Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Mignon et le nain Tonké

Au temps où les nutons habitaient encore au Val Sainte-Anne, au pays de la Gileppe, d'Hévremont et de Goé, ils ont longtemps respecté deux règles qui étaient de magie autant que de sagesse. Ils ne quittaient leur grotte que la nuit, et, sauf raison majeure, ils ne dépassaient pas les limites d'un territoire bien circonscrit. Le ruisseau des Croisiers en était une des frontières.

Un jour, pourtant, un sottai hardi et curieux enfreignit la consigne et sortit de la Chantoire en plein jour. Certains disent que c'était à cause de l'audace de la jeunesse, mais on nous parle rarement de sottais jeunes, et jamais de leur naissance ou d'idylles dans leur petit peuple. Il leur arrive pourtant d'être sentimentaux, ainsi qu'on va le voir.

Le maniquet aventureux qui s'appelait Tonké longea la Vesdre, y admira les reflets d'argent du beau ciel clair de l'après-midi. Il était ébloui par la clarté à laquelle ses yeux n'étaient pas habitués. Et aussi par le vert frais des feuillages, le jeu des ombres sur les prés, l'or des genêts en fleurs sur les coteaux. Arrivé au ruisseau des Croisiers, il eut la prudence de ne pas le franchir et remonta vers le plateau du même nom, du côté d'Halmonster. De là, il voyait, dans le vaste paysage aux lointains bleutés, les robustes tours du château de Limbourg, où flottaient les étendards aux armes des ducs: «d'argent au lion de gueules, armé et lampassé de gueules(1)

Il redescendit vers le ry(2) de Blistain, qui sépare les terres d'Andrimont de celles de Limbourg. Là, près d'une source, toute fraîche et claire, Tonké entrevit une créature de songe. Ce n'était pas une fée, mais une très jeune fille, venue chercher de l'eau à la fontaine. Il n'avait jamais vu de jeune fille. Or celle-ci était si jolie que chacun, dans la région, l'appelait «Mignon». Entendant craquer des branches sèches, Mignon regarda vers les buissons de l'autre rive du ruisseau. Elle en vit sortir le petit homme, dont la présence inopinée et l'aspect insolite l'effrayèrent d'abord. Elle ne s'enfuit pas, voyant son air doux et modeste, et surtout ses yeux remplis d'admiration.

Tonké ne dit mot, mais il s'approcha, humble et fasciné par tant de beauté. Oublieux des interdictions magiques, il franchit le ry de Blistain, une des limites du domaine des siens. En gage de son amour, il sortit de son pourpoint un des épis de blé géants que les nutons produisent mystérieusement dans leurs repaires. En s'inclinant devant la belle enfant, il lui donna ce gage, à la fois des pouvoirs secrets de sa race et de son affection.

Un sourire de fée le remercia, faisant bondir de joie son cœur devenu trop grand pour sa petite poitrine. Puis, reprenant son sang-froid, il comprit combien d'imprudences il venait d'accumuler. Il repassa d'un bond le ruisseau; criant un «au revoir!» de son étrange voix fluette, il disparut dans le bois et regagna la grotte de la Chantoire.

Le soir de ce jour-là, les voisins étaient à la veillée chez le père de Mignon à la ferme des Croisiers. Comme elle l'avait fait d'abord à sa mère, elle leur raconta son étonnante rencontre. Que fallait-il en penser? Que fallait-il faire?
- Méfie-toi, dit l'un. Il vaut mieux ne pas frayer avec ces bonshommes d'un autre monde. Ils ne sont pas chrétiens d'ailleurs.
- Il ne faut pas les dédaigner, dit un autre. E'épi qu'il t'a donné est un signe de bienveillance. L'amitié des sottais écarte les mauvais sorts et donne la prospérité. S'il t'a dit au revoir, ne le recherche pas, mais ne l'évite pas non plus. Les maniquets sont susceptibles. Ils ne supportent pas le mépris.

