Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes des quatre Ardennes - Frédéric Kiesel

Gertrude et le sorcier Kaap

Dans le pays d'Arlon, à Hachy, avait vécu un sorcier fameux, nommé Kaap. Repéré après maints tours pendables, il commençait à sentir le fagot — celui qui alimente le bûcher où l'on brûle les gens de son espèce. Il avait, par prudence, été respirer un autre air, et s'était établi dans une petite ferme abandonnée, à plusieurs lieues de chez lui, à Mortehan, sur la Basse-Semois. Sa renommée l'y avait suivi, mais comme personne ne connaissait de faits précis à son sujet, on s'était habitué à lui.

Curieux personnage d'ailleurs, plus mystérieux qu'antipathique, le sorcier Kaap. Très gai, farceur, parfois serviable, toujours en mouvement. Par besoin d'activité, ou pour se fuir lui-même? Personne ne pouvait le dire.

De quoi vivait-il? Il élevait quelques veaux et deux ou trois cochons. De quoi échapper tout juste à la misère. Or il était toujours bien vêtu, venait à toutes les foires et à toutes les fêtes, avec un bâton d'ébène au pommeau d'ivoire, comme personne n'en avait dans la région. Il payait volontiers à boire, et se montrait joyeux compagnon. Personne ne remarquait dans son regard volontiers rieur, un éclat parfois fixe, pénétrant et glacé, comme on n'en voyait chez aucun chrétien normal. D'où lui venait son argent? On se le demandait tout bas, mais personne n'osait en parler ouvertement. Ainsi menait-il, à Mortehan, une vie paisible, entrecoupée d'absences énigmatiques, sur lesquelles on ne lui posait pas de questions.

Sa voisine la plus proche était une solitaire comme lui, la grande Gertrude, qui élevait des moutons. Elle était franche comme l'or, et pas vite effrayée.
— Cela ne t'ennuie pas de vivre ainsi à côté de Kaap, et sans personne pour te protéger? lui demandait-on parfois.
— Que voulez-vous qu'il me fasse, répondait-elle tranquillement. Je m'occupe de mes affaires et lui, des siennes.
— Et tu ne vois rien de spécial chez ton voisin? On dit qu'il reçoit la visite d'inconnus la nuit, et qu'il manigance des choses avec eux.
Bien que volontiers bavarde, la grande Gertrude était très discrète au sujet de Kaap :
La nuit, je dors. J'ai assez de travail avec mes moutons pour ne pas rester le soir à ma fenêtre à m'occuper de ce qui ne me regarde pas.

Elle avait raison, la grande Gertrude. Pourtant un jour, malgré elle, elle vit quelque chose qu'elle aurait bien préféré ignorer. Elle revenait du marché de Sedan où elle avait bien vendu la laine de ses moutons. Elle avait acheté des babioles pour sa petite nièce d'Herbeumont qu'elle aimait bien, et bavardé avec l'une et l'autre, avant de se remettre en route pour Mortehan.
C'était l'automne. La nuit tombait vite dans l'odeur des feux de fanes de pommes de terre et de feuilles mouillées.

Malgré l'obscurité, voulant arriver plus tôt chez elle, Gertrude prit un raccourci, par le bois de Dansau, qu'elle connaissait comme sa poche. On sait qu'elle était vaillante, mais, cette fois-là, elle se repentit bien de sa hardiesse.

Elle aperçut une lueur entre les arbres. Des flammes la nuit sont rarement bon signe. Mais elle continua à marcher. Ce n'était qu'un feu, comme les bûcherons en allument, mais il se trouvait en plein milieu du chemin. Les braises rougeoyaient encore et de petites flammes les parcouraient.

Au lieu de bûcherons, une étrange compagnie était rassemblée autour du feu. Un homme et quatre grands loups aux dents blanches et aux yeux brillants.
Toute autre que Gertrude se serait cachée dans les broussailles, car ce conciliabule était bien inquiétant. Mais, après un instant d'hésitation, elle comprit que, trop près du feu pour se sauver ou faire un détour, elle n'avait qu'une chose à faire : avancer bravement comme si elle se trouvait devant le spectacle le plus naturel. D'ailleurs, l'homme l'avait aperçue, et, la mine sévère, il lui faisait signe d'avancer et de s'asseoir parmi cette peu rassurante compagnie. C'était Kaap, son voisin le sorcier.

Blanche de peur, mais sans trembler, elle s'assit entre Kaap et un des loups. Comme eux, elle était fascinée par le feu. Que se passait-il là? Quel pacte liait Kaap et les loups? Étaient-ce vraiment des loups, ou des hommes en ayant pris la forme, des loups-garous comme ceux dont sa grand-mère lui parlait dans son enfance?

