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Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


Légendes carlovingiennes

La famille de Charlemagne
et ses descendants

CHAPITRE XVII

Les pas sur la neige

I

Célèbre dans l'histoire avant de l'être dans la légende, Éginhard (1) fut un des hommes les plus remarquables de la cour de Charlemagne. Ami du grand roi, il lui consacra ses talents et ses travaux ; en l'aidant dans ses efforts pour civiliser la France et par reconnaissance, il éleva à la mémoire de son bienfaiteur un vrai monument, en écrivant sa vie. Éginhard était de race franque né au delà du Rhin, quelques-uns en font nu Teuton né dans la forêt d'Odin (Odenswald). Ce qui est sûr c'est qu'il s'appelle lui-même un barbare peu exercé dans la langue des Romains. Écrivain distingué pour son temps, esprit lucide et pratique, il put à la fois seconder le roi dans sa sollicitude pour les études et dans son administration. En même temps qu'il surveillait les écoles, encourageait les artistes et les savants, il inspectait les travaux d'art et de canalisation auxquels Charles attachait tant d'importance.

Du reste Éginhard avait été préparé à sa mission par l'éducation soignée qu'il avait reçue. Le roi l'avait fait élever dans son palais avec ses enfants, et quand il fut devenu grand et habile dans les lettres, il en fit son secrétaire. Cette vie commune avec les jeunes princes et les petites princesses fut sans doute la cause des événements extraordinaires que nous allons raconter.

II

Parmi les filles de Charlemagne une surtout fixa les regards du jeune secrétaire, c'est Emma. Emma était très belle, elle était douée d'une vive intelligence et d'un cœur aimant. Elle avait distingué aussi cet ami d'enfance, cet Éginhard jeune, beau et brillant déjà par ses talents et son savoir. Ce qui avait été dans ces deux enfants un doux attrait de fraternelle affection devint bientôt un sentiment plus vif, un amour profond. Le temps ne fit que l'augmenter ; mais, hélas ! Un obstacle énorme, un mur infranchissable ne se dresse-t-il pas entre eux ?... Une fille d'empereur peut-elle espérer d'amener son père, malgré son amour pour elle, à accepter un simple jeune seigneur, un secrétaire, pour gendre ? Il n'y fallait pas songer : jamais Charles évidemment ne consentirait à cette mésalliance. Les jours et les mois s'écoulaient ainsi, tantôt inondés des rayons dorés du bonheur, tantôt assombris par les nuages du découragement, de la crainte, du désespoir. Que de larmes tombèrent des paupières d'Éginhard, que de larmes des beaux yeux de la douce Emma !

Enfin... Ne voulant pas renoncera leurs rêves de félicité, ils s'arrêtent au suprême moyen d'un mariage secret. C'était hasarder beaucoup, c'était compromettre leur avenir et peut-être attirer des catastrophes et les derniers malheurs sur la tête du téméraire Éginhard. On passa sur tout, on n'écouta point la voix de la sagesse et de la raison ; le temps, espérait-on, amènerait quelque circonstance favorable qui permettrait de rendre le mariage public et de désarmer la colère du roi. On se hâta, sans vouloir trop envisager les suites, de réaliser ce projet, et, bien secrètement, la bénédiction nuptiale vint unir les jeunes imprudents.

Imprudents..... Cependant il faut dire qu'ils tâchaient bien de ne l'être que le moins possible.

Malgré l'enivrement des premiers temps de cette lune de miel, ils s'observèrent tellement, ils mirent tant de réserve et de mystère dans leurs rapports que personne à la cour, ne soupçonna cette union. Ils ne se voyaient que rarement, et ils prenaient les précautions les plus minutieuses pour n'être pas découverts.

Une circonstance malheureuse vint les trahir : une nuit, pendant une de ces rares entrevues, une neige épaisse était tombée. En voyant la terre ainsi couverte de ce blanc tapis, les pauvres époux furent saisis d'épouvante. Éginhard devait traverser la cour pour rentrer à son appartement, situé en face et loin de celui d'Emma, il ne pouvait faire autrement que de laisser les traces de ses pas sur la neige, traces révélatrices qui allaient tout dévoiler. Quel parti prendre? Éginhard se désolait..... la nuit s'avançait..... Alors Emma, prompte, comme toutes les femmes, à trouver un expédient, s'arrête à celui-ci..... le seul possible, en effet.

Elle s'écrie toute joyeuse qu'elle a découvert un moyen sûr de sortir d'embarras : elle portera Éginhard sur son dos jusqu'au bâtiment où est sa chambre, ainsi elle seule laissera des traces sur la neige et personne ne soupçonnera la vérité.

