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Procès de sorcellerie et autres histoires

Les procès de sorcellerie de Sugny

Lues aujourd'hui, les histoires de sorcières semblent pittoresques, parfois drôles. Nous nous amusons à croire à ces contes, pour le plaisir du frisson. Avant la guerre de 1914-1918, la foi en la sorcellerie, encore vivace dans nombres de villages, empoisonnait les relations de voisinage. Au XVIIe siècle, les procès en sorcellerie aboutissant à la pendaison et au bûcher étaient choses normales. Ils étaient instruits dans des conditions tragiquement primitives, avec aveux arrachés, ou complétés sous la torture.

Pour la région de la Basse-Semois, une documentation assez complète a été gardée concernant les procédures conduites à Sugny en 1657. C'était vers la fin d'une période de chasse aux sorcières, qui a sévi dans toute l'Europe du XVe au XVIIIe siècle. Pour le petit comté de Namur tout proche, qui comptait cent mille habitants, on a dénombré de 1 500 à 1 650 bûchers sur la place publique, quarante-neuf acquittements et près de deux cents expulsions.

À cette époque, de nombreux ouvrages étaient édités, traitant du commerce avec le diable. Des conciles régionaux élaboraient des stratégies pour briser l'offensive de Satan. Les auteurs de ces traités et les prêtres de ces conciles étaient des gens instruits, nourris des arts et des découvertes scientifiques de la Renaissance. Ils avaient lu Érasme, fréquentaient des églises ornées de tableaux influencés par les maîtres italiens. Loin de la «nuit médiévale», ces clercs connaissaient les trouvailles des navigateurs et des anatomistes. Et pourtant, ils croyaient à l'action quotidienne de Belzébuth. Ils prescrivaient avec zèle les brutalités barbares de la question par les brodequins, l'eau ou le fer rouge, pour extorquer la vérité aux malheureux soupçonnés de pratiques démoniaques ou d'assistance aux sabbats. Les chocs intellectuels des découvertes géographiques et astronomiques, la révolte protestante contre Rome, avaient causé un trouble dans les consciences. Un regain de croyance au diable et à la magie s'était développé dans cette angoisse. Les lumières philosophiques du XVIIIe siècle n'en eurent que partiellement raison. Dans les faits portés au compte de la sorcellerie, certains, les sabbats, semblent relever au départ d'orgies clandestines, alcooliques et sexuelles, organisées dans des lieux retirés. Des rumeurs diaboliques pouvaient être répandues soit pour écarter les curieux, soit pour jeter l'opprobre sur les participants. Les clairières se prêtaient à ces partouzes bocagères. Le clair de lune aussi. Désignant le jour de repos chez les Juifs, le terme sabbat, suggère à l'origine, une fête. Elle a dégénéré. Le sens maléfique volontiers attribué, par une longue tradition antisémite, à tout ce qui est juif, a aidé à la déviation du mot sabbat vers le diabolique.

Et la chose, comment a-t-elle versé dans le satanique? Le péché organisé, avec désordres lubriques en groupe, dans un climat de mystère, se prête à l'évocation du génie du mal. L'imagination y aide facilement. La drogue aussi, indique le docteur Claude Meyers dans son étude Drogue, mythologie et sorcellerie.

Drogue et sorcellerie

Exhibitionnisme, coucheries collectives, sodomie étaient visiblement pimentées et sublimées par un état second. Les participants «sous influence» étaient tellement convaincus de la réalité de leur «voyage» que plus d'une sorcière, sous la torture, continuait à prétendre en toute sincérité qu'elle avait couché et pactisé avec le diable. «Mais, note le docteur Meyers, il fallut longtemps aux juges ecclésiastiques et séculiers pour se rendre compte que l'état d'excitation physique des participants au sabbat provenait de la prise de produits hallucinogènes. Il était question d'onguents dont les sorcières s'enduisaient la vulve à l'aide d'un balai, ou de pommades dont elles se frictionnaient les parties sensibles de l'épiderme, comme les conjonctives, le creux des aisselles, le creux des genoux, etc. On apprit plus tard que des hiérobotanes(1) entraient dans la composition de ces onguents et créaient illusions et hallucinations, avec perte de conscience. Le dosage de produits actifs était fort aléatoire et les pommades employées pouvaient clouer au lit la postulante au sabbat qui, malgré tout, persistait à dire qu'elle s'était levée pour y assister.»

