Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Gilles Pafflard, un Uylenspiegel wallon au pays de Stavelot

Les traditions rurales ne sont pas seulement riches en sorcellerie, crimes ténébreux, ou manifestations d'outre-tombe. Nombre de terroirs incarnent leur malice dans des farceurs devenus légendaires. Le plus célèbre, dans les pays flamands et de Rhénanie est Till Uylen- (ou Eulen) spiegel, qui bénéficia de l'œuvre d'un grand écrivain traduit jusqu'en Russie, Charles De Coster, et d'un compositeur célèbre, Richard Strauss. La Gaume ne serait pas elle-même sans le Djean d'Mady, en qui elle se reconnaît comme dans un miroir.

Plus modeste, mais d'une savoureuse drôlerie est, en Ardenne stavelotaine, la chronique des astuces et plaisanteries de Gilles Pafflard. Le personnage, dont les gaudrioles se situent au début des années 1800, savait, comme le grand Till, moquer et exploiter la naïveté, la balourdise, la vanité ou l'avarice de ses contemporains.

C'est d'avarice qu'il est question dans l'histoire, jadis racontée à Ligneuville, de Pafflard et du grigou Mathias Brokenbach, d'Amel, premier village de langue allemande, entre la Salm et Saint-Vith. Au dire des joyeux Wallons de la contrée, les villageois d'Amel seraient d'une économie et d'une sobriété attristantes. Ces traits étaient particulièrement excessifs chez le Brokenbach en question, propriétaire dans l'aisance, faisant carême toute l'année, usant ses vêtements jusqu'à la corde comme s'il était chemineau sans le sou.

Cet austère régime ne faisait ni le bonheur, ni la bonne santé de sa fille unique Gertrude, gentille «bachelle» (jeune fille) de dix-huit ans. Elle aurait eu besoin de manger à sa faim, et aimé s'attifer avec quelque coquetterie. Pour ne pas devoir l'entretenir, Mathias l'avait placée chez une tante, habitant à Sart, à plusieurs lieues d'Amel. Par bon cœur, celle-ci avait recueilli sa nièce, pour la soustraire au vilain caractère de son père.

La ladrerie maladive de Brokenbach, au lieu de l'enrichir, finissait par lui coûter cher. Imposant à ses valets un travail excessif, pour un salaire de misère et un régime où la moindre tartine était comptée, il ne recrutait que des traînards ne trouvant d'emploi nulle part. Ils le quittaient à la première occasion. Ainsi, souvent, ses récoltes étant rentrées trop tard. Son seigle germait sur pied ou ses patates commençaient à pourrir dans les champs avant d'être arrachées. Tout cela faute de bras et de zèle.

Villageois du wallon Ligneuville, Gilles Pafflard, jeune homme ayant «les yeux en face des trous», annonça un jour à ses copains, au cabaret, qu'il allait s'engager chez le fameux Brokenbach.
- Tu es fou, lui dit son plus vieil ami. Personne ne tient le coup chez ce vieux grigou. Il va te faire crever de fatigue et de faim.
- Et moi qui te croyais si malin, dit un autre. Rendez-vous dans un mois: tu seras maigre comme un clou.
- Vous êtes bien bons de me donner vos avis, répondit Gilles Pafflard, mais je suis décidé et j'ai «topé» dans la main du Mathias Brokenbach.

Comme Gilles s'en allait de bonne humeur, l'aîné de la bande, l'échevin Solheid, pensa: Gilles est trop rusé pour s'engager à la légère chez l'avare d'Amel. Si j'étais Brokenbach, je me méfierais. Pafflard lui mijote quelque tour pendable.

Ledit Mathias ne se méfiait nullement. Au lieu d'un trimardeur hirsute et fainéant, il allait avoir à son service ce garçon de bonne mine, visiblement pas bête, bien musclé. Le dernier «baraqui» ayant servi chez lui lui avait, comme on dit, «pété dans la main» au début de la fenaison. Les foins de Brokenbach étaient les seuls de la commune à être encore debout, et en juin il y a vite risque d'orage.
- On arroserait bien ton engagement par une godille de péket, avait dit Brokenbach après s'être mis d'accord avec Pafflard. Mais cela coupe bras et jambes. Et il ne faut pas pousser le personnel à l'ivrognerie. Sobre, on vit vieux et travaille bien.
- Bien dit, not'maître, répondit Pafflard, d'un air trop vertueux pour être sincère. Et il cita un proverbe wallon:

L'ouvri qui po s'dinner des fwèces
Beut de péket, si fait l'mêm'bin
Qu'on chiva qui d'madreu à s'maiss
Des cas, el pies d'un picotin.

Quatrain moralisant antialcoolique:
«L'ouvrier qui pour se donner des forces
boit du genièvre, se fait le même bien
qu'un cheval qui demanderait à son maître
des coups au lieu d'un picotin.»

