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La manne à légendes.

Légendes et contes du pays de Charleroi

Jumet

Quand nous sommes entrés dans sa bibliothèque, le vieux Hègn'tî(1), aussitôt, a ouvert sa manne à légendes.

- Bondjoû, Djum'tî(2). - Non, Hègn'tî, a-t-il rétorqué sur le champ et avec une fierté dans le regard. Djum'tî, si vous voulez, mais Hègn'tî d'abord. Mon quartier natal est un haut lieu de notre mythologie régionale et le sommet de Jumet, non seulement par son altitude, mais aussi par la richesse de sa vie populaire.

Pourquoi et comment le contredire? Et puis, à quoi bon? S'entretenir avec un Hègn'tî de son folklore est chose aisée, agréable et, pour tout dire, passionnante. Mettre en doute ne serait-ce qu'une légende de son fabuleux, voilà notre homme qui devient vindicatif... comme un Sarrasin!(3). Par contre, le laisser raconter devient un véritable délice.

... Heigne aurait été créé par les Huns venus de Hongrie.
... C'est à Heigne que les Nerviens cachèrent ce qu'ils avaient de plus précieux avant de marcher sur Presles, où ils livrèrent contre les Romains un combat mémorable.
... En 451, après leur défaite aux Champs Catalauniques, dans la plaine près de Troyes ou de Châlons-sur-Marne, des Huns rescapés vinrent s'établir ici, en pleine forêt, sur une position naturellement fortifiée.
... Au Moyen Age, un seigneur édifia à Heigne un important ouvrage fortifié appelé «Château des Sarrasins», qui communiquait avec celui de Viesville par des souterrains hantés par des nains qu'on nommait des «gyspies».
... A son avènement au trône de Constantinople, chaque sul¬tan devait faire le serment de reprendre Heigne, Bavay et Viesville.
... Jadis, on remarquait, dans le chœur de la chapelle des Sarrasins, à Heigne, une des plus anciennes églises du Hainaut, deux pierres suspendues l'une en face de l'autre.

Il y a cinquante ans, le gardien des lieux expliquait ainsi leur présence : un jour, deux patriciens de l'endroit se querellèrent. Aveuglé par la colère, l'un s'empara de deux pains et les lança à la tête de son adversaire.

Mépriser ainsi du pain! Surtout à une époque où la famine sévissait de temps à autre! Dieu se devait de punir et la colère et le gaspillage. Projetés, les pains se changèrent aussitôt en pierres. Et l'adversaire eut le temps d'esquiver le coup.

... Le même décor, la même chapelle. Un paysan avait déposé sur l'autel de sainte Brigitte le produit de sa première «barattée» de beurre, obtenue après la délivrance de sa vache. Alors qu'il marmottait la prière requise, le «Grand Bon Dieu de Pitié», attaché au plafond depuis des décennies, s'en détacha, heurta l'homme et lui démit l'épaule. Cela aurait pu être grave. Il remercia le Seigneur de cette grâce, en voulut un peu à sainte Brigitte et se jura qu'on ne l'y prendrait plus à s'exposer ainsi d'une manière inconsidérée.

Il arriva que, l'année suivante, la même vache éprouva les mêmes difficultés à mettre bas. La fermière invita son mari à se rendre à nouveau à la chapelle des Sarrasins.

- D'accord, s'exclama-t-il, mais, cette fois, plus de cadeau! Il tâta son épaule devenue rhumatisante : elle lui fit soudain plus mal! La femme insistait. Il hésitait:
- Attendons encore un jour, parvint-il à placer dans le débat conjugal. J'irai pour sûr.
Le lendemain, la vache vêla.

La fermière battit la crème du lait nouveau. Le beurre n'avait jamais été si velouté : il fallait l'offrir à sainte Brigitte. En maugréant, le fermier partit par des chemins hérissés de cailloux, qui n'avaient jamais été aussi pointus. Mais il se devait d'aller jusqu'au bout. Et puis, il y avait la femme! Il lui sembla que son épaule le faisait souffrir de plus en plus...