Le même auteur cite à ce sujet un procès, traité de façon exceptionnellement moderne pour l'époque, raconté par un avocat florentin du XVIIIe siècle, Paul Minucci. C'était un siècle environ après les procès de Sugny. Le magistrat était autrement instruit et éclairé que les échevins illettrés qui disposaient dans les campagnes du droit de vie et de mort sur les accusés de sorcellerie. L'enquête fut inspirée par l'esprit de scepticisme et de recherche du siècle des lumières.

Une «sorcière», emprisonnée à Florence, avait spontanément avoué à un juge des pratiques sataniques: envoûtements, maléfices aux petits enfants, fréquentation assidue du sabbat. À titre d'expérience, le magistrat lui laissa liberté d'aller chez elle, pour se préparer à assister à un sabbat auquel elle était invitée sous le noyer de Bénévent, à 400 kilomètres de distance.

La femme en question festoya avec deux compagnons, dont le jardinier, puis se retira dans sa chambre pour procéder à sa toilette diabolique, toutes fenêtres ouvertes pour ne pas entraver le passage du Malin. S'étant frottée de plusieurs onguents malodorants, elle s'endormit profondément. Par des brûlures sur tout le corps, et lui ayant finalement embrasé la chevelure, deux jeunes gens, sur ordre du juge, tentèrent vainement de la réveiller. Elle ne reprit conscience qu'à l'aube. Ramenée chez le juge, elle lui raconta qu'au sabbat, sous le noyer de Bénévent, elle avait été cruellement maltraitée, brûlée au fer rouge, fouettée de verges et, finalement, un balai incandescent lui aurait enflammé les cheveux. Le magistrat lui raconta la vérité et la libéra, lui disant de ne plus se droguer.

Une autre cause du fantasme de sorcellerie était la névrose et particulièrement l'hystérie. Plus d'un sujet, normal au départ, utilisait onguents et potions qui, pour la première fois dans l'histoire du monde, étaient composés d'une série de plantes, confiées aux chimistes du XVIe siècle. Leur cueillette se faisait dans des conditions mystérieuses, car la plupart croissent dans les décombres et souvent dans les cimetières. D'autre, comme la belladone, seront découvertes dans les clairières fréquentées par les loups et les... lycanthropes.

Devant la Haute Cour de Sugny

Ces indications éclairent le tragique mécanisme de procès -point du tout exceptionnels - comme ceux qui furent «instruits» en 1657 devant ce qui était appelé pompeusement la Haute Cour de Sugny.

Siégeant dans un local de justice extrêmement rustique, une pauvre salle à peine meublée d'une table, quelques chaises et des instruments de torture, cette juridiction était dite «haute cour» parce qu'elle rendait la «haute justice» pouvant mener à de hautes peines, comme la mort. Elle s'exerçait «sur recharge», en fait par délégation de la cour souveraine du duché de Bouillon, vassale de la principauté épiscopale de Liège.

Seule cette cour prononçait les arrêts de condamnation. Cette garantie était très relative, car elle ne recevait que les minutes (relations écrites) des dépositions, sans pouvoir vérifier directement si les témoins étaient intelligents, sincères et impartiaux. Les juges, des échevins de Sugny, ne savaient ni lire ni écrire. Ils signaient leur nom d'une croix. Seul le greffier, sachant écrire, était moins ignare. Les autorités du duché, chose normale à l'époque, n'en étaient nullement troublées. Tous croyaient dur comme fer à la sorcellerie et à la possession démoniaque. Tout se passait à huis-clos et la torture était couramment admise comme procédé pour obtenir des aveux valables.

La procédure était, habituellement, expéditive, non par mauvaise conscience des « magistrats » et des autorités, mais par absence de doutes. Ainsi, pour les femmes accusées de sorcellerie à Sugny, l'enquête fut ordonnée le 10 mars 1657 et la sentence rendue le 21 du même mois.