- Tu as raison mon garçon, dit le maiss qui, parlant mieux allemand que wallon, n'avait compris qu'à moitié. Mais trop de picotin alourdit le cheval et il ne tire plus si bien. Quelques coups de fouet coûtent moins cher et poussent à la besogne. Cela dit, je t'attends ce soir. Il y a du travail pour demain matin tôt.
À l'heure convenue, notre Gilles Pafflard était là, tout flambard:
-J'ai déjà soupé, dit son nouveau patron. Je suppose que tu en as fait autant. Manger tard fait mal dormir, et on n'est pas si vaillant le lendemain.
- Oui, j'ai mangé chez mon ancienne logeuse, dit Gilles, au soulagement du patron qui épargnait ainsi un repas.
- D'ailleurs tu n'es engagé qu'à partir de demain, dit Mathias. Et je ne dois pas te nourrir aujourd'hui pour rien.
Le lendemain, il éveilla avant l'aube ce valet qui lui semblait être «une perle»:
- Il n'y a pas de temps à perdre, lui dit-il. Prends la faux et va me couper les foins de ma clairière, près du chemin de Malmedy. Il n'y a là que quatorze verges. Pour un fort garçon comme toi ce sera un jeu de finir cela pour le soir. Et ne reviens pas manger ici à midi: deux fois le trajet, c'est temps perdu.

Voici quatre votes (crêpes) pour tes repas. Et une cruche pour prendre de l'eau à la source. Elle est très bonne. Je ne fais pas de café, c'est trop d'affaires: allumer le feu très tôt, moudre les grains, faire bouillir l'eau. Allez, ouste, et bonne journée. Aie le cœur à l'ouvrage et tâche de finir tôt, il y a encore les haricots à récolter au jardin !
Tandis que Pafflard s'en allait à grandes enjambées, Mathias tua un cochon, avec un mauvais couteau ébréché. Pour épargner les fagots, il ne brûla que la moitié des soies de la bête, et il négligea de la saler. Pendant qu'il gâchait ainsi son porc maigrichon à force d'avoir été peu nourri, il se frottait les mains en pensant à son foin qui serait bientôt fauché par un valet d'élite. Ah! s'il l'avait vu!

Gilles ne s'arrêta dans la clairière que le temps de manger en une fois les quatre votes, petites et minces, qui devaient le nourrir jusqu'à nutt (à la nuit). Ayant caché sa faux dans un buisson, il partit à grandes enjambées vers Sart, où il tint de mystérieux conciliabules avec Gertrude, qu'il avait rencontré il y a peu à un bal et qu'il voyait volontiers.

Sur le chemin du retour, bizarre occupation, il ramassa sur des «flattes» de vaches une quantité de bousiers qu'il enferma dans le sac qui avait enveloppé les minables crêpes. Dans son grand mouchoir il rassembla des «mousserons», espèce peu ragoûtante de champignons où les mouches pondent leurs œufs qui s'y transforment en larves. Arrivé à la clairière, où l'herbe était bien sûr intacte, il y reprit la faux qu'il y avait dissimulée et s'amena chez son patron, fatigué par sa longue randonnée, prenant l'air du travailleur content de la rude besogne abattue.

Montrant à Brokenbach le sac fermé où les bousiers bourdonnaient à qui mieux mieux, il lui dit:
- Et voyez le bel essaim d'abeilles que j'ai trouvé. Je vais le vendre demain.
- Il est à moi, dit le vieux grigou. Tu l'as trouvé pendant tes heures de travail. Vas le pendre dans la grange.

Gilles ne protesta pas et fit ce que le maître lui avait ordonné. Mais qu'alla-t-il faire à l'arrière-cuisine près du cochon fraîchement abattu et découpé ? Vous le devinerez bientôt. Revenu près du Mathias, le valet lui réclama à souper.
- Comment, s'indigna l'avare, tu as encore faim ! Je t'avais donné quatre votes: la dernière était pour le soir. Tu as déjà tout dévoré ? Tu veux me tondre la laine sur le dos ! Tu n'auras rien de plus.

Ce coup-ci, Pafflard cessa de jouer la comédie de la soumission.
- Vous me faites crever à la besogne: quatorze verges en une journée, et pour me remercier vous voulez que je périsse de faim! Vos votes, plus petites que la main, j'en ai fait quatre bouchées. Votre pingrerie crie vengeance au ciel. C'est le deuxième des péchés capitaux, rappelez-vous votre catéchisme: «l'orgueil, l'avarice, l'envie...»
- Je connais la liste jusqu'au bout. Il y a aussi la gourmandise et la paresse !
- La paresse ! Alors que j'ai abattu pour vous la besogne de quatre faucheurs ! N'allez pas me faire de sermons. Vous invoquez la religion pour justifier vos vices. Vous en serez puni et plus tôt que vous ne croyez !
- Qu'en sais-tu, avec tes sermons, morveux de Ligneuville !
- Vous me prenez pour un niais, mais quand je me fâche, je puis jeter des sorts. Vous m'avez pris l'essaim d'abeilles que j'ai ramené. Vous mériteriez que je les change en bousiers. Ah! Vous n'êtes pas content ! Et si votre cochon abattu hier se couvrait de vermine ? Vous ne l'auriez pas volé. J'ai été bien bête de m'éreinter à faucher toute votre herbe en un jour. Tenez, que diriez-vous si je la faisais repousser ! Je connais les formules de magie, moi !

