que sais-je ?

Toujours est-il qu'aucun Segnien ne serait passé par là sans se signer ni sans se hâter, surtout le soir. Qu'on juge donc de ce que je devais ressentir les jours où de noirs nuages parcouraient le ciel, où le vent soufflait dans les arbres dépouillés du bois de Mont jardin, et où les eaux de l'Amblève grondaient sourdement, moi dont l'enfance avait été bercée par des contes de revenants, de sorciers, de sotais, de feux-follets, de loups-garous. Bien souvent, Marie-Jeanne, notre portière, m'avait parlé de la mort malheureuse du diseur de bonne aventure, et de la vengeance posthume, exercée par lui sur le passeur d'eau.

L'Amblève, cette rivière aux eaux basses et limpides en été, grossit, à l'époque où fondent les neiges des Fagnes, au point d'inonder souvent toute la vallée; et alors son courant, en certains endroits, a une rapidité qui rend le passage en nacelle extrêmement dangereux. Aussi, avant l'établissement du pont qui existe aujourd'hui entre Remouchamps et Sougnez, les communications entre les deux rives étaient-elles parfois interrompues durant des semaines entières. Cependant, le 1772 à 1785, si grosse qu'eut été la rivière, on l'avait toujours passée, grâce à la vigueur et l'audace des frères Jean-Baptiste et Pierre Piret, auxquels le passage d'eau était affermé, et qui semblaient se faire un jeu des dangers que présentait la traversée.

Ils avaient fait la guerre de Sept ans et étaient sortis des dragons pour venir achever leur existence dans le village qui les avait vu naître. On comprend qu'ayant assisté à beaucoup de combats, ayant vu du pays et ayant reçu de la nature une taille de six pieds, il devaient jouir dans l'endroit d'une très grande influence, ce que, il faut bien le dire, le curé ne voyait pas sans peine, car ils avaient rapporté de la vie des camps certaines habitudes qui étaient d'un mauvais exemple pour ses paroissiens. Ils juraient, ils étaient joueurs et hantaient beaucoup le cabaret, où ils attiraient du monde par les histoires, d'ordinaire peu édifiantes, qu'ils racontaient. A part cela, on les tenait pour de braves gens, incapables de nuire au prochain.

Il y avait toute une semaine que la rivière offrait un aspect tel que les vieillards ne se rappelaient point l'avoir vue en cet état; et pas un jour les frères Piret n'avaient cessé de se mettre à la disposition de ceux qui pouvaient requérir leurs services. Le nombre en était fort petit, il est vrai, car le passage était dangereux, et les deux bateliers, dans ces circonstances exceptionnelles, se faisaient largement payer.

