Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Légendes de Gaumes et Semois - Frédéric Kiesel

On n'est jamais trop prudent

La crainte des maléfices avait parfois des effets pittoresques. Ainsi, à Naomé, les deux frères Jacques, de vieux célibataires, étaient connus pour leurs précautions en vue de protéger leur ferme du mauvais sort. Tous les mois, ils inspectaient les bâtiments, sondaient, avec un bâton pointu, les trous des murs, entrées possibles des sortilèges, en psalmodiant des conjurations latines dont le refrain était «Et satanas, et diaboli».

Quand ils achetaient une tête de bétail, ils se méfiaient des influences malignes qu'elle pouvait avoir subies. Pour l'en débarrasser, ils la faisaient entrer dans l'étable à reculons. Ils participaient tous deux à l'opération: l'un à droite tenant la corne opposée et inversement pour l'autre. Leurs bras se croisaient donc, et ils disaient: «et verbum caro factum est», employant au hasard des mots du Credo de la messe, qui ne figurent pas dans le rituel des exorcismes. Une fois la bête entrée, ils lui faisaient des signes de croix sur l'échiné, la tête et les pattes avec de l'eau bénite, en marmonnant des conjurations.

Protection classique: au-dessus de la porte de l'écurie, à l'intérieur, était suspendue une pierre trouée. Pour être sûrs de son efficacité, ils l'avaient choisie très lourde: bien cent kilos. Une autre pendait au-dessus de l'entrée du logis.

Les villageois ne riaient pas des deux frères. Ils avaient de bonnes raisons d'être circonspects. Jadis, huit de leurs vaches avaient été ensorcelées. Ne donnant plus de lait, devenues agressives, donnant des coups de cornes, elles avaient été vendues, au prix de la viande - et encore, de la mauvaise! - à un marchand de Bièvre. Leur cheval, qui ne valait pas mieux, les frères l'avaient cédé pour neuf francs à un fermier de Graide.

Ils étaient aussi inquiets pour leurs récoltes. Pour les protéger contre les mauvais sorts, chaque mois, d'avril jusqu'à la moisson, ils semaient du sel en forme de croix aux quatre coins de leurs champs.

Grâce à toutes ces précautions, il ne leur arrivait pas de catastrophe. Ils étaient maniaques peut-être, mais bien portants. Pour cela aussi, ils avaient un truc. Un jour, l'un d'eux rencontre un de leurs cousins, curé du côté de Dinant.
- Comment va la santé? demande le prêtre.
- Très bien, Nom de Dieu, mon parent, répond le vieux Jacques (c'était sans doute un exorcisme plus qu'un juron).
- Et comment faites-vous pour être si vaillant à votre âge, sans enfant pour vous aider à la ferme?
- C'est que j'ai un talisman contre toutes les maladies.
- Un talisman! dit le curé, méfiant. Et lequel?
- Eh bien! tous les matins, je bois une tasse de mon urine.
Est-ce de la magie? En tous cas, c'est à ce titre que le vieux Jacques le faisait. Avec son frère, il allait trois fois par an consulter les gromanciens de Charleville à une bonne quarantaine de kilomètres.

La panacée du frère Jacques ne fait point partie de la médecine populaire la plus appétissante. Il est plus agréable de boire, contre la jaunisse, de la tisane de deuxième écorce d'osier, de cautériser les verrues avec du suc de chélidoine, dite « soulougne » (remède populaire admis comme efficace: plus que les applications de vers de terre, l'autre procédé ancien étant de se les faire mordre par la grande sauterelle verte actuellement si rare dans nos campagnes).

Cependant, bien sûr, les coutumes les plus tenaces et respectées sont pieuses: l'invocation de tel saint contre telle maladie, sainte Apolline pour les maux de dents, comme saint Quirin ou saint Hubert pour la rage, saint Roch pour le bubon pesteux, saint Eutrope pour les convulsions.

Quant aux frères Jacques, ils préféraient pratiquer une magie frottée de latin d'Église.




Haut de page

Retour à la liste des légendes      Retour à la page d'accueil

CSS Valide ! [Valid RSS]

Site optimisé pour Firefox, résolution minimum 1024 x 768 px

Flux RSS : pour être au courant des derniers articles édités flux rss