En effet, les deux époux partent ainsi, Emma marchant lentement et ployant sous son fardeau.

Mais, hélas !... la Providence s'en mêlait sans doute : cette nuit-là Charlemagne avait passé de longues heures sans sommeil, un peu avant le jour il s'était levé et, se laissant aller à je ne sais quelle rêverie, il regardait au dehors, de la fenêtre de la chambre. Quelle ne fut pas sa surprise quand, aux pâles rayons de la lune et aux blancs reflets des neiges, il aperçut sa fille Emma s'avançant doucement et d'un pas chancelant, portant le jeune secrétaire!

Quand Emma eut déposé son fardeau, elle reprit allègrement le chemin de sa chambre.
Charles se contint..... longtemps il regarda, en proie à de vives sensations : la colère, le chagrin, l'admiration aussi pour ce courage de femme se disputaient son âme. Il réfléchit beaucoup, le reste de la nuit, à cette étrange aventure et à ce qu'il devait faire.

D’abord il garda le silence sur tout cela mais en même temps il prit très secrètement des informations. Il voulait être fixé sur la nature des liaisons de sa fille avec Éginhard. Enfin il finit par avoir la certitude de leur mariage secret. D'un côté il s'indigna de cette union disproportionnée et de la hardiesse de ces jeunes amants, de l'autre il vit que sa fille, au moins, n'avait point forfait à l'honneur.

Mais le cas était singulier, était très grave : ce mariage ne devait pas rester toujours secret, et il ne voulait pas qu'un jour ou l'autre l'imprudence des jeunes époux vînt donner prise aux commentaires et à la calomnie. Si Emma devait être bannie de sa présence, il fallait au moins que sa réputation restât pure.

III

Alors le roi convoqua son conseil particulier, ses familiers, les conseillers ordinaires, les principaux des leudes se réunirent autour du prince, ne sachant quelle était l'importante affaire qui nécessitait cette séance extraordinaire. Charles prenant la parole avec un air grave et contristé :

« La majesté royale, dit-il, a été outragée par un grand attentat, et mon cœur de père est profondément blessé....... une de mes filles, la princesse Emma, a osé, sans avoir obtenu, sans même avoir demandé mon consentement, contracter un mariage secret..... »

Un murmure d'étonnement parcourut la salle, les leudes restèrent stupéfaits, quelques-uns firent un geste de doute et s'écrièrent : « Est-ce possible ?... est-ce croyable?...
— La chose est ainsi.
— Quel est donc le prince qui a osé....... ?
— Ce qui augmente la gravité de l'offense c'est que ce n'est point un prince....... un prince serait venu franchement me demander la main de ma fille..... C'est un simple seigneur, un jeune insensé comblé de mes bienfaits, un enfant élevé par moi..... mon secrétaire.....
— Éginhard !... s'écria-t-on; mais, encore une fois, est-ce croyable?... »
Alors Charles raconta, dans tous ses détails, la scène de la nuit.

Le silence le plus profond régnait, on se regardait, et dans les yeux de tous se lisaient l'indignation et un sentiment de colère contre le téméraire Éginhard.

« Ce n'est pas seulement pour vous communiquer ce secret et vous faire partager ma peine que je vous ai convoqués, c'est pour que vous m'aidiez de vos conseils dans cette grave occurrence. J'hésite sur le parti à prendre, je crains de trop écouter ma juste colère. Dois-je punir le coupable et de quel châtiment ?... Qu'en pensez-vous ?

Éginhard, cet étranger, ce jeune homme si aimé de Charles, ce secrétaire honoré de la confiance du souverain, comblé de faveurs déjà, malgré sa jeunesse, avait, certes, des envieux : bien des seigneurs le détestaient en secret. C'était une belle occasion de satisfaire leur haine jalouse, en contribuant à faire tomber en disgrâce ce parvenu, à s'en débarrasser même à tout prix.

Ceux-là se hâtèrent de prendre la parole et de donner leur avis :

Le prétendu mariage était nul ; Éginhard n'était qu'un misérable, un scélérat, il avait abusé de la bienveillance qu'avait montrée la princesse pour un ami d'enfance, il avait séduit Emma pour parvenir au plus haut rang. Ce n'était qu'un ambitieux sans vergogne et sans cœur ; il avait eu l'audace de prétendre à la position de gendre de son souverain et avait employé pour cela les plus odieux moyens; il avait ainsi commis le crime de lèse-majesté, et, par conséquent, il avait encouru la peine de mort.

