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La Mort en direct.

Légendes et contes du pays de Charleroi

Jumet

L'attrait magique et sexuel des nuits de sabbat, comme celles de Soleilmont, ne peut nous faire oublier l'autre aspect du phénomène : la sorcellerie tire son origine de l'ignorance et de la misère. Acculés au désespoir, de pauvres gens se croyaient maudits et acceptaient cette malédiction. Des illuminés s'imaginaient détenir un pouvoir maléfique. Et sans cesse, les pestes, les guerres, les révoltes, les famines et les hérésies continuaient, autour d'eux, leur ronde infernale.

Les habitants de nos régions en arrivèrent à douter de tout, sauf du mal. Ils s'y livrèrent parfois corps et âme.

La répression de l'Eglise et de la Justice fut d'une cruauté sans limites. La première chasse aux sorcières, entre 1550 et 1680, s'inscrit dans le contexte des guerres de religion, de la Réforme et de la Contre-Réforme. L'Eglise tenait à conquérir et surtout à reconquérir les masses populaires qui s'éloignaient du christianisme. Elle prépara les fagots, elle suscita des livres contre le mal, elle recruta des juges et surtout des bourreaux… La Wallonie devança même les provinces du Nord avec le premier bûcher de Huy en 1495.

Dans les procès de sorcellerie, les juges s'entêtaient à faire avouer aux prévenues leurs relations coupables avec le diable. Les pauvres femmes, généralement accusées par un voisin ou une voisine d'avoir fait mourir un veau, une vache ou un enfant, finissaient par avouer, sous la torture, les horribles orgies et les folles bacchanales auxquelles elles avaient prétendument participé lors du sabbat. Certaines, plus résistantes, parvenaient à subir deux ou trois fois la torture sans rien avouer. Flagellation, étirement du corps, éclatement des os, pointes de fer vissées dans les genoux, supplice de l'eau et du feu, collier aux pointes d'acier, empalement par le vagin : le sadisme des tortures dépasse ce qu'on pourrait imaginer. Les sorcières qui ne parlaient pas étaient relâchées ou bannies.

La copulation avec Satan constituait l'essence même du péché de sorcellerie aux yeux des juges. Témoins, ces quelques extraits du questionnaire que dut subir une sorcière de Strée en juillet 1705, et dont nous avons conservé, on s'en doutera, l'orthographe originale :


1. Démandé son nom et surnom, ceux de ses père et mère, son âge, le lieu de sa naissance et celuy de sa résidence.

2. Si elle a fait et fait encore profession de la foy catholique, apostolique et romaine.

3. Si elle at été mariée et de quelle maladie son mary est mort.

9. S'il n 'est pas vrai qu'un jour un personnage l'at approché en forme d'homme qui at demandé a faire un contract avec elle et luy promis beaucoup de choses. Serai demandé ce qu 'il luy at donné, de quelle posture il étoit, de quelle façon il étoit habillé, cequ 'il luy at dit, demandé et promis et où et en quel temps il luy a parlé et passé combien d'années.

10. S'il n 'est pas vray qu 'il luy at dit de renoncer à son Dieu, à son Baptesme et a toute Religion et qu'il luy donneroit autant d'argent qu 'elle voudroit et la renderoit heureuse.

15. S'il n'est pas vray que depuis elle s'est trouvée plusieurs fois avec le mesmepersonnage et autres aux Sabbats ou assemblées nocturnes et autres des sorcières, ou, en quels lieux et combien de fois.

16. Demanderez de quelle manière, comment et a quelles heu¬res elle s'y est transportée, seule ou avec qui, ce qu'elle a dit ou fait avant son transport, qui l'avoit annoncé de s'y trouver, par où elle sortoit où elle étoit en ce temps-là.

17. Si auxdites assemblées il s'y trouvoit plusieurs autres personnes, hommes, femmes ou filles et si elle en at connus aucun-nés, qui et qu'elles.

18. Demanderez ce qu'on faisoit auxdites assemblées et particulièrement ce qu'elle y at fait, si on dansoit et comment.

19. Si on y beuvoit et mangeoit, et quoy, et qui le fournissoit.

20. Par qui et comment on y étoit éclairé dans l'obscurité de la nuict, ce qui servoit en lieu de chandelier pour tenir les chandelles.

21. Si on s'y connaissoit l'un et l'autre, si l'on étoit du visage masqué, autrement déguisé ou découvert.

22. S'iln'estpas vray qu'une et chacune y avoit son galant, qui ils étoient, et qu'ils avoient une ou plusieurs fois des rapports ensemble.

23. S'iln'estpas vray qu'elle avoit son galand comme toutes les autres et qu'elle at eu le même rapport qu'elle sçavoit bien que c'étoit le diable en forme d'homme.