Mais que s'était-il passé pour motiver une procédure de ce genre? Sugny fut longtemps un village farouchement isolé dans les forêts et les landes arides où ne poussaient que genêts et bruyères.

Dans les années 1650, on était au cœur de ce qui fut, pour les Pays-Bas espagnols, le «siècle de malheur». L'année du procès des «sorcières» de Sugny, 1657, est celle du siège de Montmédy qui allait être conquis par le jeune Louis XIV en per sonne. En 1676, Bouillon allait suivre. La période troublée se prêtait particulièrement aux terreurs et à l'obscurantisme. Est-ce la contagion des pestes qui achevaient le malheur des guerres? Des maladies mystérieuses, rebelles à la rustique médecine populaire, décimaient hommes et bêtes. Le petit village de Sugny semblait frappé par une malédiction. Nombreux étaient ceux qui avaient vu, par beau temps, sous un ciel bleu, un brouillard s'élever à la lisière du bois. Des rumeurs circulaient: des esprits hantaient la forêt, aux chemins écartés surgissaient des êtres monstrueux, mi-hommes, mi-bêtes (deux siècles plus tard, d'ailleurs, la croyance au verbouc restait tenace dans la région). Et des sabbats démoniaques étaient, disait-on dansés, la nuit, au clair de lune.

Quatre accusées

Dans le climat, quatre femmes de Sugny, suspectées de magie noire, furent arrêtées, sur dénonciation, par décret de la cour de Bouillon. Elles se nommaient Jennette Huart, Jenne Pilhart, Jennette Petit et Marson Huart.

La cour de Bouillon envoya, le 10 mars 1657, au procureur de Sugny (en fait, une sorte de garde champêtre), les trente articles, chefs d'accusation et questions concernant Marson Huart. Ce texte est conservé. Selon toute vraisemblance, ce qui concernait ses co-accusées était analogue. Selon Delogne, Marson Huart avait soixante ans; ses habits étaient simples et prosaïques. Son esprit semblait borné; sa folie, ou son inexplicable crédulité, n'avait rien d'original car, bien qu'elle s'avouât possédée du démon, ses réponses n'étaient pas dictées par un esprit aliéné et elle n'employait aucun de ces mots inconnus et cabalistiques qu'affectaient de prononcer les prétendus sorciers des temps antérieurs.

Les questions essentielles posées par les échevins venus trouver l'accusée à la prison étaient classiques dans les procédures de ce genre. L'accusée a-t-elle su que des membres de sa famille avaient été exécutés comme sorciers? La question avait son importance car la sorcellerie était souvent une tradition familiale. L'accusée est-elle elle-même sorcière?

N'a-t-elle pas eu copulation charnelle avec le diable? A-t-elle été aux danses diaboliques, et que s'y passait-il? A-t-elle fait mourir des hommes et des animaux, et de quels maléfices a-t- elle usé à cet effet? Connaît-elle les autres prisonnières, les a-t-elle fréquentées et suivies à la danse du sabbat?

Le caractère précis des questions posées montre combien la cour de Bouillon, comme tous les tribunaux de l'époque, croyait à la réalité des sabbats, maléfices mortels et relations charnelles avec le diable.

La suite de l'enquête obéit à un mécanisme à première vue surprenant. Marson Huart commence par nier ou répondre de façon évasive. Mais confrontée avec elle, une autre accusée, Jennette Petit déclare l'avoir vue aux danses diaboliques. D'après les pièces du procès, cela suffit à amener un revirement qui refermera le piège sur elle. Elle déclare vouloir faire des aveux. L'accusation de sa concitoyenne a suffi à la faire paniquer. Craint-elle d'être soumise à la torture?

De façon apparemment spontanée, la malheureuse Marson Huart fait l'aveu fatal: «Avoir été deux fois aux danses diaboliques avec Jennette Petit au lieu de la Goutelle, et que le démon avait eu une fois copulation avec elle, lequel démon s'appelle Belzébuth, qui est le même que ladite Petit avait, et n'avaient que lui à elle deux (sic) comme maître.»

Marson Huart dit avoir remarqué à la Goutelle Catherine Robert, femme à Husson Jadin, et Jenne Jadin. Les autres, elle ne les a pas reconnues, car elles étaient masquées.