Un jeune homme abonda dans ce sens. C'était Conrad, un garçon rude et avide, qu'on avait fiancé à Mignon à cause de ses galons de sergent des dragons du duc de Limbourg. La jeune fille devinait quelque chose de la grossièreté et de l'avarice de Conrad, mais elle n'était pas insensible au prestige de l'uniforme. Il faut avouer que le soudard le portait bien. Il était grand, robuste, avec une voix forte, habituée au commandement. On disait que le duc voulait en faire un capitaine. Conrad faisait répandre ce bruit, pour mieux assurer ses projets de mariage.

- Va demain à la fontaine, dit Conrad à Mignon. Fais tes plus beaux sourires à ce freluquet. On verra bien ce que cela donnera.
Mignon y alla, surveillée sans le savoir par Conrad, dissimulé dans les branches d'un chêne. De là, il vit Tonké franchir à nouveau le ry de Blistain, et donner à Mignon un nouvel épi de blé enrobé d'or. Mais cette fois, enhardi par la gentillesse de Mignon, secrètement attendrie par son air implorant, il lui demanda de venir tous les jours à la même heure:
- Je n'ai jamais rien vu de plus beau que toi, lui dit-il. Je t'aime.
À ce moment, le vallon retentit d'un rire énorme, multiplié par l'écho. C'était celui du soudard, égayé de voir à quel minable rival il devait disputer le cœur de Mignon.

Égaré par son amour, Tonké, qui était cependant d'une race maligne et avisée, ne fit pas attention à ce rire, étonnant dans ce coin solitaire. Il revint tous les jours, payant d'un épi géant les quelques minutes pendant lesquelles il pouvait contempler le visage de Mignon. Sans rien en dire, car on se serait moqué d'elle, la naïve pucelle ressentait quelque douceur à ces rencontres, et au regard d'adoration éperdue qui montait vers elle.

Plus intéressé que jaloux - et comment l'aurait-il été, lui, si sûr de sa beauté et de sa force? -, Conrad encourageait Mignon à ne manquer aucun des rendez-vous du nuton.
- Ce Tonké arrondit la dot de la mignonne, pensait Conrad, aussi content de berner le sottai que de la richesse qui s'accumulait. Vingt épis magiques suffisaient pour une gerbe. Et il semblait que les gerbes elles-mêmes se multipliaient, dans une ancienne grange située à une centaine de mètres de la ferme des Croisiers. Ce bâtiment trapu, encore solide, n'était utilisé que lors de moissons exceptionnelles. Celle-ci en était bien une.
- Quand la grange sera pleine, nous nous marierons, dit Conrad. Le blé de ces naïfs sottais nous donnera fortune et farine pour les gâteaux de la noce. Tu verras, nous ferons une fête comme on n'en a jamais vue dans le pays depuis longtemps. On dansera, on boira, on mangera. Tout le monde aura la panse à en crever !

Chose étrange, Mignon n'était pas choquée par la grossièreté du dragon Conrad. Elle vivait dans deux rêves. Le premier était féerique et fugitif: la dévotion du fidèle nuton. Le second est celui que font beaucoup de filles: un mariage tout en bleu et rosé. Sous la tunique à brandebourgs, elle ne voyait pas le vrai Conrad, mais une sorte de prince charmant.
C'est à ce prince que, toute joyeuse, venant un jour à sa rencontre du côté du ry de Blistain, la jeune fille annonça:
- La grange est pleine. Nous pouvons nous marier!
Conrad la prit dans ses bras, la soulevant de terre et la fit, comme on fait avec un enfant, tourner à toute vitesse autour de lui, en criant à pleine voix:
- Mignon, ma mignonne, demain tu seras dragonne!

L'orgueil et l'écho jouèrent un très mauvais tour à Conrad, mais c'était mérité. Les coteaux alentour répétèrent le cri de fierté du dragon, enchanté d'avoir profité de la candeur d'un sottai. Or, rien n'est plus terrible que la colère des doux et des humbles.
Tonké, caché dans les broussailles, près de la fontaine, entendit le cri de triomphe de Conrad, et l'écho lui répéta trois fois le son de la voix rauque du soudard clamant: «Mignon, ma mignonne, demain tu seras dragonne!»
Il avait compris.

