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L'auberge de la Croix de la Bruyère

Les légendes des quatre Ardennes - Frédéric Kiesel

Les beaux noms ne s'inventent pas. L'auberge de la Croix de la Bruyère était jadis le seul endroit un peu animé de Hévremont, hameau perdu dans les bois entre Stembert et Goé, à l'est d'une petite rivière qui allait devenir célèbre, la Gileppe.

Au temps où les ducs de Limbourg régnaient encore sur la région, le Val Sainte-Anne, non loin de Stembert, était placé sous deux bénédictions. L'une, catholique, était celle des ermites du modeste oratoire portant le nom de la mère de la Vierge. L'autre était plus incertaine, bien que charmante. C'était celle des nutons Nutons : Nutons, sottais, massotais, maniquets (dérivé de l'allemand Mànnchen ou du néerlandais manneken) sont les noms usuellement donnés en Wallonie aux nains de nombreuses légendes locales. vivant dans la grotte de la Chantoire Chantoire : Chantoir ou chantoire est le nom donné à l'orifice d'une grotte, l'endroit par lequel s'engouffre, ou s'engouffrait jadis, l'eau qui l'a creusée, dans les points faibles des roches calcareuses.. On les aimait bien. Comment en aurait-il été autrement? Ils étaient serviables, discrets, réparaient les chaudrons, confectionnaient des chaussures fines, plus fines que celles des meilleurs cordonniers.

Tout alla bien jusqu'au moment où plusieurs vols furent commis en quelques semaines dans des fermes isolées de Hévremont. Les villageois, inquiets, décidés à mettre fin à ces rapines, se réunirent à l'auberge de la Croix de la Bruyère. On soupçonna les bandes de mercenaires étrangers déserteurs, gens de sac et de corde, que les guerres avaient lâchés aux frontières.

Un jeune fermier de Hévremont, Jean de Halleur, n'y croyait pas :
— Je suis sûr que ce sont les sottais du Val Sainte-Anne. Ces petits bougres rabougris ne m'ont jamais inspiré confiance, dit-il d'un ton catégorique qui impressionna.
On discuta. Ce garçon énergique et dur finit par convaincre la plupart des villageois. Plusieurs restaient indécis. L'aubergiste ne disait rien, mais il se méfiait de Jean de Halleur.

Il avait hérité d'une des plus pauvres fermes de la région, en lisière des bois de la Louveterie. Pourtant il n'y manquait de rien. Il se payait même les services de deux valets au regard faux comme le sien, et, comme lui, brusques et grossiers. On ignorait d'ailleurs où il avait recruté ces deux gaillards, ni à quoi il les employait. A eux trois, ils faisaient peur. C'est sans doute ce qui finit par entraîner l'accord de plusieurs hésitants. Sous la conduite de Jean de Halleur et de ses deux lascars, une dizaine de villageois se rendirent le lendemain soir au Val Sainte-Anne. Tous portaient des gerbes de paille. Ils s'en servirent pour allumer un énorme feu, à l'entrée de la grotte des nutons, et ils y jetèrent des branches mortes.

Les flammes et la fumée, aspirées par un courant d'air, s'engouffrèrent dans la Chantoire. Tout le village fut certain que ce forfait avait coûté la vie aux maniquets, et beaucoup le regrettèrent, sans oser le dire. Un seul homme savait que les sottais n'avaient point péri, c'était Lambert, l'aubergiste, mais il se gardait bien de le dire, même à sa femme. Sait-on jamais?

Il ne croyait pas un mot de ce que disait Jean de Halleur. Il le soupçonnait — à juste titre — de détourner, sur les nutons, la vengeance des méfaits qu'il avait commis avec ses deux sbires. Aussi, le patron de l'auberge avait-il, en secret, averti les nutons, qui se sauvèrent à temps, et trouvèrent en Allemagne un gîte plus accueillant que celui du Val Sainte-Anne. Comme les rapines avaient subitement cessé dans la région, les sceptiques finirent par croire que Jean de Halleur, avait raison.