Ces aveux, envoyés à la cour souveraine suffisent à faire condamner Marson Huart «à la torture, à quoi l'on conclut, afin d'avoir plus d'éclaircissements sur ses dernières confessions, pour la condamner à mort et savoir ses compagnes aux danses».

N'ayant plus rien à perdre, la pauvre accusée, pour s'épargner les horreurs épouvantables de la torture, avoua tout ce que les juges lui avaient imputé. On lit donc, dans les conclusions de «Messieurs de la haute Justice de Sugny» qu'«elle a renoncé à Dieu et au saint sacrement du baptême, pour adhérer au diable; qu'elle a fait mourir avec poison Marie et Jeanne Dubière, comme aussi Elisabeth Michel, un enfant et deux vaches appartenant à Thomas Lefort, et enfin qu'elle a été plusieurs fois aux danses diaboliques et s'est servie de poudre et graisse que son démon familier lui donnait; qui sont des actions et crimes suffisants pour la condamner à être étranglée, puis brûlée et ses biens acquis au seigneur. À quoi ils conclurent.»

De fil en aiguille, le même document conclut à l'arrestation de Catherine Robert et Jenne Jadin accusées par ladite Marson d'avoir été aux danses. Le texte note: «L'on espère que la cour ne fera pas de difficulté de s'accorder contre la dernière, vu qu'elle est encore chargée dans l'enquête par la déposition de Poncelet Lambert, témoin dix-neuvième, et que sa mère et sa tante ont été exécutées pour sorcières, et en outre, encore accusées par Jennette Petit exécutée.»

L'ordre des aveux.

On remarquera l'ordre dans lequel les aveux sont obtenus(2). D'abord le choix du diable contre Dieu et le baptême, ensuite des empoisonnements de trois adultes, un enfant et une vache, enfin seulement l'aveu spontané, obtenu avant la menace de torture: «a été aux danses diaboliques», à quoi s'ajoute: «s'est servie de poudre et graisse que son démon familier lui donnait». Le contexte des autres procès de Sugny montre que ces substances sont indiquées comme poisons. Mais il reste possible que des «démons familiers» - en fait d'astucieux compères - fournissaient des drogues hallucinogènes rustiques pour les sabbats. Plusieurs récits recueillis en Ardenne et ailleurs font état de substances dont les «sorcières» s'enduisaient avant le sabbat(3).

Il y a peut-être un élément de réalité dans les aveux les moins irréguliers selon nos normes: la malheureuse Marson Huart et ses compagnes auraient tout simplement participé à l'une ou l'autre «partie» de drogue. Vu l'esprit du temps, les fantasmes qui en résultaient étaient diaboliques. Les accusées et leurs juges considéraient ces pratiques comme un crime suprême.

Copulant avec un compère qui se faisait passer pour - ou se croyait - Belzébuth, Marson était estimée capable de tout, puis qu’elle encourait la peine capitale, tant valait lui mettre sur le dos les morts suspectes qui avaient créé la panique dans le village. Ainsi, «justice était faite» et les autorités avaient accompli leur devoir. Elles étaient même probablement de bonne foi, dans la logique de la pensée manichéenne qui continuait d'avoir cours dans de très large couches de la population européenne. Le monde médiéval soumettant tout à une dualité ciel et enfer restait particulièrement vivace dans les campagnes où resurgissait très vite la hantise maléfique de l'enfer. Nous parlons d'enfer de la drogue au figuré. Le terme a longtemps correspondu, au sens propre, à une certitude.

Droguées ou non, de mentalité fruste certainement, mais point toutes aliénées, car leurs réponses n'étaient pas incohérentes, la grande Marson Huart (de haute taille et célibataire) et les autres accusées se trouvaient dans de bien mauvais cas.