Voilà notre pèlerin dans la chapelle, le pot de beurre au bout du bras valide. Comme il se souvenait de la «quinte» de l'an passé, il longea prudemment les murailles, tout en ne quittant pas de l'œil le grand crucifix qui pendait au plafond.

«Tiens, voilà un nouveau», se dit-il. Il lui sembla que le sourire du Christ avait quelque chose d'ironique. Il lança alors au Sauveur :
- Vous connaissez sûrement la farce douloureuse que votre père m'a jouée l'an dernier! Moi, je ne l'ai pas oubliée! Cette fois, vous ne m'aurez pas!

Il déposa son offrande, sans trop approcher, les yeux toujours fixés sur la croix, recula précipitamment tout en récitant la prière qu'il devait à la sainte. Sur le porche, il se retourna quand même. Il lui sembla que Jésus et sainte Brigitte lui souriaient tendrement.

A la ferme, la vache et le veau se portaient à merveille. Du seuil de la cuisine, la fermière lui cria :
- Et alors, votre épaule?
- Ça va! L'Bon Dieu des gens et la sainte des bêtes ont l'air satisfait. Mais j'ai une de ces soifs que je boirais cercles et tonneau! C'est qu'là-bas, on ne paye pas à boire.

Le point capital des traditions jumétoises reste la «Marche de la Madeleine». Elle se déroule le dimanche le plus proche du 22 juillet, jour consacré à la sainte. Comme toutes ces manifestations, elle procède du jumelage d'une procession religieuse très ancienne et d'une garde d'honneur de soldats d'occasion, de création beaucoup plus récente.

A Jumet-Heigne, cette partie militaire n'est ni une reconstitution figée d'un passé ni un spectacle essentiellement historique; c'est l'expression d'un goût populaire spontané qui, selon le temps, évolue ou non dans ses choix et ses aspects. Le cours de l'actualité militaire, les mutations du milieu social et l'esprit frondeur des Jumétois n'ont cessé de l'influencer.

Cela crée une fresque pittoresque où évolue toute une armée internationale et pacifique de mille soldats sérieux, cocasses, graves, débonnaires ou joyeux, soutenus dans leur longue randonnée par des tambours, des fifres et des boissons.

On y trouve, on y a trouvé - car, de temps à autre, un groupement meurt, un autre naît - des Mamelouks, des Chasseurs alpins, des Lanciers, des Guides, des Zouaves, des Tirailleurs sénégalais et algériens, des Marins américains, russes, français et belges, des Cipayes, des Gardes mobiles canadiens, des Boers, des Grognards de Napoléon, des Voltigeurs et des Fantassins français, des Spahis, des Turcos, des Monténégrins, des Fusiliers marins, une Garde royale anglaise, le Régiment de Sambre-et Meuse, une Brigade française d'Indochine. La marque française est traditionnellement prépondérante dans ce folklore vivant de la localité la plus populeuse et la plus divisée en quartiers autonomes de la région de Charleroi.

Plusieurs légendes se rattachent à la procession religieuse.

... En 880, des Normands remontant de France furent vaincus à Thiméon, tout près de Heigne, par Louis III de Saxe. Une procession fut organisée pour remercier le Ciel de cette délivrance. Car la terreur inspirée par ces envahisseurs et ces pillards avait été telle lors de leurs premiers raids qu'une prière avait été ajoutée aux offices religieux : «A furore Normanorum, libéra nos, Domine» (De la fureur des Normands, délivrez-nous, Seigneur).

... En 1380, la peste décimait les populations. «L'air était tellement infecté que les viandes les plus fraîches se corrompaient immédiatement. En signe de deuil, un drapeau noir flottait au sommet de la vieille église des Sarrasins.»(4).

Tous les remèdes terrestres se révélaient inopérants. La femme du châtelain de Heigne, Marie-Madeleine, fut elle-même atteinte du terrible mal. Son époux et seigneur ne vit plus que le recours à Dieu en vue d'obtenir sa guérison. Et ce fut par l'intermédiaire de Marie-Madeleine(5).