24. Si elle y a ressentit au tems desdits rapports quelque plaisir en elle, si c'est qu'elle a ressentis étoit chaud ou froid.

25. Si tels ou tels personnages ne l'ont encore approchée ailleurs qu'es sabbats ou assemblées et eu avec elle les mêmes rapports, où, quand, comment, combien de fois et en quelles postures.

26. Demanderez de quelle manière et a quelles heures denuict, ou de jour on retourne etqu 'elle est retournée desdites assemblées.

27. S'il n 'est pas vray que passé quattre à cincq ans en ça plus ou moins, elle fréquentait la maison de Joseph Dumont marchand drappier et Bourgeois de Beaumônt.

28. S'il n 'est pas vray que dans ce tems la elle a donné deux pommes à deux des enfants dudit Joseph sçavoir chacun une etqu 'après les avoir mangé l'un et l'autre en sont devenus malades.

29. Qu'elle a donné lesdites pommes auxdits enfants a dessin de les ensorceller comme ils ont été tous deux.

30. S'il n 'est pas vray qu 'elle sçavait bien lors qu 'elle leur don-noit lesdites pommes qu 'ils deviendroient tellement malades, qu 'ils en pourroient mourir et qu 'effectvement l'un des deux en est mort.

31. S'il n 'est pas vray qu 'elle sçait charmer et décharmer, ensorceler et désorceler les gens et bestes et comme elle l'at apprins.


Ce qui se déroulait dans les chambres de torture et sur les lieux de justice témoigne d'une cruauté inimaginable. Au nom de Dieu et de la religion, les juges traquèrent sorciers et sorcières sans toutefois enrayer les pratiques magiques. La sorcellerie continuait à fasciner les villageois alors que partout s'allumaient les bûchers. L'exécution d'une sorcière constituait un vrai spectacle dont nos ancêtres semblaient apprécier le cérémonial et la barbarie. C'est à ce genre de spectacle que Jumet se préparait par un clair matin du mois de mai 1579.

Comme Pierre Henryon(1) regagnait son logis proche de la chapelle des Affligés, alors construite en bois, il vit sur la place du village, face au porche de l'église ogivale faite de grès brun, tout un attroupement de paysans et de gardes. A proximité de l'édifice stationnait un lourd chariot attelé d'un triste cheval noir.

L'événement qui suscitait ainsi la curiosité d'autrui était, à vrai dire, assez banal : quelque délinquante, quelque criminelle faisait amende honorable de ses méfaits.

L'adolescent la connaissait : c'était la grande Jehenne, Djenne, l’appelait-on en wallon, dont le procès avait duré longtemps et qui, sur le banc de torture, tirée au plus haut, avait avoué ses crimes abominables de sorcellerie, luxure et «autres méfaits».

Un monstre, disait-on. Vingt-huit ans, peut-être trente. Elle même n'aurait pu dire au juste où et quand elle était née, les fureurs iconoclastes ayant détruit plus de dix ans en deçà les registres paroissiaux.

Belle certes, cette Djenne, mais d'une beauté vulgaire, épaisse de formes, avec de gros traits, des yeux aux regards provocants et une grande bouche sensuelle ouverte en un perpétuel sourire, qui découvrait ses dents petites, égales, éclatantes de blancheur. Son opulente chevelure d'un roux fauve pouvait la couvrir comme d'un ample manteau.

Cette enveloppe appétissante celait pourtant une âme de démon. A plusieurs reprises, elle avait participé au sabbat des démoniaques; en outre, par enchantements et pratiques diaboliques, elle avait privé plusieurs hommes du bourg de leur bon sens.

Lorsqu'elle avoua enfin, après de longs jours d'épreuves, toutes les élucubrations qu'on voulait lui faire dire, maître Jehan Piernaux, mayeur du lieu, se vanta tout haut d'avoir vaincu le diable. Au reste, il devait faire bientôt piteuse mine, la valeur des biens de la commune ne suffisant pas à payer la moitié des frais du procès. Car si Djenne savait priver les hommes de leur bon sens au point de faire rémunérer largement ses faveurs, elle gaspillait les deniers avec la même aisance qu'elle les gagnait.

Quoiqu'il en fut, la Haute Cour rendit en toute hâte la sentence condamnant Jehenne, fille de joie, à faire amende honorable de ses crimes sur la place de Monsieur Saint-Sulpice, à être étranglée à une «estache», brûlée et réduite en cendres.