Selon le code pénal moderne, les seules inculpations sérieuses concernaient d'éventuels empoisonnements. Jennette Petit, battue par son mari, s'était sauvée dans le foin, sur le fenil. Elle «avoue» que, là, «le diable vint la trouver et lui dit qu'elle se mariât avec lui et lui donnerait les moyens de vivre à son aise». Ce diable se nommait Belzébuth. Elle n'était pas étonnée de la compagnie des diables: elle allait danser avec eux en quatre endroits du voisinage de Sugny: aux Hatterelles, à la Goutelle (citée par Marson Huart), au pré du Foux et à Soffa. Avec Jennette Petit, cinq villageoises de Sugny y allaient aussi, plus deux de Pussemange dont elle ignorait l'identité, mais elles partaient dans cette direction une fois les danses terminées. Car on allait à pied et non porté par le «malin esprit». Toujours est-il que le diable «avec qui elle s'était mariée» lui a conseillé de faire mourir Nicolas Pierret, son mari. Il lui a donné pour cela un poison sous forme de graisse, qu'elle lui a fait prendre dans du fromage mou. Il a survécu quinze jours environ puis est «morruz». Jennette Petit a avoué également avoir empoisonné «la Bertholet» avec de la poudre qu'elle mêla à de la bière, et l'enfant de celle-ci. Pour ce dernier, elle ne savait plus de quel genre de poudre elle s'était servie.

Lors de l'interrogatoire suivant, Jennette Petit avoua un détail important à l'époque: son diable lui avait «donné une marque», au dos «entre les deux espalles» (épaules). Avec quoi le diable lui a fait ladite marque ? Avec de la graisse, dans sa propre maison (on peut se demander si cette «marque à la graisse» n'était pas l'imposition d'une drogue, par onguent rustique, à proximité de la colonne vertébrale).

Le docteur Delogne note que lorsque l'accusé était déclaré «marqué», il y avait demi-preuve de culpabilité contre lui. Il pouvait dès lors être mis à la torture. L'aveu joint à la marque suffisait pour le faire condamner à mort. Ce qui fut le cas de Jennette Petit, qui était soit une hallucinée, soit une empoisonneuse, soit les deux.

Pour d'autres cas de Sugny, la seule dénonciation de «danses diaboliques» suffit à donner importance et gravité à des ragots de sorcellerie comme il en a traîné dans maints racontars villageois jusqu'avant la guerre 1914-1918.

Ainsi Jenne Pihart, femme de Jean Moùet, prisonnière - dont la mère avait été soupçonnée d'être sorcière -, avait fait une pâtée pour le chien de Jean Dubier, un voisin, et le chien était mort. Elle a «défaché» (démailloté) un enfant de Jacques Pierret et est revenue le mailloter. Ledit enfant devint fort enflé puis mourut. Mais Jenne nia avoir fait à cette occasion un maléfice. De même, elle admit avoir donné de la bière à boire à Jean Loison, de Bagimont, avec qui elle s'était querellée peu auparavant pour une affaire de mariage manqué d'une de ses nièces. Mais l'accusée dit avoir versé cette bière avec de bonnes intentions, sans vouloir causer sa mort: il devint malade, vomissant et mourut environ huit jours après. Elle affirma n'y être pour rien, pas plus que dans la mort des chèvres d'un autre voisin, Pierre Deù, près desquelles elle était passée.

Il était aussi reproché à Jenne Pihart d'avoir été voir, sans y être appelée, Anne Piérard, femme de Jacques Lamblot, pendant son accouchement. Or, le soir même, celle-ci devint malade et en mourut. L'accusée nia que ce soit par ses maléfices. La suite de cette affaire est plus curieuse. L'enfant de la défunte Anne Piérard avait été confié à sa grand-mère. Celle-ci se trouvait devant sa porte, tenant dans ses bras le bébé bien portant. Jenne Pihart vint le regarder: «Le lendemain, la grand-mère de l'enfant, s'en allant à la messe, ferma toutes les portes de la maison où l'enfant était couché. À son retour, elle constata nonobstant que ladite accusée avait pénétré dans la maison pendant la messe, avait donné et fait avaler de la bouillie à l'enfant, qui depuis se porta mieux et entra en convalescence. » Étrange reproche: avoir donné, puis enlevé une maladie, alors qu'il s'agissait sans doute d'un malaise passager du petit. La prisonnière, bien sûr, nia tout.