Voilà qu'un soir du mois de février de l'année 1784, comme ils étaient attablés au cabaret de devant l'église, occupés à faire une partie de cartes, près d'un bon feu, un voisin vint leur dire qu'un individu s'impatientait à les attendre près de leur demeure, pour qu'ils le conduisissent à l'autre bord.
A-t-il l'air d'avoir la bourse bien garnie ? demanda Jean-Baptiste.
Ma foi, répondit le voisin, je n'ai pas fait grande attention à sa mise.
Alors, dis-lui de venir ici : nous l'examinerons à la lampe et verrons combien de pintes il y aura à tirer de lui.
Un instant après parut un homme d'une quarantaine d'années, au teint basané, aux cheveux crépus, pauvrement, bizarrement habillé et ayant un sac de cuir sur le dos. Son entrée suscita un murmure d'étonnement.
Tiens, dit à voix basse Bertirie la cabaretière à son mari, je parie que c'est un joueur de tours et qu'il fait partie de la troupe d'Egyptiens qui a passé par ici il y a quinze jours: car une des femmes m'a dit qu'elle attendait son mari, resté malade à Verviers.
Eh bien ! camarade, vous voudriez donc passer l'eau ? demanda Jean-Baptiste à l'inconnu.
Oui, et vous me feriez bien plaisir, reprit celui-ci avec un accent qui trahissait son origine étrangère.
Mais il est huit heures et demie et la rivière a l'air d'une mer : c'est dangereux et ça coûte cher. Combien pouvez-vous donner ?
A ces mots, la figure du voyageur se couvrit d'une teinte de tristesse.
Je ne suis, dit-il, qu'un pauvre homme; je sors de maladie, j'ai une femme et des enfants que je dois rejoindre et auxquels je ne puis même apporter un morceau de pain.
Dans ce cas-là, vous nous demandez donc de travailler pour le roi de Prusse, nous qui avons servi l'Autriche... Vous êtes mal tombé.
J'ai une « plaquette »; je vous la donnerais bien volontiers, mais je ne posseède que cela au monde et j'ai encore douze lieues à faire.
Une plaquette ! s'écria Jean-Baptiste en éclatant de rire. Vous m'offririez deux beaux escalins que je refuserais. Ecoutez donc un peu cette musique...
Le bruit du vent se mêlait, en effet, au clapotement lugubre des flots, battant le rivage.
O mes braves gens ! dit le malheureux d'une voix suppliante, en s'adressant à deux ou trois buveurs qui avaient paru prendre, quelque intérêt à son sort, intercédez pour moi... Si vous saviez... Je dois absolument être demain au point du jour à Houffalize pour y rejoindre ma famille. Oh ! oui, je dois y être absolument... sans cela, Dieu sait ce qui peut y arriver... Voyez, ne suis-je pas déjà assez à plaindre ? Je viens de Verviers, sortant de maladie, je n'ai rien pris en route et je dois marcher encore toute la nuit, par un temps pareil ! Tout le monde était attendri, et il n'y eut pas jusqu'à Pierre Piret, quoique cependant il n'osât jamais contrarier son frère, qui ne dit :
Allons, Baptiste, le bon Dieu nous paiera.
Le bon Dieu, dis-tu ? Est-ce que le bon Dieu se mêle des affaires de ces nécromanciens-là ? Ne vois-tu donc pas que c'est un Egyptien ? Bien sûr qu'il veut se rendre au sabbat... Merci que j'y prête les mains. Qu'il s'adresse au diable pour que le diable le porte sur son dos. Satan fera bien cela pour un de ses serviteurs.
Ces paroles, dites très sérieusement par un homme écouté d'ordinaire comme un oracle, changèrent soudain les dispositions des naïfs auditeurs; et il en fut même parmi eux qui jetèrent un regard furtif sur les pieds de l'étranger pour s'assurer qu'ils n'étaient pas fourchus.

De grosses larmes vinrent aux yeux de l'infortuné resté debout, et dont les jambes chancelèrent.
Est-ce possible, dit-il, ne pourrais-je continuer ma route ?... Ciel, secourez-moi !
Il se laissa tomber sur une chaise et parut en proie au plus violent désespoir. Puis, se levant tout à coup, il se jeta aux pieds de Jean-Baptiste et joignit les mains :
Ah ! s'écria-t-il, je vous en conjure, par ce que vous avez de plus sacré, aidez-moi à poursuivre mon chemin. Il y va du bonheur ou du malheur de toute une pauvre famille qui demandera aux esprits célestes de veiller sur vous jusqu'à la fin de vos jours. Que vais-je devenir, que deviendront-ils si je dois m'arrêter ici, ajouta-t-il avec une sorte d'égarement.
Mon cher, dit Baptiste, vous autres qui faites métier de prédire l'avenir, vous auriez dû prévoir cela.
Et il poussa un éclat de rire auquel répondit toute la compagnie.
L'étranger se redressa et, se dirigeant vers la porte, il prononça ces paroles avec une dignité qui avaient quelque chose d'imposant : — Eh bien! votre refus inhumain ne m'arrêtera pas, mais que je succombe ou que je survive au danger que je vais braver, vous n'échapperez point à la punition qui frappe tôt ou tard ceux qui manquent de charité.
Il y eut, après la sortie du voyageur, un silence de quelques minutes.

