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Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


Légendes carlovingiennes

La famille de Charlemagne
et ses descendants

CHAPITRE XXXIV

Voyage de Charles le Gros dans l'autre monde.

Sceau de Charles III le gros, IXe siècle. Bayerisches Nationalmuseum, Munich.

Sceau de Charles III le gros, IXe siècle.
Bayerisches Nationalmuseum, Munich.

Charles le Gros nous est déjà connu par les chapitres précédents ; c'était ce fils de Louis le Germanique qui fut possédé, quelque temps par le diable pour avoir conspiré contre son père.

Nous le retrouvons empereur et roi : roi de la Germanie après la mort de Louis, puis empereur, titre que n'avaient pu garder les princes français.

A la suite de la mort des deux fils de Louis le Bègue, les rois Louis III et Carloman, les grands du royaume ne voulurent point accepter pour souverain le troisième fils de Louis le Bègue et ils placèrent la couronne sur la tête de l'empereur roi de Germanie. Ils auraient pu être mieux inspirés, et le petit Charles (depuis Charles le Simple) valait bien Charles le Gros, empereur, roi de Souabe, roi d'Italie, roi de Saxe, enfin roi de France. Que de couronnes pour une tête qui n'avait pas la force d'en porter une !

Hélas ! nous savons, et nous venons de le voir, ce que fit pour son nouveau royaume Charles le Gros. Pendant qu'il résidait dans ses Etats d'Allemagne, il laissait les Normands ravager la France et assiéger Paris. Si Paris, avec son évêque et son comte, résista héroïquement aux pirates, ce ne fut pas grâce à son roi. Il fallut que le comte Eudes sortît de la ville, franchît les lignes ennemies et allât secouer la torpeur de Charles.

L'empereur roi envoya alors le duc Henrich au secours de Paris ; mais le duc fut tué et ses soldats se débandèrent. Enfin, Charles parut sur les hauteurs de Montmartre, mais ce fut pour traiter avec le bandes de corsaires, leur donner de l'or et leur permettre de ravager la Bourgogne.

On sait le reste : les Franks indignés ôtèrent le diadème carlovingien à cet indigne prince, en 887. On serait heureux de pouvoir trouver quelque chose qui réhabilitât un peu la mémoire de ce pauvre descendant de Charlemagne. On peut dire seulement, comme homme privé, il était bon et pieux. La légende en fait le héros d'une dramatique et merveilleuse aventure.

II

Un dimanche, vers minuit, Charles revenait de matines ; il allait regagner sa couche, quand au milieu du calme profond de la nuit il entend une voix qui l'appelle. En même temps ung esperit s'apparut à luy: c'était une forme humaine aux vagues contours, un corps vaporeux et légèrement lumineux, il tenait à la main un peloton de fil de lin.
— Charles, dit le fantôme, prends le bout de ce fil et attache-le par un nœud, à ton poignet, laisse-toi guider, suis-moi.

Alors le spectre marcha devant, déroulant le peloton de lin. Charles suivait et il lui semblait qu'il avançait rapidement par un chemin qui descendait toujours. Bien qu'il crût faire cette route mystérieuse en corps et en âme, c'était son esprit seul qui suivait le guide aérien, son corps restait immobile sur la terré.

Au milieu d'un silence solennel, au sein d'épaisses ténèbres, il s'enfonçait toujours dans des profondeurs inouïes. Enfin une lueur lointaine apparaît et augmente d'éclat, des tourbillons de fumée rougeâtre lui 'apportent une odeur inconnue, et partant du même point des gémissements et des cris de douleur frappent son oreille. Charles, effrayé, hésite, s'arrête, mais le fil conducteur l'attire ; en même temps son guide lui crie:

— Charles ne crains rien, il ne t'arrivera rien de fâcheux ; ce que tu verras pourra t'émouvoir et t'épouvanter mais ce spectacle doit servir à ton bien et au salut de ton âme.
— De grâce, où sommes-nous ? où allons-nous ?
— Nous touchons à l'enfer, nous allons y pénétrer.

En effet, un ceintre énorme, taillé dans des rochers embrasés, donnait entrée dans ces cachots où sont retenues et punies les âmes criminelles. Des foules,... des foules immenses de réprouvés étaient là soumises à des supplices divers...., pleurs et grincements de dents, soupirs et plaintes offraient à Charles une scène plus terrible que tout ce qu'il avait pu jamais imaginer. Il avançait toujours, entraîné par le fil, quand tout à coup, il lui sembla voir, au milieu des flammes, des visages connus. Il ne se trompait pas, il reconnut là plusieurs de ses parents, il veist ses grans pères et oncles en divers tourmenz. Tremblant et versant d'abondantes larmes, il leur demanda pourquoi, ils souffraient de si horribles peines. Ils luy renspondirent que c’estoit pour les guerres et discordz qu’ils avoiènt faiiz entre leurs frères et le peuple, pour acquérir possessions, terres et biens mondains.