Lambert devait emporter son secret dans la tombe, car il mourut à la fin de l'hiver, laissant une veuve et trois jeunes enfants.
Aux premiers jours du printemps, un étranger d'assez noble allure, vint loger à l'auberge de la Croix de la Bruyère. Son visage intelligent et fin, son regard perçant de vieux sage, et son maintien digne et fier, imposaient le respect, faisant oublier sa petite taille. Sous sa cape brune, d'une sorte de bure au poil rude, on voyait luire l'or patiné des brandebourgs d'une tunique ressemblant à celle des officiers de dragons.

Peu disert sur son origine, le voyageur inspirait néanmoins confiance, malgré son parler bizarre, un « sabir » mélangeant du wallon, de l'allemand, du latin, du français et on ne sait quoi d'autre. Tout ce qu'on put apprendre de lui, c'est qu'il disait voyager pour affaires, envoyé par un seigneur de la vallée du Rhin. Sur l'Allemagne, il racontait des choses étonnantes. Il disait qu'à Cologne, on construisait une cathédrale qui devait devenir la plus belle du monde, mais des sorts contraires en interrompaient les travaux. Il parlait de la sirène blonde qui attirait la nuit, près de Bacharach, les bateliers du Rhin, qui allaient se fracasser sur les rochers.

Ses propos intéressaient les villageois, qui vivaient loin de tout.
— Je me plais bien chez vous, dit-il, à la veuve de Lambert. Je reviendrai.
Et il laissa, en partant, des cadeaux pour les enfants, et plusieurs thalers en or. On les découvrit dans sa chambre, après son départ, posés sur un morceau de papier où il avait écrit un seul mot, en écriture gothique : « merci ».

La patronne ne savait pas ce qui lui valait de telles largesses, mais, au bord de la misère depuis la mort de son mari, elle ne se posa pas trop de questions et accueillit l'aubaine. Le voyageur tint parole. Plusieurs fois par an, ses mystérieuses missions l'amenaient à faire étape à Hévremont, à l'auberge de la Croix de la Bruyère. Chaque fois aussi généreux, il en était le bon génie, témoignant à la patronne des égards dont elle ignorait la cause. Et quand il était de passage, les villageois venaient faire la veillée à l'auberge pour écouter les récits de cet étranger énigmatique, mais attirant.

Chose naturelle dans un petit village où les événements sont rares, les langues allaient bon train. Était-il un seigneur se cachant sous une identité fictive pour accomplir des missions secrètes? D'autres voyaient plutôt en lui un magicien de la bonne espèce. De fait, il était bienfaisant. Depuis qu'il venait à l'auberge, celle-ci prospérait. Vous savez comme sont les gens! Ils voient vite une histoire galante sous n'importe quoi. Mais l'attitude toujours déférente et discrète du personnage à l'égard de la veuve Lambert, et son sérieux, son comportement de philosophe écartaient de tels soupçons. Si quelqu'un recherchait — et sans discrétion celui-là — la patronne de l'auberge, c'était Jean de Halleur, dont elle repoussait les assiduités. Comme son défunt mari, elle avait une aversion pour lui.

Les choses en étaient là, lorsqu'un soir, un des enfants Lambert s'égara dans le bois de la Louveterie. Comme l'obscurité tombait plus vite qu'ailleurs sous les épais feuillages, le gamin prit peur et appela à l'aide. Mais qui pouvait bien venir à son secours dans cette solitude ?

L'enfant n'attendit pas longtemps. Un homme de petite taille, ressemblant à un charbonnier Il ne s'agit évidemment pas d'un marchand de charbon, mais des ouvriers qui, jadis, dans les forêts, « fabriquaient » du charbon de bois., sortit d'un buisson tout proche. L'enfant sursauta.
Dans la nuit, il ne voyait qu'une silhouette confuse. Mais, à l'instant, quelque chose lui faisait sentir qu'il pouvait avoir confiance.