Et il sortit en claquant la porte.
- Il est pire que les autres, grommela Brokenbach, en vérifiant la réalisation de ces menaces. Demain je lui donne son congé.
Le vieux rapiat dormit mal: les menaces de son valet ne le laissaient pas tranquille. Il s'endormit peu avant l'aube et, après quelques heures d'un sommeil agité, il courut à la grange pour voir comment se comportait l'essaim. Ouvrant le sac, il le vit rempli de bousiers. Le premier maléfice dont parlait Gilles s'était donc réalisé. Et horreur! dans l'arrière-cuisine, le cochon tué la veille grouillait de petites larves. Elles étaient sorties des mousserons dont Gilles, en secret, l'avait entouré à son retour.

Aux quatre cents coups, ayant avalé de travers la tranche de pain sans beurre qui lui servait de petit déjeuner, Brokenbach resta un moment prostré. Puis il courut à la clairière du chemin de Malmedy. L'herbe était intacte dans le beau soleil de la matinée. Ainsi s'était aussi réalisé le troisième mauvais sort de Pafflard ! Ah, quel gibier de potence ! Or justement le vaurien, qui avait rejoint Mathias, se tenait derrière lui, un sourire sardonique sur les lèvres, l'œil brillant d'une lueur mauvaise. C'était un excellent comédien.

Comme Mathias le regardait d'un air ahuri, le farceur, prenant une voix caverneuse, lui dit:
- Et j'ai encore d'autres pouvoirs. J'ai bien envie de transformer tout votre argent en sable. Vous pourriez le jeter sur le chemin.
- Pitié ! Pitié ! implora l'avare. Tu veux me tuer !

Si Gilles Pafflard ne l'avait retenu, il se serait mis à genoux devant lui.
À ce moment, par une mise en scène bien calculée arriva une jeune fille toute voûtée, marchant d'un pas hésitant. C'était Gertrude, le visage tout pâli de poudre de riz.
- Mon père, murmura-t-elle d'une voix affaiblie, en tombant dans ses bras.
- Ma fille! s'écria Mathias. Mais que viens-tu faire ici? Pourquoi n'es-tu plus chez ta tante?
- Je suis malade, gémit la jeune fille, et elle ne peut pas me soigner. Elle m'a dit que vous trouveriez pour moi un bon médecin à Malmedy.
- Malheureuse! Avec quoi veux-tu que je te paie un docteur et des médicaments! Ma ferme va à vau-l'eau, mon cochon pourrit, je suis victime de mauvais sorts. Je cours à la ruine.

Reprenant une voix plus naturelle, Gilles Pafflard intervint, l'air grave.
- Maître Mathias Brokenbach, sans père ni tante pour la soigner, votre fille a besoin d'un mari. J'aime Gertrude. Si elle le veut bien, je l'épouserai.
- Si je veux bien! dit Gertrude se tournant vers Gilles, j'vos vé volti. - Mais il nous faut le consentement de Mathias Brokenbach. Il est tout de même votre père. Donnez-vous votre accord, Maître Mathias? Vous savez que j'ai de quoi vous convaincre. Comme les hommes, les trésors terrestres peuvent tomber en poussière.
Brokenbach avait l'air hagard.

- Rassurez-vous, poursuivit Pafflard. Vous garderez votre magot. Il n'y manquera ni un rouge liard ni un pfennig. Vous n'êtes plus d'âge à diriger une ferme. Vous nous la céderez jusqu'à ce que nous en héritions de vous. Nous vous nourrirons et vêtirons toutes les années que le Seigneur vous accordera. Allez, Gertrude est une bonne fille, elle sera plus généreuse avec vous que vous ne l'avez été pour elle. Signez sans hésiter le contrat que j'ai préparé, et vos thalers, vos écus et vos marks ne courront plus aucun danger.

Le vieux Mathias signa et c'est ainsi que Gilles Pafflard devint un des bons propriétaires de la région, et le fiancé d'une gentille bochelle(1) qui, à l'instant, oublia de faire la malade.

Les copains de Ligneuville furent ébahis de l'astuce du farceur, riche en deux jours, grâce à un fameux grippe-sous. Un seul put se vanter de n'avoir pas prédit de déboires à Gilles quand il s'engagea au service de Mathias: c'était l'échevin Solheid.

  1. Variante de «bachelle» (jeune fille). Certains sons, surtout les voyelles, varient d'un terroir à l'autre.



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