D'autres, moins sévères, ou plutôt moins jaloux, reconnaissaient bien dans Éginhard un grand coupable; mais la passion, l'entraînement de la jeunesse atténuaient un peu sa faute, et il méritait au plus la peine de l'exil perpétuel. Quelques-uns, encore plus indulgents, voulaient qu'il subît plusieurs années de rigoureuse prison; quelques autres enfin une disgrâce bien marquée ; mais tous étaient d'avis qu'il perdît sa position à la cour et qu'il en fût éloigné pour toujours. Enfin deux ou trois vieux seigneurs s'avouèrent incapables de donner un avis: il valait mieux, selon eux, que l'empereur prît le temps de réfléchir à cette affaire, d'implorer l'assistance d'en haut et de se décider avec sa prudence ordinaire et devant Dieu sur le parti qu'il fallait suivre.

Charlemagne avait bien deviné les motifs qui avaient fait parler chacun : la haine, l'envie, le désir d'éloigner un compétiteur redoutable, chez d'autres un véritable attachement pour leur prince, et chez les derniers les sincères inspirations d'une conscience droite. Son parti était pris, il avait cru voir ce que la prudence et le devoir et aussi l'affection pour sa fille lui commandaient.

Il prit donc la parole :
« Vous n'ignorez pas, dit-il, que les hommes sont sujets à de nombreux accidents, et que souvent il arrive que les choses commençant par un malheur ont une issue plus favorable. Il ne faut point se désoler ; mais bien plutôt, dans cette affaire, qui, par sa nouveauté et sa gravité, a surpassé notre prévoyance, il faut pieusement rechercher et respecter les intentions de la Providence, qui ne se trompe jamais, et sait faire tourner le mal en bien. Je ne ferai donc point subir à mon secrétaire, pour cette déplorable action, un châtiment qui accroîtrait le déshonneur de ma fille, au lieu de le réparer. Je crois qu'il est plus sage et qu'il convient mieux à la dignité de notre empire de pardonner à leur jeunesse et de rendre public leur mariage. »

Tous alors s'écrièrent que Dieu avait vraiment inspiré l'empereur, ils manifestèrent donc une grande joie et exaltèrent jusqu'aux nues la douceur, l'indulgence du monarque, la grandeur d'âme qui pardonnait les injures et ne pensait qu'au bonheur d'Emma et à son avenir. Ceux qui avaient voulu envoyer Éginhard au bourreau n'étaient pas les derniers à manifester leur contentement et leur admiration, quel que fussent, au fond, leurs vrais sentiments.

Le roi alors envoya chercher Éginhard. Celui-ci ne se doutait pas de ce qui se passait et il était à cent lieues de soupçonner que le conseil privé se fût assemblé pour s'occuper de lui.

Charles le salua d'un air de bonté et lui dit, sans apparente émotion :
« Vous avez fait parvenir à nos oreilles vos plaintes de ce que notre royale munificence n'avait pas encore dignement répondu à vos services. A vrai dire, c'est votre propre négligence qu'il faut en accuser; car, malgré tant et de si grandes affaires dont je porte seul le poids, si j'avais connu quelque chose de votre désir, j'aurais accordé à vos services les honneurs qui leur sont dus. Pour ne pas vous retenir par de longs discours, je ferai maintenant cesser vos plaintes, par un magnifique don : comme je veux vous voir toujours fidèle à moi comme par le passé, et attaché à ma personne, je vous donne ma fille Emma en mariage. »

Éginhard avait passé, pendant ce petit discours, par toutes les émotions ; elles s'étaient traduites tour à tour, sur son visage, par une subite pâleur et une vive rougeur. Il soupçonna bien que quelque circonstance ou quelque indiscrétion avaient trahi son secret ; mais enfin il fut tout au bonheur, puisque le roi l'acceptait pour gendre.

Emma fut appelée aussi ; tremblante et pâle elle parut devant l'auguste assemblée, et quand son père mit sa main dans celle d'Éginhard c'est à peine si elle ne s'évanouit pas d'émotion.

Charles déclara solennellement devant sa cour qu'il reconnaissait et rendait public le mariage contracté par Éginhard et sa fille. Il en fit dresser l'acte et aussi celui d'une splendide dotation : des domaines, une riche dot en argent, des meubles précieux, des pierreries furent offerts par lui aux heureux époux.

Alors un cercle pressé se forma autour d'Éginhard, tous le félicitaient et lui affirmaient qu'ils prenaient la plus grande part à son bonheur. Ses ennemis, ceux qui, un peu auparavant, avaient opiné pour sa mort, n'étaient pas les derniers et les moins ardents. Puisqu'on n'avait pas pu s'en débarrasser, il fallait au moins s'en faire un ami.

IV

Telle est la tradition consignée dans le manuscrit trouvé au monastère de Lorch ou de Lauresheim.

