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Les Vikings - Les lieux de pouvoir : une archéologie récente.

Par Anne Nissen-Jaubert

Depuis une vingtaine d’années sont fouillés des sites d'habitats privilégiés : les lieux centraux.
On y découvre souvent un mobilier abondant et de qualité et parfois des halles de taille immense.

Les récentes découvertes de sites privilégiés ainsi que le renouvellement des approches archéologiques ont bouleversé notre connaissance des élites Scandinaves. La construction de grands ouvrages défensifs ou la fondation des comptoirs commerciaux, qui ont dû mobiliser une main-d'œuvre importante et exiger un niveau élevé d'organisation, témoignent indirectement de la mise en place d'une autorité publique forte. Dans le sud de la Scandinavie, des ouvrages monumentaux comme le canal de Kanhave (sur l'île de Sams0) et des parties importantes du Dannevirke ainsi que la fondation des comptoirs de Ribe et de Hedeby indiquent l'existence d'un pouvoir royal qui cherche à imposer son contrôle sur les terres et sur la mer dès le début du VIIIe siècle, soit à peu près un siècle avant l'époque viking. Les pierres runiques dressées pour commémorer les défunts offrent des éclairages supplémentaires sur les élites.

La grande pierre de Jelling (Xe siècle)

Dans les lieux centraux, on trouve toujours une forte association entre le pouvoir et la religion.
La grande pierre de Jelling (Xe siècle).

Autrefois, la connaissance de ces dernières reposait surtout sur des sépultures comme à Oseberg, au sud d'Oslo, ou à Mammen, au Danemark. Mais les recherches de ces deux dernières décennies ont mis en évidence des sites d'habitat privilégiés jusqu'alors méconnus. Depuis la fin des années 1980, des prospections thématiques souvent complétées de fouilles ont identifié des habitats privilégiés, qualifiés de places centrales ou de lieux centraux et qui se distinguent des sites ruraux ordinaires par la qualité et la quantité du mobilier recueilli. Certains comportent les restes de grandes halles monumentales, des résidences de chefs voire de rois. Le mobilier métallique et les objets d'importation, comme la vaisselle romaine ou les verreries franques, témoignent de la richesse de leurs habitants. Des lieux centraux comme Gudme, le plus imposant de toute la Scandinavie, Dankirke (Danemark), Sorte Muld (île de Bornholm), Uppâkra et Helgô (Suède) qui sont occupés depuis 200 apr. J.-G. environ, restent des centres importants durant l'époque viking. Il est donc essentiel d'étudier cette période sur la longue durée. La diffusion réduite des importations et d'autres objets de prestige suggère qu'ils ont circulé dans le cadre d'échanges servant à nouer et à renforcer les alliances à l'intérieur d'une petite élite. Parmi ces sites dits à métaux, certains regorgent d'objets en argent et en or. Les découvertes d'armes et de leur parure ainsi que d'éléments de harnachement soulignent en outre la présence en ces lieux d'une élite guerrière.