Ici le lecteur aurait droit de s'étonner et de demander à Vincent de Beauvais, narrateur, d'après les traditions, de ces faits prodigieux, quels étaient ces grands-pères et oncles de Charles le Gros, brûlant ainsi dans l'enfer. Car enfin nous avons dit précédemment que Louis le Débonnaire avait été en purgatoire et Charlemagne aussi. Nous verrons que Louis le Germanique y était encore et enfin que Lothaire et son fils étaient déjà au ciel. Mais on ne doit scruter que l'histoire la légende a droit d'être respectée dans ses obscurités et les chroniqueurs dans leur crédulité.

Charles fut conduit plus loin, car ces tristes lieux étaient comme un monde dont les horizons enflammés reculaient toujours. Il arriva à une grande montagne dans les flancs de laquelle il pénétra. Il se trouva ainsi dans une plaine où bouillaient toutes sortes de métaux en fusion; il y avait des ruisseaux de plomb fondu aux ondes bleuâtres, des rivières d'or liquide, des lacs de cuivre et d'argent aux flots blancs ou rougeâtres et, dans ces eaux vengeresses, il y avait emportées ou entassées des milliers d'âmes en proie à des douleurs atroces. Charles était arrête souvent par des voix qui l’appelaient ; c'étaient celle d'une foule de princes, de capitaines qui avaient servi ses ancêtres. Ils étaient là tourmentez de divers tourmens, selon les maulx, et rapines qu’ilz avoient faiz en leur temps, les quelz firent au dict Charles diverses complaintes. Le pauvre roi, s'il n'eut été soutenu par une puissance surhumaine, aurait expiré de crainte et de douleur.

III

Bientôt franchissant de grands espaces vides et sombres, le prince et son guide abordèrent à une immense vallée qui d'uny costé estoit doulce et resplendissant et d'autre part toute ardant et bouillant. Et lors se tira devers le Costé bouillant. Charles avait compris que c'était là le purgatoire. Rien sur la terre ne saurait donner une idée de ce qu'était cette région désolée, si ce n'est peut-être ces plages des déserts africains couvertes d'un sable jaune et brûlant, où rien ne recrée la vue, où nulle verdure ne s'épanouit, où végètent à peine quelques plantes au pâle et épais feuillage. De plus, ici, il y avait cà et là des collines noirâtres formées comme de scories de fer et de laves refroidies. Charles aperçut là deux fontaines dont l'eau remplissait d'abord des lacs paraissant des bouches de volcans éteints, puis se répandait au loin en formant deux ruisseaux. L'une estoit trop chaulde, l’autre estoit clere, mais fort impétueuse. Cette dernière roulait dans son ruisseau de grandes pierres luisantes et couvrait ses rives d'une abondante écume la première avait la couleur de l'huile bouillante, une vapeur épaisse serpentait sur tout le cours du ruisseau.

Charles remarqua dans ces deux sources deux grands vaisseaux comme deux cuves d'airain. Dans celle qui était plongée dans la source bouillante il vit, sortant à mi-corps, une forme humaine aux traits empreints d'une douleur profonde et qui paraissait fixer opiniâtrement ses yeux sur lui. Poussé par son guide, il approche... oh! ciel, ce supplicié qui est là dans la cuve d'airain, au milieu de la source bouillante, c'est son père!... c’est Louis le Germanique !... il l'a reconnu. Charles jette des cris, verse des larmes et tend les bras vers lui.

— N'avance pas, lui crie le guide, tu ne pourrais saisir dans tes bras cette forme incorporelle, reste ici et écoute.

Alors le spectre de Louis le Germanique, élevant la voix :
— Charles, dit-il, n'aye point de paour,je scay que à présent ton esperit est transporté et tu retourneras au monde en ton propre corps, car ainsi Dieu l’a permis afin que tu veisses pour quelz pèchez moy et les autres sommes tourmentez. Ung iour ie suis en baing bouillant, l'autre iour, ie suis en baing qui n’est pas si chault, par les mérites de sainct Pierre et de sainct Remy par lesquels nos prédécsseurs ont régné.

— O père vénéré ! que ne puis-je soulager vos douleurs ! Je souffrirais volontiers une partie de votre peine pour vous tirer de ces lieux de misères et de tourmentes.

— Tu ne peux souffrir pour moi, mais tu peux me secourir. Si tu me veulx ayder de prier et de faire prier Dieu pour moi, ie serai incontinent délivré, car mon frère Lothaire et son fils sont jà délivrez et sont en paradis par les prières de ces sainctz.

Charles promit tout de grand cœur. En même temps il tourna ses regards du côté resplendissant de la vallée, comme s'il eût cherché à y voir quelqu'un.

— Ne cherche pas là-bas Lothaire ton oncle, dit l'ombre de Louis ; ceci n'est point le paradis ; c'est encore un lieu d'expiation, le Purgatoire du Désir. Là sont des âmes qui n'avaient presque rien à se reprocher, à peine quelques légers manquements ou qui ne désiraient pas assez vivement le ciel; il y a là aussi des âmes qui ont passé par de grands tourments, mais ne sont pas encore parfaitement purifiées. Elles ne souffrent pas ou ne souffrent plus la peine du sens, mais la peine du dam, la peine d'être encore pour un temps privées de la vue de Dieu.