Une procession fut organisée. Immense, raconte-t-on, puisqu'il s'y trouvait non seulement le clergé, ledit seigneur et ses hommes d'armes, mais aussi «dans un grand élan de ferveur et de foi, tous les habitants valides des villages environnants; les convalescents qui purent se mettre sur pieds se joignirent aux pèlerins, et l'on hissa sur des véhicules rustiques les vieillards, les infirmes et les pestiférés qui ne pouvaient marcher.

«Ce lamentable cortège parcourut les villages de Roux, Courcelles, Viesville, Thiméon, Gosselies et Jumet. Sur tout le parcours, les malheureux adressaient au Ciel leurs plus ardentes supplications.

«A ces époques de foi, le Ciel exauçait sans doute plus promptement qu'aujourd'hui les vœux des fidèles qui l'imploraient. En effet, le cortège était arrivé à Thiméon et prenait dans un pré un moment de repos, pendant qu'un prêtre bénissait la foule en prière, quand on aperçut tout à coup un courrier du château de Heigne, accourant, bride abattue, annoncer à son seigneur que la châtelaine était complètement guérie. A ce moment, sous l'impulsion d'une foi ardente, tous les pèlerins atteints de la peste se levèrent et se proclamèrent absolument débarrassés de tout mal.

«Ce miracle fit une telle impression sur la foule transportée qu'elle se mit à danser de joie. Les lieux, témoins de cette sainte allégresse, ont conservé depuis le nom de «terre à l'danse.»(6)
... En ce temps-là, on pensa au Déluge. L'an mil était pourtant passé, on n'avait pas connu la fin du monde, mais, quand même, il pleuvait depuis quarante jours et quarante nuits, sans cesse et en abondance. Les récoltes de juillet pourrissaient sur pied. Proche, angoissante, la famine s'annonçait, et alarmait les populations. Le clergé organisa des processions pour «remettre le temps». Au cours de l'une d'elles, le cortège se trouvait à Thiméon quand, subitement, le soleil perça les nuages, lavant le ciel. Le peuple et le clergé dansèrent de joie, entraînant les saints de pierre et de craie dans la sarabande.
... A cette époque, c'est-à-dire il y a quelque huit cents ans, le pèlerinage à la Vierge aux Cailloux(7) déplaçait pas mal de fidèles sur les chemins qui menaient à Heigne.

Sainte Marie d'Oignies venait fréquemment la prier, ne craignant ni les fatigues ni les dangers d'une longue marche. On affirme qu'elle vint même pieds nus, en plein hiver. Elle tomba malade. On organisa vite une procession pour la guérison de la sainte Marie d'Aiseau.

Ainsi nous conta le vieux Hègn'tî. Tous ces récits témoignent d'un monde de croyances et de rêves. Ils mêlent la crainte et l'espoir, la confiance et la consolation. Le scepticisme narquois ou les hypothèses scientifiques ne manqueront pas de les rejeter.

Mais il faut avouer qu'il est plaisant d'accepter ce fonds collectif transmis de génération en génération. C'est un domaine où le réel et l'imaginaire s'opposent, se confondent et s'épaulent. Une contrée mystérieuse où chacun peut croiser des évasions, des refuges, des chevauchements de souvenirs et surtout l'explication irrationnelle de ce qui ne s'explique pas.

  1. Habitant du quartier de Heigne, à Jumet.
  2. Habitant de Jumet.
  3. Surnom collectif des habitants de Jumet (Heigne).
  4. Fr. Bastin-Lefèvre, Jumet, Rouxet Sart-les-Moines, Charleroi, 1895.
  5. La vraie patronne du lieu a toujours été Notre-Dame de Heigne et non sainte Marie-Madeleine.
  6. Joseph Milquet, revue Wallonia, 1895.
  7. Sainte Marie et Jésus, à Heigne, portent chacun un petit globe terrestre en main. Les dévots avaient pris ces objets pour des cailloux. Ignorance ou - nous sommes à Jumet - irrévérence taquine?

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