Plusieurs lieux centraux de l'époque viking avaient une fonction résidentielle mais on y commerçait aussi comme le montrent Kalmergaarden et les très grandes halles à Tiss0 (Danemark). Les comptoirs de Ribe, Hedeby (Danemark), Kaupang (Skiringsdal à l'embouchure du fjord d'Oslo) et Birka près de Stockholm révèlent un phénomène nouveau et marquent un tournant décisif dans les échanges commerciaux. Nombre de sites ruraux livrent en effet des fragments de meules à bras rhénans, des pierres à aiguiser et des bols en stéatite qui attestent leur intégration dans le réseau d'échanges. Ce sont des versions tardives des emporta fondés aux VIe-VIIe siècles le long de la mer du Nord comme Dorestad (Hollande) et Quentovic (France) sous domination franque et de l'autre côté de la Manche, en Angleterre, Hamwic et Ipswich. Les résidences des chefs en revanche semblent perdre, à l'époque viking, de leur importance en tant que lieux d'échanges mais gardent un grand rôle religieux. Ainsi, on voit souvent qu'un manoir médiéval, associé à une église paroissiale, a succédé à une grande ferme de la période préchrétienne. Les prestigieux ensembles monumentaux tels Uppsala (Suède), Jelling et Borre (Danemark) soulignent cette association. Uppsala, illustre site royal suédois, est connu pour son spectaculaire paysage monumental. Son église romane, datant du VIF siècle, contient probablement des ancêtres de la dynastie des Ynglinga étroitement associés à ce site. Vers 1080, Adam de Brème décrit le site à la fois comme une résidence royale et un haut lieu du païen. Il mentionne un temple abritant des statues de divinités en bois. Les fouilles de l'église d'Uppsala ont révélé plusieurs phases de construction, dont les traces d'un bâtiment quadrangulaire qui, dans un premier temps, a été interprété comme les restes du temple païen. En réalité, ces vestiges seraient plutôt les restes d'une première église en bois. Olaf Olsen a montré que l'hypothèse du temple était peu fondée et était plus le fait de la culture classique des lettrés du XIe siècle que des observations contemporaines. Il est donc peu probable que l'église ait été construite sur l'emplacement d'un temple païen. En revanche, des fouilles récentes ont révélé les restes d'une grande halle monumentale ressemblant à celles de Borg dans l'île de Lofoten, Lejre (Sjaelland) et Tiss0.

La grande halle du IIIe siècle à Gudme ainsi que celles des VIIIe-Xe siècles de Tiss0 donnent sur des bâtiments de taille inférieure. La même disposition a été relevée dans les grandes fermes de chef à Vorbasse (Danemark) et à Borg. Ici, comme à Tiss0, les grandes quantités d'ossements de porc retrouvées suggèrent qu'il s'agissait de bâtiments de culte, peut-être liés à des repas rituels. La halle du chef était peut-être le cadre de ces pratiques. Quoi qu'il en soit, on est loin des grands temples monumentaux.

Plusieurs récits soulignent l'importance de la maison-halle

Seul le bâtiment à côté de Gudme présente des dimensions hors du commun, ce sont les halles qui sont imposantes. Dans le monde nordique, les grandes manifestations religieuses se tenaient davantage à l'écart de l'habitat, en forêt ou près des lacs sacrés comme l'indiquent la toponymie et l'emplacement des grands sacrifices (dans le sud de la Scandinavie, les sacrifices d'armes diminuent d'importance après les IIe-IVe siècles ; alors qu'en Suède cette tradition perdure, à une moindre échelle, à l'époque viking. Comme pour les fermes ordinaires, c'est la grande halle qui constitue le cœur de la résidence du chef. Plusieurs récits plus ou moins légendaires comme le poème Beowulf, soulignent l'importance symbolique de la halle. De même, sur les stèles imagées gotlandaises, le Valhalla est représenté sous la forme d'une grande maison-halle. Dans les années 1980, des fouilles à Borg dans l'île de Lofoten au nord du Cercle polaire ont mis au jour les restes d'une immense halle révélant ainsi un aspect jusqu'alors inconnu de l'architecture monumentale nordique du haut Moyen Âge. L'édifice atteignait en effet 50 m de long pour environ 10 m de large ; ses dimensions dépassaient ainsi toutes les autres constructions en bois connues du haut Moyen Âge. Quelques années plus tard, d'autres grandes halles de dimensions comparables étaient découvertes à la périphérie de Lejre. Depuis, des fouilles à Tiss0 et à Uppsala, siège de la dynastie d'Ynglinga, ont augmenté le nombre de ces halles immenses. Une aura particulière s'attache au nom de Lejre. Le poème anglo-saxon Beowulf désigne ce site comme la résidence du roi danois Hrotgar ; et la chronique de Lejre, datant du XIIe siècle, le présente comme le berceau de la dynastie des Skjoldungar. Selon Beowulf, Hrotgar y aurait fait construire une vaste halle pour loger sa suite guerrière. Situé à la marge de son royaume, l'imposante halle devait impressionner les rivaux des territoires voisins. Sans accréditer les récits, par ailleurs peu crédibles, du poème Beowulf et de la chronique de Lejre, les fouilles ont permis d'affirmer que les deux récits disent vrai quand ils évoquent l'importance du site avant l'époque chrétienne.

