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Légendes et contes du pays de Charleroi

Châtelet

La grande peur de 1866.

Peur de la nuit, de l'obscur, de l'ignoré, de l'insondable. Peur de la foudre, des grottes, des tempêtes, des grands espaces. La peur est une expression populaire. Elle est humaine. Elle est en chacun de nous. Elle fait naître des légendes. Tout un défilé de frayeurs anciennes remonte parfois du fond des âges. La peste et le choléra portent ce masque de terreur. Leur cortège a surtout projeté, sur l'écran de l'imaginaire collectif, une série d'images et de sons qui n'a cessé de se transmettre. Ce film d'épouvanté mêle les psalmodies du Requiem, les clochettes de cuivre qu'on agite devant les enterrements hâtifs, les essieux des corbillards qui grincent sous le poids des cadavres pourris, les crocs, les masques, les torches, les pustules et les bubons disputés par les chiens affamés, les corps qu'on brûle à défaut de sépulture, ces feux de crépuscule qu'évitent des prêtres d'absolutions, des médecins aspergés de vinaigre et des ramasseurs de morts à cagoule de corbeau, vêtus de longues blouses grises, les mains gantées de noir pour mieux crocheter les cadavres bleus. C'est ce masque terrifiant qui surgit à l'aube de l'été 1866.

Le 21 juin au matin, dans une demeure près de l'écluse de Montignies-sur-Sambre, Louis Watté, un robuste ouvrier charpentier de trente-deux ans, vient de fermer les yeux de sa mère, morte après trois jours de maladie. Il se lève soudain, crie : «J'ai froid!», se précipite en sueur vers le soleil et s'affaisse. Les voisins s'affolent. Un journalier emprunte un cheval et file au galop prévenir le docteur Gallez de Châtelet. Au chevet du malheureux, le médecin entend parler de vomissements, de diarrhées et d'une mère décédée après les mêmes symptômes. Il observe la voix éteinte, la face grippée et livide, le pouls filiforme. Gallez est atterré : c'est le choléra! L'homme de science parle de miasmes formés à la pointe du Gange, dispense quelques soins et repart. Deux jours plus tard, c'est chez un riverain de la rue de Bouffioulx, à Châtelet, qu'il constate la terrible maladie. Le 24, il est appelé auprès d'un cholérique, au Louât, à Farciennes.

Devant un cadavre, on s'alarme. Devant trois, on se sent déjà visé. Alors un seul mot vient à l'esprit de Louis Gallez : épidémie. Elle est en marche, en effet. De Saint-François à Pironchamps, de Pont-de-Loup à la Neuville, de Châtelet à Châtelineau, d'Aiseau à Presles puis à Bouffioulx, elle va ravager la région, semant par tout des cadavres bleus. La mort s'installe dans les fermes, dans les ruelles, dans les taudis, dans les cours, dans les maisons bourgeoises. Le choléra envahit Châtelet: douze décès à la Blanche Borne, vingt-deux à la rue de Bouffioulx, six rue Sainte-Barbe, huit sur la Sambre, cinq rue des Sablières, quatre rue du Beau Mou¬lin. Et la liste ne cesse de s'allonger.

Le 19 juillet, l'épidémie se concentre dans la Stralette, près de la place du Marché. Il y a là des impasses, des bicoques, des tri¬pots de tous genres, des ruelles tortueuses qui serpentent dans un quartier misérable. Une population ouvrière s'y entasse. Indigence, malpropreté, promiscuité, prostitution clandestine, gagne-pain inavouables, absence totale d'hygiène publique et privée, tout va faire de ce quartier une proie idéale pour le choléra : 50 victimes en 20 jours, 116 décès au total. Châtelineau, qui se croyait bien défendu, se réveille, le 3 août, avec quatre foyers d'épidémie.

La désolation est partout, sous un ciel qui charrie des nuages gorgés d'eau. Car la pluie vient aggraver l'épreuve : elle ne cesse de tomber de juillet à septembre. Un vrai été pourri, à la belge! Le 23 septembre, la Sambre grossie par les intempéries sort de son lit, inonde les prairies, envahit les caves. Les rats fuient la boue. L'épidémie reprend de plus belle...

Dès la nouvelle des premiers décès, la terreur a envahi la ville. Les habitants sentent peser sur eux le spectre légendaire d'une chimère démoniaque qui étend ses serres et distribue la mort. Gallez lui-même, dans ses notes, parle de «monstre asiatique» et de «moderne minotaure». Certains plaident pour un châtiment infligé par le Ciel. Partout, on cloître le malheur. Avoir un mort dans le voisinage fait fermer toutes les portes. Un homme d'Aiseau rend l'âme en quelques heures : épouvantés, les parents fuient la maison maudite. La peur grandit. Les anciennes terreurs se réveillent.