Doucement, le charbonnier le prit par la main. Pierre en sentait la peau sèche, ridée, mais tiède. En silence, l'inconnu le mena jusqu'à l'orée du bois, en vue de l'auberge. Là, un instant avant que l'homme ne disparaisse, aussi subitement qu'il était apparu, le gamin eut le temps de l'entrevoir à la lueur de la lune voilée.
— Je l'ai déjà vu quelque part, se dit-il. Il me rappelle quelqu'un. Mais qui ?
Le surlendemain, le généreux voyageur d'Allemagne était à nouveau de passage à l'auberge. Pierre comprit. C'était le charbonnier, son guide muet de l'autre nuit. Il fut si saisi qu'il n'en dit rien sur le moment. Il n'en parla à sa mère qu'après le départ de l'étranger.

Ce que tu me dis ne m'étonne pas. Je pensais bien que le voyageur était un petit homme des bois. Peut-être le chef des sottais qu'on a chassés de leur grotte du Val Sainte-Anne. Je ne sais comment, malgré le feu, ils ne sont pas morts. Quand nos voisins ont osé s'aventurer dans la Chantoire, ils n'ont trouvé aucun cadavre de nuton, aucun outil. Ces petits malins savaient ce qui se préparait, et ils se sont enfuis. Mais comment ont-ils deviné? Ou qui les a prévenus? Et pourquoi leur chef vient-il si souvent ici? Et pourquoi nous comble-t-il de bienfaits ?

La veuve de Lambert se doutait de la réponse, et du rôle que son époux avait joué dans la fuite et le salut des maniquets. Mais elle sentait bien qu'il ne fallait rien dire.
Le mois suivant, Jean de Halleur lui demanda formellement de l'épouser. Il insista, tempêta, mais ce fut en vain. La veuve Lambert parvint à le décourager sans se fâcher. Elle avait l'impression que quelqu'un lui dictait les paroles de ses réponses. C'était comme si la voix tranquille du voyageur murmurait dans sa tête.

Il revint d'ailleurs à l'auberge quelques jours plus tard, le lendemain d'un incendie qui avait détruit la plus belle ferme de Hévremont. Comme à chaque passage de l'étranger, tous les hommes du village venaient l'écouter. Malgré le refus qu'il venait d'essuyer, Jean de Halleur était là aussi, mais ce n'était pas pour le plaisir d'écouter des récits des pays du Rhin. Jaloux, il attribuait à l'étranger son échec auprès de la veuve Lambert. Et comme on parlait du récent incendie, il déclara d'une voix tranquille, en regardant fixement le petit voyageur :
— Le soir de l'incendie, je revenais de Limbourg, et j'ai vu s'enfuir un homme de petite taille. Il y a souvent des petits hommes dans les incendies. On dirait qu'ils veulent se venger.
— Et toi, en racontant ce mensonge, ne veux-tu te venger de rien? lui demanda le visiteur, sans perdre son sang-froid.
Malgré son aplomb, Jean de Halleur rougit et se tut. Mais son interlocuteur quitta l'auberge plus tôt qu'à son habitude, écourtant la soirée. Il avait senti que les insinuations de Jean de Halleur trouvaient des échos dans l'assistance. Il partit, glissant dans la main du jeune Pierre un écrin de bois rougeâtre, rempli de pièces d'or.

On ne le revit plus jamais à Hévremont. Mais, une nuit de cet hiver-là, quand il gelait à pierre fendre et que tous les ruisseaux étaient gelés, le feu prit à la ferme de Jean de Halleur. Réveillés les premiers par le crépitement des flammes, ses deux brigands de valets furent épouvantés: des dizaines de petits bonshommes en capuchon dansaient, en brandissant des torches autour de tas de fagots en feu qui brûlaient au bord des murs de torchis de la ferme. Jean de Halleur et un des deux larrons périrent dans les flammes. Un seul parvint à s'échapper, et les nutons le laissèrent passer. Il aperçut un peu en retrait, sur une roche, un sottai plus grand que les autres, un cercle d'or autour du front et qui leur donnait des ordres. C'était le voyageur.

Cet incendie, le seul dont les maniquets étaient responsables, débarrassa la région d'un brigand malin, mais moins qu'eux.

Ces événements, quand on les comprit bien dans le village rendu à la paix, mais privé de magie, avec le départ définitif des sottais, confirmèrent ce que les anciens disaient : « Les nutons sont bienveillants, ils sont patients, ils ne se fâchent pas vite. Mais lorsqu'ils se vengent, ils sont terribles. »


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