Déjà le même chariot qui, à l'aube, avait conduit l’«estache» et les fagots au lieu du supplice, endroit désert du Ban, venait de déposer la sorcière, cheveux ras, pieds déchaux, en chemise et la corde au col, sur le parvis de l'église Saint-Sulpice. Bien qu'il fît assez chaud, la malheureuse grelottait sous sa méchante camisole : le cierge de cire allumé dont on l'avait munie tremblait dans sa main droite jadis si ferme. Agenouillée, tandis que le curé du village, maître Antoine Du Bois, chantait la Messe des Morts, elle débitait à voix basse d'incompréhensibles paroles et la foule sadique se pressait autour d'elle pour ouïr sa confession honteuse. On eût souhaité qu'elle la criât!

La cloche de l'église - la seule dont celle-ci fût pourvue à l'époque - commençait de sonner le glas, lorsqu'un cistercien, confesseur de la patiente, s'approcha d'elle et, avec force ménagements, lui enjoignit de regagner le chariot stationnant. Elle obéit sans mot dire, après qu'un aide du bourreau lui eut lié les mains derrière le dos. Cistercien et bourreau prirent place à côté de la condamnée à mort et, sur un claquement de fouet, le triste cheval noir tira le véhicule entouré de gardes.

Alors, par les mauvais chemins des Bans, commença l'agonie de Djenne, couchée sur les planches rugueuses, les bras et les poings écrasés sous le poids de son corps qui tressautait et retombait lourdement à chaque heurt du véhicule contre une pierre ou une racine d'arbre.

Pierre Henryon, mêlé au cortège des curieux, entendait distinctement la fille de joie se plaindre, suppliant le bourreau impassible de l'étrangler sur le champ. Le cistercien l'exhortait à la résignation, lui annonçant la fin prochaine de ses maux, lui promettant la miséricorde céleste. Et les sons lents du glas funèbre ne cessaient de planer sur Jumet.

Enfin, le cortège atteignit le lieu du supplice. A cinquante pas de là, le printemps chantait. Au pied de l'estache dressée et entourée de fagots et de «jarbes d'estrain», Djenne, libre à nouveau de ses liens, absorba le contenu d'un pot de vin, réconfort suprême que la communauté accordait aux criminels près d'expier.

Il sembla à Pierre que la condamnée fort pâle se raidît pour gravir les degrés de l'échelle aboutissant au sommet du bûcher. Du cistercien, la tâche était terminée. Il invita doucement l'agonisante à baiser un crucifix de bronze et la baisa lui-même à la joue, l'incitant une dernière fois à quitter courageusement ce monde. Elle rendit le baiser au prêtre et se plaça fermement dans l'estache.

A ce moment, elle redevenait la proie du bourreau qui, à l'aide de chaînes, l'attacha par les pieds et les poings au poteau du supplice. C'est au contact des fers que la pauvre fille, tout à l'heure encore prostrée, apparemment résignée, ne souhaitant que la fin rapide de ses épreuves, sembla reconquérir toute sa vigueur. Elle se débattit, tentant de rompre ses chaînes, se mit à hurler:
- Je ne veux pas mourir! Je ne veux pas mourir!

C'en était assez! La foule grondait. Avide pourtant de voir souffrir une damnée, elle ordonnait au bourreau d'abréger le supplice de la malheureuse, le menaçant s'il ne s'exécutait pas sur le champ.

Alors, Monsieur de Jumet prit peur, serra très fort la corde que Djenne portait au col. On entendit une sorte de rauquement, un sinistre bruit de chaînes : le corps de la suppliciée se convulsait en un dernier spasme. Puis la tête basse retomba sur la poitrine, les yeux exorbités, la langue pendante, toute noire.

Ebranlé par le spectacle affreux, regrettant la vilaine curiosité qui l'avait incité à se repaître de telles visions, Pierre Henryon s'était détourné, rebroussant chemin vers le bourg. Il ne vit pas l'exécuteur des hautes œuvres allumer le bûcher en trois endroits différents. Il ne vit pas le feu consommer la paille, les fagots, la chemise de la morte. Il ne vit pas, dans un tourbillon de fumée, éclater le pauvre corps de Djenne, sous la chaleur intense qui, rapidement, l'incinéra. Il ne vit pas les tourmenteurs disperser les restes de la condamnée à mort.

Lorsqu'il atteignit la place de Jumet, la cloche avait cessé de sonner le glas. De la demeure du mayeur, Jehan Piernaux, émanait un appétissant arôme de volaille rôtie : des servantes y disposaient, sur des longues tables de chêne, des gobelets et des plats. C'est là qu'aux frais du seigneur, Monsieur l'abbé de Lobbes, devait, comme de coutume après chaque exécution, ripailler joyeusement la Haute Cour.

  1. De cet adolescent, M. Moreau fait son témoin réel et privilégié dans le magnifique récit qu'il a composé pour son Histoire anecdotique de Jumet, sans date. C'est à nos yeux rendre hommage à son talent de «reporter» que de citer cette évocation dramatique.

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