Que se passa-t-il la nuit suivante? Les récits de vieux villageois recueillis à ce propos, à la fin du siècle dernier par Jean Levaux, parlent d'un violent orage. Il semble bien que la colère de la nature et celle des nutons, plus proches que nous de ses mystères, éclatèrent en même temps. Jusqu'à l'aube les éclairs déchirèrent le ciel, le tonnerre secoua tout le pays de Herve. Chacun, terrorisé, se terra chez soi.

Quand le soleil se leva, la vieille grange qui avait abrité les épis du sottai avait brûlé. Il n'en restait que les murs noircis et nulle trace d'or. Mignon regardait ces ruines lorsque Conrad arriva pour participer aux préparatifs de la noce. Les fers de son cheval sonnaient clair sur les pierres du chemin. Tout le paysage était d'une incroyable fraîcheur, innocent, lavé par l'ouragan de la nuit.

Voyant la dot anéantie, le festin devenu impossible, le dragon jura tous ses mille dieux et tous ses mille diables. Il fut sans doute mieux entendu de ces derniers. Sans dire un mot à Mi¬gnon éplorée, il repartit à bride abattue vers le château de Limbourg. En chemin, il ne cessait d'entendre, et cette fois ce n'était plus l'écho, son cri de la veille: «Mignon, ma mignonne, demain tu seras dragonne!» Les nutons du Val Sainte-Anne, à leur tour, se moquaient de lui.

Comment finit cette histoire? Mignon retourna au bord de la fontaine. Elle y trouva Tonké mort. Avait-il été châtié par ses frères pour avoir dépassé les frontières de leur domaine? Ou la foudre l'avait-elle frappé en même temps que la grange aux épis magiques? C'est le plus probable.

La nuit suivante, les sottais du Val Sainte-Anne sortirent de la Chantoire. Ils marchaient lentement, en procession. Arrivés à la fontaine, à minuit, ils se tinrent un moment, tête découverte, autour du corps de leur imprudent ami. Ils le placèrent sur une litière faite de branches arrachées aux arbres par l'orage. Sans une parole, ils le ramenèrent dans la grotte où ils le placèrent dans la plus grande des cavités de leur demeure souterraine, non loin de l'entrée de celle-ci.

De petites lampes à huile éclairant la cérémonie permirent à un jeune villageois, curieux et hardi, de voir ce qui se passait. Il le raconta jusqu'à la fin de sa vie. Les sottais étaient accroupis autour du mort. Tous avaient le visage grave, mais impassible. Étaient-ils tristes, ou reprochaient-ils à leur compagnon trop sentimental d'avoir violé les règles immémoriales de leur petite communauté?

Après un temps assez long, ils se levèrent et entonnèrent une complainte étrange et monotone. Le rythme lent rappelait celui du chant des moines. Trois fois, un refrain revint, dont les derniers mots étaient:
Douki! douki! n'doukiran avou !

Selon la tradition, le mot douki serait un des rares mots, sinon le seul, qui nous reste de la langue des nutons, disparue en même temps qu'eux. Il signifierait «mourir». La phrase se comprendrait donc ainsi: «Mourez, mourez, nous mourrons aussi!» Peu de temps après, Conrad quitta le pays pour s'engager comme mercenaire dans une armée étrangère. On ne le revit plus. Mignon, d'abord très émue par ce qui s'était passé, comprit la grossièreté de Conrad et se dit qu'elle avait échappé à un mariage malheureux. Elle en bénit en secret la mémoire de Tonké et resta fille jusqu'à sa mort, toujours douce avec chacun, et souvent songeuse. Elle repoussa plusieurs beaux partis, sans donner de raisons à ses soupirants gentiment éconduits.

On essaya de relever de ses ruines la vieille grange, mais, chaque nuit, le travail de la journée précédente était démoli par des mains inconnues, sans doute celles des nutons, qui avaient maudit le lieu où l'on avait entreposé les épis magiques obtenus de la naïveté de leur compagnon mort.

La fontaine, depuis lors, s'appelle «fontaine de Mignon», et la colline au pied de laquelle elle jaillit, «Tonkheid» (colline de Tonké, puisque «heid», en wallon, signifie «éminence, lieu élevé»).

  1. Écu blanc, avec un lion rouge, aux griffes et à la langue rouge.
  2. Ruisseau. Ailleurs, on dit Ruy ou Ru (en Hautes-Fagnes malmédiennes).



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