Chacun tente, par des moyens divers, d'exorciser le mal. Sans relâche, les habitants envahissent les pharmacies, réclament des bouteilles contre la maladie, le fameux remède dit «du gouvernement». On voit, en pleine rue, des personnes saines boire à même le goulot de ces fioles qui ne guérissent personne. Chacun s'administre ce traitement sans avis médical. On n'achète pas une bouteille, on achète une garantie contre sa peur. Devant l'inefficacité de la formule, on ne tarde pas à se récrier contre des potards «spéculateurs et ignorants». Déçu, on se tourne vers les vieilles recettes populaires. On prend, chaque matin, un grain de rue, d'ail, de sel et un quartier de noix. On se précipite sur le scorsonère, le genièvre, le sel amoniac, l'antimoine, l'oignon blanc, la limace écrasée. En vain...

Un nouveau mouvement se produit alors : on assiège les médecins. Pour une simple indisposition, on s'empresse à la fois chez trois ou quatre docteurs et on ingurgite trois ou quatre traitements hétéroclites. La sonnette de nuit ne cesse de tinter. Celui-ci ignore ce que celui-là a prescrit. Ce dernier court au chevet d'un malade sans gravité. Il perd un temps précieux. Il arrive trop tard pour sauver un véritable cholérique. Cette femme s'éveille en sursaut au milieu de la nuit : prise d'épouvanté, elle court à demi nue qué¬rir un vieux voisin qu'elle contraint de venir partager ses terreurs... et sa couche.

Mais il y a aussi la fuite. Les ouvriers étrangers se font payer et se hâtent de déguerpir. Des mineurs quittent le travail sans même réclamer leur livret. Chaque jour, cinq cents salariés sont portés absents. Les brasseries manquent de main-d'œuvre. Au Trieu-Kaisin, foyer de choléra, les ouvriers refusent de charger les bateaux. Le patron leur distribue bouillon, viande et vin. Ils reprennent le travail, à contrecœur. Les peureux, à défaut d'être malades, fuient à toutes jambes vers des contrées plus saines. Mais pour revenir quand? La panique les dissuade de rentrer, le mal du pays les obsède.

Bientôt, il n'y a plus d'issue qu'en Dieu. Le peuple redevient superstitieux. Il recourt à des pratiques religieuses qu'il a oubliées. Il s'amende. Il fait taire ses vices. Il fond des médailles. Il imprime des prières. Atterrés par leur malheur, les habitants de la Stralette implorent saint Roch et lui élèvent une chapelle murale. Les Châtelettains se souviennent alors qu'ils ont édifié un autre sanctuaire au Faubourg pour conjurer la peste en 1626. Ils s'y rendent en masse pour prier à haute voix, les genoux à même le sol. La place est noire de monde, la chapelle prise d'assaut.

Et l'épidémie continue. Les prêtres se font gardes-malades et distribuent les derniers sacrements. Les religieuses desservant l'hôpital se dévouent jusqu'à l'épuisement. Bravant les risques de contamination, les médecins de Châtelet et de la région se dépensent sans compter. L'ouvrier menuisier Charles Robert, qui aide à placer les cadavres dans la bière, se laisse gagner par une peur panique : il s'en retourne à Gerpinnes et meurt le lendemain. Le commissaire de police et son adjoint accompagnent sans relâche les morts qu'on inhume la nuit. On ensevelit les victimes du fléau quelques heures après leur décès, sans passer par l'église. On enterre même, sans le savoir, des personnes qui n'ont pas encore cessé de vivre.

Et un beau jour, le dernier cholérique meurt. Juste avant Noël, le 22 décembre. Les croyants y voient un signe. Les autres font déjà leurs comptes. A Châtelet, sur 508 cas, 235 ont été mortels. Ce rapport illustre bien le dévouement parfois efficace des médecins Gal-lez, Charbonnier, Lorent et Nuens. Dans la région, six cents personnes ont péri, victimes du choléra. Six cents, dont dix médecins, huit pharmaciens et cinq sages-femmes.

Le masque de terreur se brise avec les premiers rires. Soulagé, on recommence à vivre. Les amours se nouent, les sourires avivent les tendresses. La peur s'éloigne et retourne à la légende. Les récits se changent déjà en contes de la ville ordinaire : «Je me rappelle, c'était en 1866, l'année du grand choléra...» Mais le premier souvenir du fléau reste ces quatre chiffres trop souvent gravés dans la pierre froide des cimetières échoués au bord de la vie.


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