Après tout, dit Pierre Piret, qui sentait le besoin de raffermir sa conscience, ces Egyptiens ne méritent aucune pitié; ils vivent de ruses et de rapines, et volent même des enfants.
Oui, reprit la femme du cabaretier, mais j'ai entendu dire qu'ils jettent aussi des sorts, et savent faire revenir ceux qui sont dans l'autre monde.

Tous se regardèrent en frissonnant, excepté Jean-Baptiste qui haussa les épaules et proposa de faire une nouvelle partie; mais ses partenaires, visiblement troublés, manifestèrent l'intention de se retirer, et chacun regagna sa demeure comme dix heures sonnaient.

Le lendemain matin, tous les habitants de Sougnez étaient réunis près du passage d'eau, et les rumeurs les plus confuses circulaient dans cette foule. Des deux nacelles appartenant aux frères Piret, l'une avait disparu, quoiqu'elle fût solidement attachée à un anneau de fer fixé dans le mur du cimetière. La scène qui avait eu lieu la veille au cabaret de devant l'église était déjà connue de tout le village, et l'opinion unanime était que le bohémien avait voulu se transporter lui-même à l'autre rive.

Il devait être tout de même bien pressé de rejoindre sa famille, disait une bonne femme, pour s'être exposé tout seul à un pareil danger.
Il n'y a pas d'inquiétude à avoir, reprenait un vieillard; ces gens-là connaissent, pour se tirer d'affaire, mille moyens ignorés des bons chrétiens.
Pauvre homme ! pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé, disait un troisième interlocuteur.
Qu'est-ce que j'entends là ? s'écria tout à coup Jean-Baptiste d'une voix tonnante : pauvre homme ! Comment, vous êtes assez sans cœur pour plaindre un suppôt de l'enfer qui a causé ma ruine ? Car que sera devenue ma nacelle ? Perdue à jamais !... Si, grâce à ses maléfices, il a échappé, lui, il aura laissé méchamment aller ma Jeannette, qui est probablement brisée en mille pièces à l'heure présente.
Toujours faut-il, dit Pierre, que nous allions faire quelques recherches. Voyons, Baptiste, explorons d'abord les deux côtés de la rivière jusqu'à Aywaille. Moi, mon idée était de passer cet individu, et je me disais que Dieu nous en récompenserait. Nous devons bien le croire, puisque déjà il nous punit.
Va chercher les ferrés et les avirons, dit Baptiste d'un ton brusque.
Les deux frères allaient quitter le rivage lorsque quelqu’un s'écria :
Mais voyez donc là-bas derrière l'île de la Madeleine, au milieu des aulnes et des peupliers, voyez ce point noir; ne serait-ce pas la nacelle, qui se sera accrochée là ?
Tous les yeux se portèrent dans la direction indiquée, où se trouvait un massif d'arbre dont les eaux baignaient le pied. Les uns déclarèrent que c'était une grosse pièce de bois flottante, d'autres soutinrent que c'était quelque animal noyé; car parfois, quand les eaux s'étaient retirées, on retrouvait des moutons, des chèvres, des porcs et jusqu'à des vaches et des chevaux, que le courant avait surpris et entraînés la nuit.
Nous passerons par là, dit Baptiste en s'éloignant du rivage, et nous saurons ce que c'est.

La frêle barque fendit obliquement les flots auxquels, grâce aux poignets vigoureux des frères Piret, elle opposa une résistance qui lui permit de gagner l'autre bord en moins de dix minutes, mais beaucoup en aval du point d'où elle était partie. Là, elle se trouvait à peu de distance du bouquet d'arbres dont nous avons parlé, et on put voir Pierre et Baptiste faire de grands gestes et causer d'une façon très animée.