Charles promenait ses regards avides sur ce lieu qui paraissait ravissant en le comparant à celui où il se trouvait. C'était là sans doute ce séjour dont parle le vénérable Bède dans son histoire d'Angleterre -au chapitre 23e. Bède raconte en effet : « qu'une âme, retournée dans son corps, rapporta qu'elle avoit vu, outre l'enfer et le purgatoire proprement dit, un lieu spacieux comme un pré verdoyant, esmaillé de belles et odorantes fleurs, où se voyait une clarté resplendissante, auquel lieu estoient détenues quelques âmes qui ne ressentaient autre peine, quant aux sens, fors qu'elles estoient privées de la claire et bienheureuse vision de Dieu pour n'en estre encore capables, ayant besoin d'une telle purgation appelée, par les Théologiens, pœna damni »

La voix de son père tira Charles de cette contemplation.
Tourne toy,dit-il, voy là deux vaissaulx quy sont appareillez pour toy, si tu ne t’amendes.

Charles en effet aperçut deux grands vases d’airain plongés dans la fontaine froide et dans la fontaine bouillante et qui, vides encore, semblaient attendre une victime. Le prince, rentrant en lui-même, jura de régler encore mieux sa vie, mais, tremblant, éperdu, il ne pouvait ôter sa vue de dessus ces deux terribles cuves de bronze.

IV

Quand celluy quy le menoit vit qu'il estoit en si grant terreur, il le mena en paradis. Le roi ne savait d'abord où il allait, il traversa encore des couloirs souterrains, revit la lumière du jour, se sentit emporté au-dessus de la terre, au-dessus des nuages. Il aperçut au loin des planètes, des globes lumineux, des myriades de soleils et enfin il arriva à un lieu inconnu tout baigné dans une lumière dorée, comme un monde nouveau aux scènes ravissantes, aux splendeurs inouïes. Il y pénétra sans pourtant monter à ces régions supérieures où chantent les archanges et les chérubins autour du trône de l’Eternel.

A travers les bosquets célestes, au milieu des foules resplendissantes des élus, son guide le mena devant un homme vénérable aux traits souriant, aux yeux brillants et doux, au front paré de l'auréole. Charles le reconnut aussitôt. C'était son oncle, c'était Lothaire, jadis empereur, maintenant habitant fortuné de ciel; à côté de lui se tenait une autre âme couronnée et glorieuse, Louis l'Italique, fils de Lothaire.

Charles ne pouvait rassasier sa vue de ce ravissant spectacle ; il allait se prosterner devant ces deux saints personnages.
Charles, lui dit Lothaire, Charles mon successeur, vien à moy, ie scay que tu as passé de mauvais passages, pour venir icy et as vu ton père en peine de laquelle par la grâce de Dieu, il sera délivré comme nous avons esté et si scay que ta puissance te sera brief ostèe et peu de temps vivras après.

A l'annonce de ces malheurs, Charles trembla et se troubla.

L'autre bienheureux Louis l'Italique l'appela aussi.et lui dit :
Charles, mon cousin, tu tiens de présent mon empire que de droit hérédital devoit avoir Louis fils de ma fille (1).

A ce reproche Charles se troubla encore, gémit mais ne trouva rien à répondre.

Alors il vit venir à lui un tout jeune enfant aux longs et blonds cheveux ; il comprit que c'était là ce fils d'Hermengarde, fille de Louis et dont venait de lui parler son cousin. Il frissonna, s'attendant à de nouveaux reproches, mais le guide mystérieux s'approcha, lui dénoua le fil qu'il avait au poignet. A ce moment il lui sembla qu'on le déliait de ses devoirs de souverain et qu'on lui ôtait la puissance impériale.

Et, sortant comme d'un songe, il se retrouva éveillé dans la chambre de son palais.

L'avertissement du Ciel fit prendre en dégoût à l'empereur Charles les choses d'ici-bas ; il résolut de vivre dans la solitude et la pénitence. Il demanda à l'archevêque de Verceil à être séparé de sa femme, affirmant qu'il avait toujours vécu avec elle comme avec une sœur, ce que l'impératrice-reine affirma aussi. La princesse entra en religion, Charles fut déposé de la royauté de France et de l'empire, et son neveu Arnoul lui succéda comme empereur, et Eudes, comme roi de France. Il expia de grandes peines et par une pauvreté telle que son fils alla implorer pour eux deux de misérables secours.

Quelques temps après la vision, deux mois, disent les uns, deux ans, disent les autres, c’est-à-dire en 887, Charles le Gros passa à une meilleure vie et, grâce à ses épreuves et à son repentir, il put sans doute éviter les formidables cuves d’airain.

FIN

  1. Louis l'Italique ne laissa qu'une fille : Hermengarde, épouse de Boson, qui se fit élire roi de Bourgogne, mais fut vaincu bientôt après et périt dans le combat.


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