La valeur symbolique de ces halles est manifeste à Lejre où Bente Draiby a pu superposer les plans d'une halle du VIIIe siècle avec le grand alignement en pierre naviforme du même site datant de la même époque : les courbes des alignements du monument funéraire et des murs de la halle coïncident. Mieux encore, les emplacements de la sépulture et d'un grand menhir sont exactement les mêmes que ceux du foyer et d'un grand poteau porteur de la halle. Ces coïncidences révèlent une signification symbolique dont nous avons définitivement perdu la clef.

Lindholm Hoje, au Danemark, avec plus de 600 tombes naviformes

L'étude des nécropoles (ici Lindholm Hoje, au Danemark, avec plus de 600
tombes naviformes) complète celles des habitats et nous renseigne sur
l'élite nordique.

Dans les lieux centraux, l'association étroite entre le pouvoir religieux et militaire perdure après la christianisation comme l'attestent les sites royaux d'Uppsala, de Borre, de Jelling et de Gudme. Jelling illustre particulièrement la force de cette association. On y trouve le dernier et le plus grand monument funéraire païen. Deux pierres runiques nous indiquent que ses initiateurs étaient royaux. La grande pierre runique, la plus récente, nous apprend que « Harald, roi du Danemark avait fait construire un monument en mémoire de Gormon son père et Thyre sa mère... Harald, celui qui christianisa les Danois. » Une scène de crucifixion sur l'une des faces souligne le caractère chrétien d'une partie du site. Cependant, Harald n'avait adopté que tardivement la foi chrétienne et à Jelling deux tertres monumentaux ainsi que des alignements en pierre témoignent d'un passé païen prestigieux. Les fouilles menées par Knud Krogh dans l'église ont mis au jour les restes d'une grande église en bois datant du Xe siècle ainsi qu'une grande sépulture secondaire contenant les ossements de deux hommes en vrac. Des restes de tissu avec du fil d'or et des appliques de ceinture en argent montrent que l'un d'eux appartenait à l'élite de cette société. Les décors sont identiques à ceux trouvés sur le bois de la chambre funéraire et sur un petit gobelet en argent recueilli dans la tombe sous le tertre. Les deux tombes sont donc très proches dans le temps et, selon toute vraisemblance, c'est le roi Harald qui a choisi de déplacer la dépouille de son père pour lui offrir a posteriori une tombe chrétienne. Jelling est ainsi à la fois le dernier haut lieu du paganisme danois et le premier haut lieu durable du christianisme nordique. Et tous deux ont été aménagés sur l'initiative du même roi.

L'identification des lieux centraux, ces deux dernières décennies, a révélé de nouveaux aspects des élites Scandinaves. Les découvertes de vastes halles de chefs ou de rois donnent un aperçu jusqu'alors inconnu de l'architecture monumentale en bois. Plus encore que les lieux centraux, la fondation des comptoirs à Hedeby, Ribe, Kaupang et Birka témoigne d'un niveau d'organisation élevé dans les sociétés Scandinaves. Le renouvellement des interrogations archéologiques a permis de suivre la mise en place des royaumes nordiques sur le long terme. Cette évolution était largement engagée dans le sud de la Scandinavie, qui se distingue par une organisation centralisée dès le VIIIe siècle. En Norvège et en Suède, les autonomies régionales perdurent plus longtemps. Partout, l'archéologie montre que les élites et les territoires nordiques de l'époque viking s'inscrivent dans une évolution qui est amorcée à partir du IIIe siècle de notre ère et qui marquera aussi les premiers siècles chrétiens.




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