Ils se dirigèrent enfin vers l'objet qui semblait avoir excité leur surprise, le recueillirent dans leur nacelle et cinglèrent vers l'autre rive ; mais on remarqua, à la manière dont ils manœuvraient, qu'il y avait en eux une sorte de défaillance. Ils abordèrent enfin tout au bas du village, où se porta la foule, avide d'avoir le mot de l'énigme.

Au fond de la nacelle gisait le cadavre de l'infortuné qui la veille avait tant supplié les frères Piret de le transporter de l'autre côté de la rivière. L'émotion fut vive parmi ces braves gens, et tous s'exhalèrent en plaintes sur son sort, sur le sort de sa famille qu'il était si désireux de rejoindre. Baptiste, qui avait l'air très sombre, jeta sur le cadavre un regard plein de colère.

Et ma nacelle ! ma nacelle ! murmura-t-il, les poings crispés et d'une voix étouffée.
En ce moment arrivait le curé, M. Labeye, véritable type du bon pasteur du village :
Baptiste, dit-il d'un air sévère, le ciel vous punit justement; priez-le pour qu'il ne se montre pas plus rigoureux à votre égard.
Bah ! un vagabond, peut-être un païen.
Et la parole du bon Samaritain, que j'ai expliquée dimanche au prôme ?... Vous n'en avez guère profité, paraît-il.

Cependant, divers objets découverts dans le sac de l'inconnu, certaines figures dont certaines parties de son corps étaient tatouées, ne laissèrent aucun doute sur sa race ni sur sa profession.

Il appartenait évidemment à ces tribus errantes de Bohémiens ou Egyptiens, peu connus aujourd'hui, mais qui, au dix-huitième siècle encore, parcouraient les villages reculés, et surtout ceux des Ardennes, où elles pratiquaient la chiromancie et la cartomancie et se livraient à l'art de guérir les hommes et les animaux. Quelle sépulture devait-on lui donner ? Les eaux s'étant retirées, le lendemain, de l'endroit où il avait été retrouvé, il fut décidé que sa dépouille mortelle y serait déposée.

Le vagabond eut donc pour lieu de repos la lisière d'un chemin. On remarqua, à partir de ce moment, un grand changement chez Jean-Baptiste Piret : il n'avait plus sa gaieté habituelle et on le voyait souvent tout pensif. Les uns disaient que c'était à cause de la perte de sa barque, dont quelques fragments avaient été aperçus du côté de Douxflamme ; d'autres soutenaient que la mort de l'étranger entrait pour la plus grande part dans son chagrin, qu'il avait du reste coutume de noyer par des libations fréquemment répétées, car, quoiqu'il ne se fût jamais montré sobre, on fit également la remarque qu'il buvait bien plus qu'auparavant.

Le 17 février 1785, un an jour pour jour après la mort du bohémien, vers 9 heures du soir, Jean-Baptiste et Pierre buvaient dans le même cabaret où nous les avons vus déjà, et qu'ils n'avaient guère quitté de la journée. Ils semblaient plongés dans une espèce d'abrutissement. Deux habitués seulement se trouvaient avec eux et ne rompaient le silence qu'à de rares intervalles. Le temps était calme et l'on n'entendait guère au dehors d'autre bruit que celui des eaux de l'Amblève, bien moins grosses cependant que l'année précédente.

Tout à coup, le cri « A l’aiw ! » se fit entendre dans le lointain. Tous prêtèrent l'oreille.
Il y a une pratique, Baptiste, dit le cabaretier.
C'est une idée, répondit Baptiste. Quelque chouette dans le clocher de l'église.
Mais le cri « A l’aiw ! » retentit de nouveau avec plus de force.
C'est tout de même quelqu'un qui nous appelle de l'autre bord, dit Pierre. Allons, frère, en marche.