Tribunal

Tribunal et bûcher de l'Inquisition à Valladolid. Gravure hollandaise de 1559 (Cabinet des estampes, Bibliothèque Royale, Bruxelles); Le tribunal et le bûcher du sorcier Kaap à Bouillon étaient plus modestes, on s'en doute...

C'en étaient, elle en devenait certaine. Sans bruit, sans un mot, sans un grognement, Kaap et ses insolites compagnons se comprenaient, se parlaient en quelque sorte. Ce langage muet, ces yeux brillant d'un sombre feu, lui donnaient froid dans le dos. Elle se serrait dans son châle, bien que tout près du feu, qui ressemblait plus à un petit morceau d'enfer qu'à une bonne et honnête flambée de chez nous.

Heureusement, cette étrange façon de faire salon, en plein bois, avec des loups, ne dura pas trop longtemps. Le temps d'une politesse. Mais ce temps parut bien long à l'intruse malgré elle. Gertrude sentait qu'à la première imprudence de sa part, quelque chose de terrible pouvait lui arriver. Les grandes dents pointues de ses compagnons n'étaient pas plus rassurantes que le feu, où il lui semblait voir apparaître, de l'or parmi les braises. De cela aussi, sa grand-mère lui avait parlé: des feux allumés par on ne sait qui, où l'on trouvait des morceaux du métal précieux, fabuleusement rare, à cette époque.

Comme Gertrude promettait des pèlerinages à Notre-Dame d'Avioth, à Orval, à Saint-Hubert, si elle sortait sans dommage de son aventure, Kaap lui lança un coup d'œil. Elle comprit qu'elle pouvait s'en aller. Elle se leva et partit sans demander son reste, regardant droit devant elle, s'efforçant de ne pas trop allonger le pas.
Après un coude du chemin, elle commençait à entrevoir la vague clarté du ciel entre les branches, lorsqu'elle sursauta. Une main s'était posée sur son épaule.
Ce n'était pas le diable, mais Kaap qui l'avait suivie sans bruit.
Gertrude, tu n'es pas bête, lui dit-il à mi-voix. Ce n'est pas de ta faute si tu nous a vus ce soir. Mes compagnons l'ont compris. C'est pourquoi tu es encore vivante. Si tu veux le rester, ne raconte ni à humain, ni à bête, ce que tu viens de voir. Et maintenant, retourne chez toi comme si de rien n'était.

Comme si de rien n'était: c'était facile à dire. Jamais Gertrude ne redevint comme avant. Une autre qu'elle, serait morte de peur dans le bois. Elle tomba malade, mais ne resta pas au lit plus de quelques jours. Ses moutons avaient besoin d'elle. Elle ne taillait plus de bavettes avec ses voisines. On se demanda au village ce qui lui était arrivé, pourquoi elle avait pris ce teint de cire, d'où lui venait ce regard absent.

Elle sentait que Kaap la tenait à l'œil. Elle était en quelque sorte sous son pouvoir. Et un chat noir, venu d'on ne sait où, entrait chez elle, toutes portes fermées, la regardait méchamment, puis disparaissait.
Un jour, elle en eut assez. Elle se dit :
— Kaap a pouvoir sur moi. Mais, moi aussi, j'ai pouvoir sur lui. Il me fait peur parce qu'il a peur de moi. Mais comment m'en débarrasser en évitant sa menace?
Kaap savait bien ce qu'il faisait en lui interdisant de raconter sa rencontre même à une bête. Un chien ou une une vache sont des interlocuteurs commodes quand on veut parler à tout le monde et à personne.
Un jour, au moment où sonnait l'angélus de midi, elle trouva une solution. Elle alla demander discrètement à ses meilleurs amis de se trouver, comme par hasard, au moment de l'angélus du soir, au pied du mur du cimetière, à l'extérieur, près de la fontaine. Elle ne leur dit rien de plus, mais ils comprirent que l'affaire était sérieuse. Ils vinrent à l'heure dite. Au même moment, Gertrude arrivait dans le cimetière même, devant la tombe de ses parents. La croix d'ardoise portant leurs noms était adossée au mur, à l'endroit justement où celui-ci surplombe la fontaine.

Ainsi, Gertrude ne voyait pas ses amis. Parlant à la tombe et au mur — donc ni à homme, ni à bête — elle raconta à ses pauvres parents décédés sa rencontre du bois de Dansau.
Elle demandait aux deux disparus :
Qu'est-ç'-que dj'va faire ? Dit'-le moué, d'là-haut, où v's êtes, ben sûr, vous qu'étiez si braves et bons. Dites à la bonne Vierge d'm'aider! J'en avons ben b'soin à çt-heure !

Avant de demander au ciel de l'aider, Gertrude s'aidait elle-même, et elle n'avait pas tort.
Pendant plusieurs semaines, les amis de Gertrude, prudents, firent comme s'ils n'avaient rien entendu. C'est ce qui devait perdre Kaap.
Il était sûr que Gertrude, bien qu'intrépide, n'avait pas osé parler de sa rencontre du bois de Dansau.
Il se remit à respirer à l'aise, après avoir été inquiet durant plusieurs semaines, se montrant à peine, et restant des journées entières enfermé chez lui.