Les autres accusations sont toutes aussi mal prouvées ou inconsistantes: «Un autre enfant mort, de même qu'un veau, après qu'elle fut entrée dans l'étable pour y poursuivre une de ses poules qui s'y était égarée, avoir "averti" son mari, vers minuit que leur fils était en peine, et que ses bœufs étaient pris, au bois de Mont-Dieu, en France.» L'accusée nie cette divination magique. Simplement, une nuit de mauvais temps où le chariot n'était pas rentré, elle avait dit à son mari: «Nous dormons dans notre lit, pendant que nos gens sont restés quelque part, dans quelque trou.» Elle n'a appris le lieu et les circonstances que le lendemain, par un témoin.

La fin de l'interrogatoire est périlleuse pour la prisonnière: il s'agit de sabbats et de potion magique. On dit à Jenne Pihart «qu'elle revenait un jour, de grand matin, avec sa fille, toute délabrée, par le chemin des Aubroyes des danses du diable».
Elle répond «qu'il est vrai qu'un jour elle revenait par là, mais avait été à la recherche de leur cavale, qui était égarée. Elle n'a jamais été aux danses diaboliques.»
Il est enfin question d'une autre prisonnière pour sorcellerie, Jennette Huart, «qui l'aurait ensorcelée, puis guérie, au moyen d'une certaine drogue».

Ici aussi, l'accusée avance une version plausible: «Un jour qu'elle était malade, Jennette Huart vint lui apporter une cassette (petite tasse) renfermant de petits blancs noyaux (grumeaux) comme de la présure. Alix Millet, femme de Jacques Lambert, demeurant dans leur fournil (annexe, remise), prit la cassette et lui dit qu'elle devait en avaler le contenu et que c'était son retour (guérison) ou sa mort; elle s'exécuta et elle eut une sueur des plus abondantes, s'élevant comme une buée au-dessus d'elle et parmi ses robes et se guérit.»

Après de minutieuses confrontations avec les témoins à charge, ayant toujours «la pièce pour le trou», comme on dit: réponse à tout, l'accusée persista à nier tout fait de sorcellerie, maléfice ou empoisonnement, bien que soumise à la torture.

Elle jugea prudent de se sauver. «Elle a rompu les prisons par violence et force », mentionne le jugement final qui la condamne à un exil perpétuel du duché. Le texte ajoute que «telle effraction de prison la rend passible d'être punie corporellement ou par bannissement», avec ceci, qui relève d'un droit pénal peu orthodoxe: «car, ce qu'elle a souffert n'a été que pour se purger des indices».

On ne peut mieux avouer que, en matière de sorcellerie, les indices à eux seuls suffisent déjà à créer la faute. Être sorcière, en fait, c'est être soupçonnée d'être sorcière...
Toujours est-il que, dans les procès de Sugny de 1657, la seule prévenue qui eut la vie sauve, fut l'évadée, femme décidée, capable de ne rien avouer sous la menace ou les souffrances atroces de la torture et de «rompre les prisons par violence et force».

Sa condamnation, sans preuves ni aveux, resta pourtant capitale: un bannissement perpétuel du duché de Bouillon, à peine d'être appréhendée et exécutée et ses biens confisqués. Elle n'eut garde d'en courir le risque.

Les sept coaccusées de Jenne Pihart - dont plusieurs, chose classique en la matière, étaient parentes entre elles: sœurs, nièces ou filles - furent étranglées et brûlées. Contre l'une des accusées, Jennette Huart, l'enquête fut particulièrement minutieuse. Les racontars fournissant les chefs d'accusation sont plus inconsistants - et parfois plus pittoresques - les uns que les autres: sorts jetés en «hossant» (remuant) le doigt, par menaces, en lavant des «drapeaux» (langes) d'enfants, en «pitant» (donnant des coups de pied à) des chèvres, en toussant près d'un bœuf (chaque fois, les bêtes périssent), avoir fait «sécher de son lait» une vache, avoir envoyé une «zizanie de houlines» (chenilles) dans du chanvre.

