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Légendes et contes du pays de Charleroi

Charleroi

Crônin, le Grisou.

Fin 1947, l'auteur dialectal Léon Mahy, enfant de Charleroi, signait une comédie, El pus bia des bounneûrs, qui restera dans l'histoire du théâtre régional. Par son thème surtout, qui dramatise une légende que nous n'avons trouvée dans aucun livre ni dans aucune mémoire. Questionné, Léon Mahy nous affirma que Crônin était le nom que les vieux mineurs carolos avaient coutume de donner au grisou, personnifiant ainsi l'esprit du feu meurtrier.

Nous avons cru Léon Mahy qui, descendant de mineurs, fit toute une carrière d'employé au service du charbon. Au surplus, ses nombreuses pages inspirées largement par la mine n'apportent-elles pas la preuve d'une connaissance sérieuse du sujet? Pourquoi, dès lors, mettrions-nous en doute la véracité de son propos sur les éléments qui, pendant des siècles, ont semé la mort dans notre classe ouvrière, jusqu'à la catastrophe du Casier, à Marcinelle, point final d'une angoisse et d'une horreur acceptées et supportées avec dignité?

Léon Mahy croyait sincèrement que le temps des bons génies et des mauvaises fées n'était pas fini.
En ce temps-là, les femmes descendaient encore dans la mine. La jeune fille Barbe, d'un bout de galerie, vit un jour surgir un homme noir, qui lui était inconnu. Ses yeux rouges luisaient comme braises. Son visage ressemblait assez bien à un groin de porc. Sur sa tête, quelques poils jaunes. Des oreilles larges comme des feuilles de «pas d'âne»(1). Par moments, ses yeux lançaient des reflets bleu vert. On aurait dit de minuscules et brillantes étoiles qui trouaient les ténèbres. Barbe, effrayée, tenta de fuir. Elle était clouée sur place. Elle s'affaissa, évanouie.

Quand elle revint à elle, il était là qui lui parlait si doucement que sa frayeur à elle et sa laideur à lui avaient disparu. Il disait :
- Je suis le Grisou, le gaz meurtrier.
«Je ne sens pas cette odeur caractéristique d'épluchures de pommes de terre brûlées» pensa-t-elle confusément.
Il continua, sans trop l'approcher, comme s'il était timide:
- C'est Crônin qu'on m'appelle. Je suis le Prince de la Nuit. J'ai été brusque, tantôt, à vous apparaître. Je vous demande pardon, Barbe.
- Comment? Vous savez mon nom?
- Je vous connais tous. Je veux devenir si bon que j'en deviendrai beau. Et pour gagner le bonheur de passer ma vie à vos côtés, je vous jure que je ne sèmerai plus jamais la souffrance et la mort. Plus jamais je n'exploserai au travers des «limés»(2). Je ne brûlerai plus personne. Ainsi, vous serez l'ange gardien des mineurs.

Après un long silence, Barbe lui répondit qu'il lui fallait réfléchir et demander conseil.
Elle retourna vers la cage. Le trait remontait.

Elle en parla à son père, veuf, en choisissant ses mots. Petit à petit, elle se dit qu'on réalise son bonheur en faisant celui des autres. Et qu'un homme laid, au cœur généreux, vaut mieux que le plus joli qui n'éprouve aucune sentiment altruiste. Et qu'un homme qui sacrifie un pouvoir pareil, de vie et de mort, pour les caresses d'une femme, ne peut manquer de parole. Du reste, il n'y avait plus eu d'accidents dans la mine depuis la quinzaine écoulée.

Elle accepta des rendez-vous avec Crônin, à la surface, mais à l'écart des maisons. Ayant mis Barbe à l'épreuve, il prit l'apparence d'un beau jeune homme et ne sema plus le malheur. Jeunes et vieux du coron restaient muets, intrigués.

Mais Doris, l'esprit de l'eau, aimait Crônin d'un fol amour. Dépitée de se voir rejetée, elle prit, elle aussi, une forme humaine et proposa à l'amoureux délaissé par Barbe de l'aimer. Elle s'engagea à ne plus provoquer de coups d'eau. Elle l'excita contre Barbe et Crônin. Fourbe, elle tenta de dissuader Crônin de devenir bon, d'oublier sa puissance, d'enchaîner ses forces, de détruire la couronne qu'il avait ciselée dans le meilleur or du monde : le cœur de ses ennemis, leurs souffrances, leur sang. Et puis, ajouta-t-elle, les hommes valent-ils la peine qu'on respecte leur vie, eux, les hypocrites, les égoïstes, les criminels? N'ont-ils pas tué la Bonté? N'ont-ils pas tué Jésus?

Crônin refusa. Pour lui, l'eau et le feu ne parviendraient jamais à faire bon ménage.

Doris répandit alors le bruit que cette histoire de Crônin devenu homme n'était qu'une galéjade. Elle monta si bien la tête des gens qu'ils lynchèrent Barbe pour son commerce avec les mauvais esprits. En vain Crônin essaya-t-il de défendre Barbe contre la foule déchaînée. Elle expira dans ses bras, un sourire aux lèvres. Rageur, il plongea alors dans la fosse dont il fit monter une flamme gigantesque. Tout brûla.

Doris disparut, laissant une flaque d'eau à la dernière place où on l'avait vue.

Ce jour-là, il plut à verse.

  1. tussilage.
  2. veines.

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