Trop vite rassuré, il ne résista pas à la tentation de retourner à Arlon, pour la grande foire de saint Donat, le deuxième dimanche de juillet. Il aurait mieux fait de continuer à se faire oublier. Au contraire, aimant étonner le monde, il se vanta. Comme il trinquait avec quelques bons compères, il dit, avec une tranquille assurance :
— En ce moment, ma voisine Gertrude trait sa vache rousse. Je veux être à Mortehan avant qu'elle n'ait fini, car j'aime boire le lait tout chaud.
Il se leva et sortit. Ses compagnons voulurent le suivre. Le temps de faire deux pas, il avait disparu.
Les compères étaient ébahis: il n'y avait pas assez de monde en rue, devant le café, pour qu'il ait pu s'y perdre. Le vieux drôle s'était bel et bien volatilisé.
— Ne serait-il pas Kaap, de Hachy, qu'on n'avait plus revu depuis quelques années? demanda l'un.
— Ce tour-ci lui ressemble bien, dit l'autre. Mais comment a-t-il fait?
— Peut-être a-t-il avalé l'os du chat, dit un troisième.
Quel os? Quel chat?
— On dit qu'un certain petit os des chats permet de se rendre invisible.
— Et comment trouve-t-on cet os?
— On dit qu'il faut tuer un chat, et le faire bouillir jusqu'à ce que les os se détachent. Ensuite on se met devant un miroir et on met les os en bouche, l'un après l'autre. Lorsqu'on ne se voit plus dans le miroir, c'est qu'on a sur la langue l'os qui rend invisible.
Moi je crois plutôt qu'il est grimpé sur le dos d'un bouc noir qui l'a enlevé dans les airs, aussi vite que l'éclair. On dit que c'est ainsi qu'il a ramené un jour chez lui son voisin Hetsch, de Luxembourg à Hachy.
Toujours est-il qu'on se remit à « causer » de Kaap dans le pays. Des langues se délièrent. Les amis de Gertrude allèrent faire un tour au bois de Dansau. Au lieu indiqué par elle, ils trouvèrent quatre tasses blanches — autant qu'il y avait eu de loups-garous en compagnie du sorcier, lors de la rencontre nocturne. Sur chacune était écrit, en lettres noires : « Kaap, roi des sorciers ».

Les tasses furent portées au bailli, l'homme de justice du seigneur, à Bouillon, à qui on raconta ce qu'on savait des inquiétantes pratiques de Kaap. Le bonhomme fut arrêté par surprise, un matin à l'aube, par quatre solides soldats du duc, qui le ligotèrent dans un grand panier d'osier. Il ne fallait à aucun prix que le pied du sorcier effleura le sol, ce qui lui aurait donné le pouvoir de déchaîner des calamités. A cette époque, on croyait que le diable possédait un pouvoir magique particulier sur la terre, dans les profondeurs de laquelle on situait l'enfer. En empêchant le contact avec le sol, on privait le suppôt de Satan de l'aide de son maître. Kaap fut ainsi porté à reculons devant le tribunal, pour que le juge fut le premier à voir son visage. Ce procédé écartait les risques de maléfices.

Aux questions de l'interrogatoire, Kaap ne répondit pas un mot. Il ne rétorqua rien aux témoignages qu'il écouta d'un air furieux, avec un étrange ricanement, comme s'il préparait une vengeance.

On lui ôta sa chemise, ce qui fit voir, entre ses omoplates, la marque tracée par le diable sur le corps de ses serviteurs.
Kaap subit, selon la cruelle procédure de ce temps-là, la « question ». Mais les supplices du garrot autour du cou jusqu'au bord de l'étranglement, les brodequins serrant les jambes jusqu'à en déchirer les chairs, les dizaines de litres d'eau ingurgités de force, rien de tout cela ne fit sortir Kaap de son silence.

Condamné à être brûlé vif, il fut conduit au bûcher, devant la grande poterne du château. Mais les hommes du duc eurent beau battre le briquet, ils ne parvinrent pas à bouter le feu aux fagots. Un corbeau, qui avait suivi dans les airs Kaap depuis la prison jusqu'au lieu du supplice, planait au-dessus de la place, accordant au condamné sa ténébreuse protection.

Finalement, les arquebusiers mirent l'oiseau en fuite et les branches s'allumèrent. Au moment où les flammes consumaient le corps du condamné, les badauds assemblés autour du bûcher en virent sortir un grand lièvre qui, par des bonds énormes, traversa les rues de la villette et s'enfuit dans les bois, vers la côte d'Auclin. Chacun crut voir dans l'animal, l'âme de Kaap prenant le large...




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