Parfois, le maléfice est plus circonstancié et recoupe des thè¬mes connus de la magie rurale: «Un jour, étant venue s'accouvissy (s'accroupir) au coin des espalis (clôture en pieux ou pierres dressées) du Paquis de Labroye, alors que le temps était coy (calme) et doux, elle fit se jeter un brouillard et lever un vent à l'entour d'elle, ledit vent se jetant dans le chapeau (porche) de la maison de Mathieu Lambert, où étaient deux filles qui pilaient du chanvre; vent et brouillard dont elles furent si épouvantées qu'elles se cachèrent derrière le pot dans lequel elles pilaient ledit chanvre.»

Tout cela est pris gravement en considération, parce que la prisonnière est accusée d'avoir été aux «danses infernales». Et le tribunal exhume une vieille accusation dont elle avait été précédemment acquittée en justice, en ayant obtenu réparation. Jennette Huart aurait été trouver, dans la maison de Thomas Gérardin, greffier de Sugny, un nommé Petit Jean Millart, mayeur du village de Laviot, qui y était couché sur une paillasse, auprès du feu. Elle lui aurait dit que «s'il voulait se mettre avec elle et avec celui qui était avec elle (on suppose que ceci désigne le diable), elle lui donnerait de l'argent à suffisance pour payer ses dettes». Et, poursuit l'accusation, «lui ayant jeté le poison, elle lui dit qu'elle le lui ôterait, à condition qu'il la laisserait aller, quand elle le lui aurait ôté. Elle lui fit faire serment, puis lui frotta le ventre avec les deux mains, en descendant, et lui dit qu'elle avait ôté le poison, mais qu'il serait bien longtemps malade. »

L'accusée nie le tout, est confrontée avec de nombreux témoins. La torture est ordonnée pour quatre raisons citées dans un ordre significatif. D'abord parce qu'elle a déjà été prisonnière pour faits de ce genre «et relaxée soit par argent, comme étant "comodieuse" ou par faveur. Du reste, elle est plus que famée(4) de tel crime, née d'une mère exécutée comme sorcière, et ayant en outre, sa tante brûlée, ce qui sont des indices très violents, qu'elle ne peut être que sorcière.»

Le motif suivant vise des variations dans ses dires lorsqu'elle fut confrontée à des témoins, «donc pour avoir la lumière suffisante en telle matière, la torture n'étant que trop nécessaire». Ensuite viennent le grand nombre de témoignages à charge et l'accusation de Jennette Petit de «l'avoir vue en divers lieux, dansant aux assemblées des sorcières».

Sous la torture, la malheureuse a tout «avoué»: danses diaboliques à la Goutelle, aux Hatterelles et à Soffa, rencontre d'un diable appelé Souffoque, qui «l'a fait renoncer à Dieu et au saint sacrement de baptême, et lui a donné de la poudre dont elle s'est servie, en entrant dans la nuit dans la maison de Thomas Gérardin, greffier, où elle trouva le maïeur de Laviot, sur lequel elle jeta ladite poudre, dont il devint malade; et, pour lui ôter le poison, lui frotta le ventre. » Suivent les confessions de tout, sorts jetés aux chèvres, fait mourir un bœuf, etc.

En foi de quoi, ayant persisté dans ses dires, elle fut condamnée «à être estranglée à un potteau, et son corps réduit en cendres».
Ce qui fut fait.

  1. Littéralement: plantes sacrées, en fait hallucinogènes.
  2. Cet ordre des crimes correspond à celui qui est mentionné dans un célèbre recueil: Le Dictionnaire infernal, du polygraphe romantique voltairien Colin de Plancy (édition de 1828 rééditée chez Marabout), à l'article «sorcier»: 1. Ils renient Dieu; 2. Ils le blasphèment; 3. Ils adorent le diable; (...) 12. Ils font mourir les gens par le poison et les sortilèges; 13. Ils font crever le bétail; (...) Ils ont copulation charnelle avec le diable.
  3. Colin de Plancy, à l'article «sabbat» de son Dictionnaire infernal est un des nombreux auteurs à mentionner de la «graisse» dans les prépartifs des sorciers pour le sabbat. Ils sont « montés sur des manches à balai oints de graisse d'enfant». «Les sorcières s'oignent l'entre-deux des jambes, pour monter sur le manche à balai qui doit les porter au sabbat.»
  4. Réputée (du latin fama).



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