Mais les récits populaires de l'Allemagne sont un peu différents, et le pardon de Karl se fit attendre bien plus longtemps.

Voici ce qu'on raconte :
Quand Charlemagne eut appris le mariage secret d'Emma et d'Éginhard, il ne put contenir son indignation, il manifesta, avec colère, l'intention de punir les coupables. Effrayés, Éginhard et sa jeune épouse prirent la fuite.

De longues années s'écoulèrent ; le roi ne put savoir dans quel pays les fugitifs étaient allés, s'ils se cachaient dans quelque coin obscur de ses États ou s'ils avaient été s'établir, pour plus de sûreté, dans une contrée étrangère. Charles avait été bien sensible à la perte de sa fille chérie, il se repentait de n'avoir pas su maîtriser son courroux.

Longtemps après, un jour le roi chevauchait sur le chemin de Francfort à Aschaffenbourg ; il traversa une petite ville et, comme il faisait une extrême chaleur, il s'arrêta, pour demander à boire, devant une petite maison d'assez chétive apparence. Une femme en sortit entourée de ses enfants. Cette femme, encore jeune, avait dû être très belle, mais, sur ses traits amaigris, la souffrance ou le chagrin avaient laissé leurs traces. Elle présenta, toute tremblante; un gobelet d'argent au monarque, en balbutiant quelques mots à peine intelligibles. En rendant le vase d'argent, Charles regarda fixement celle qui venait de le lui présenter, et il frissonna. En même temps la jeune femme se précipite à ses genoux, en versant un torrent de larmes ; puis attirant ses petits enfants et les pressant dans ses bras :

«Grâce, crie-t-elle, grâce pour moi et surtout pour eux.... pardonnez...en considération de ces innocentes créatures !...
— Pardonner!... qu'avez-vous ?... quelle faute... mais, grand Dieu !... ce visage... ces yeux... cette voix surtout... ! Emma ! serais-tu Emma ?...
— Grâce!... grâce!
— Emma... ma fille... ma fille chérie... que je retrouve !... viens, viens, je pardonne. »

Et le prince serrait Emma dans ses bras et laissait ses petits enfants lui baiser les mains.
Éginhard était accouru, il se tenait en tremblant sur le seuil, ne sachant quel accueil il allait recevoir. Charles l'appelle, lui dit qu'il pardonne tout et l'embrasse.
« Ah ! s'écrie-t-il enfin, bienheureuse est la ville où j'ai retrouvé mon enfant. »

Depuis lors cette petite ville ignorée et perdue au milieu des forêts fut nommée : Seligestadt, c’est-à-dire la Bienheureuse.

Et les époux retrouvèrent l'âme d'un père, les honneurs, les grandeurs et le haut rang auxquels avaient droit la fille et le gendre du plus grand monarque du monde (2).

Un mot à présent. L'histoire qui doute de la réalité de ces aventures ou qui conteste à Emma le titre de fille de l'empereur Karl, y verrait volontiers sa nièce, et les curieux détails de la légende auraient presque le même intérêt.

Charlemagne, en effet, dans une lettre à Lothaire, appelle Éginhard son neveu. M. Philarète Charles écrit ceci : « Quand Einhart perdit sa femme, il reçut de l'arrière-petit-fils de Charlemagne, Louis le Bègue, une lettre de condoléances qui ne pouvait s'adresser qu'à un proche parent.

Est-ce bien Louis le Bègue qui a écrit cette lettre à Éginhard ?... Celui-ci est mort en 848, Louis le Bègue est né en 846. La lettre ne serait-elle pas plutôt de Charles le Chauve? ou bien il faut supposer qu'on a adressé, au nom du petit prince Louis âgé au plus d'un an, une lettre à Éginhard, sur l'ordre du roi son père: Après tout c'est possible, bien que cela paraisse peu probable.

Enfin disons qu'en Allemagne les comtes d'Erbach faisaient remonter jusqu'à cette union leur généalogie, ils se prétendaient issus d'Emma et d'Éginhard.

  1. Son vrai nom était Einhart d'après M. Philarétes Chasles.
  2. Éginhard, après la mort de Charlemagne, servit fidèlement encore Louis le Débonnaire ; mais dégoûté du monde il finit, après la mort d'Emma, par se retirer dans un couvent. Il fut successivement abbé de Fontenelle, de Saint-Pierre, de Saint-Bavon et d'un monastère qu'il fonda non loin de Darmstadt et qu'il nomma Seligenstatd... la Cité des saints. Est-ce le même nom que celui cité plus haut, celui de la petite ville ?...


Chapitre XVIII : Science à vendre.
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