Baptiste fit un long et sonore bâillement et s’étendit sur sa chaise sans répondre.
— Lève-toi donc ! continua Pierre; es-tu sourd ?
Non, mais je ne me dérange pas si tard sans savoir qui c'est... Il n'y a peut-être que deux à trois liards à recevoir. Merci.
Et quand même, allons à tout hasard ! Si, comme dit notre curé, Dieu nous tient compte d'un verre d'eau donné en son nom, il sera bien autrement content d'un passage d'eau... pour l'amour de lui.
Laisse-moi tranquille, répliqua Baptiste : quand je te dis que je n'y vais pas.
On cria une troisième fois « A l’aiw ! » avec un accent qui tenait de la détresse.
Le pauvre homme se désespère de ne rien voit venir, dit la cabaretière. Par pitié, vous devriez bien aller le prendre, Baptiste. Vous ne voudriez pas, sans doute, avoir sur la conscience un nouveau malheur...

A ces mots, le front de Baptiste se plissa. Il resta quelques secondes irrésolu et finit par sortir en grommelant, suivi de son frère. Or, un drame terrible et mystérieux allait s'accomplir.

Les deux passeurs d'eau étaient à peine sortis depuis un quart d'heure que des cris lamentables se firent entendre et jetèrent l'épouvante dans tout le village.
Au secours ! au secours ! criaient deux voix qui semblaient sortir du sein des eaux.
Et à la faible clarté de la lune, on vit une nacelle renversée descendre le courant, et deux hommes se débattant au milieu de la rivière. On n'avait aucun moyen de les secourir et leur mort était considérée comme inévitable. Bientôt, en effet, l'un d'eux disparut, et un cri d'épouvanté frappa l'air, tandis qu'on suivait avec anxiété les mouvements de l'autre, qui parvint enfin à atteindre miraculeusement le rivage. C'était Pierre Piret, mais il tomba aussitôt dans un évanouissement suivi d'un délire qui dura jusqu'au lendemain.

Que s'était-il donc passé ? Pierre raconta que lorsqu'ils étaient arrivés au milieu de la rivière, ils avaient vu distinctement une forme humaine sur l'autre bord ; mais qu'à mesure qu'ils approchaient, cette forme paraissait vouloir se dérober à leurs regards en se plaçant derrière un buisson; ils n'en avaient pas moins avancé et, au moment où la nacelle allait aborder, ils se trouvèrent face à face avec le bohémien mort l'année précédente.

La terreur leur fit tomber gaffes et avirons des mains. Le fantôme, dont les yeux flamboyaient, sauta sur l'avant de la barque et la fit chavirer, en poussant un éclat de rire infernal, pendant qu'une volée d'oiseaux de nuit semblait quitter le rivage et se diriger vers le bois de Mont jardin. Pierre ne vit plus rien; mais il entendit Baptiste lui crier d'une voix expirante :
Adieu, frère !... C'en est fait... il m'entraîne...
Et comme Pierre Piret achevait son récit, on vint annoncer que le corps de Jean-Baptiste avait été jeté par les eaux juste à la place où le diseur de bonne aventure avait été enterré,
Je l'avais bien prédit ! s'écria Bertine la cabaretière. Et l'on se moquait de moi quand je parlais de sortilèges et de morts sortant du cercueil !
Ah ! dirent les anciens à Pierre, tu l'as échappé belle, toi, mais tu avais intercédé pour lui auprès de ton frère, et il t'a été tenu compte de tes bonnes intentions : ta charité t'a sauvé.

Le pauvre Pierre, conformément à la vieille coutume qui, dans nos campagnes, veut qu'un monument pieux rappelle toute mort arrivée par accident, fit élever à son frère une croix à l'endroit où le noyé avait été retrouvé. Mais peu de jours après, une main restée inconnue plaça aussi un monument sur la tombe du diseur de bonne aventure, et ce monument singulier, objet d'une superstitieuse terreur, a été respecté pendant plus d'un demi-siècle. Les deux croix, élevées en même temps et rappelant des catastrophes si étrangement liées, ont disparu le même jour, lorsque la route de Louveigné à Aywaille a été construite; et c'est le long de cette route, assis sur un tertre, ayant sous mes pieds la tombe oubliée du pauvre bohémien, que j'ai écrit la présente histoire.




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