Nom en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

La joute des trépassé

Surplombant Salm-Château, face à la hauteur où s'éleva la forteresse ancestrale des comtes de Salm(1), on connaît encore le site, en bordure du plateau, où les seigneurs du lieu aimèrent longtemps organiser des tournois. Bien que parfois meurtrières et faisant des éclopés(2), ces joutes n'étaient conçues que comme des concours de vaillance et d'habileté aux armes et nullement comme des duels.

D'après la généalogie de la famille de Salm par Vandermaelen (dans la Géographie du Luxembourg) l'extinction de la lignée principale se situe à la mort du comte Henri VI, en 1416. Ce seigneur aurait péri dans une joute insolite restée dans la tradition orale - où pourtant les récits de ce genre sont exceptionnels. Marcellin La Garde en donne une interprétation dans l'un des plus populaires récits de son Val de la Salm.

Le sire de Salm avait combattu dans diverses guerres régionales(3), - dont l'une, à la bataille d'Othée, avait coûté en 1408 la vie à Henri, son fils unique. Devenu vieux, Henri VI gardait deux passions. À son amour paternel pour sa fille Marie - sa seule famille depuis la mort de son épouse - se joignait une fascination pour le métier des armes. Et pourtant son âge lui interdisait d'encore y briller comme jadis.

Lors d'un tournoi qu'il organisa au printemps 1410, des seigneurs, pour le flatter, se laissaient exprès désarçonner par le vieux comte, seul à ne pas s'apercevoir de la supercherie. Celle-ci mettait en rage le plus brillant chevalier présent, Adalbert de Falkenstein, déjà réputé comme brillant jouteur, bien que très jeune.
Comme Henri VI de Salm l'invitait à jouter avec lui, il refusa:
- Par respect pour votre glorieux passé, je ne me prête pas à ce jeu qui ne trompe que vous.
- Tu n'oses pas mettre ici en balance le renom que te valent tes succès à d'autres tournois, lui cria le vieux comte, plein d'illusions.
- Non, répondit Adalbert, mais je ne veux ni vous peiner, ni me prêter à la parodie qui vient de vous valoir des victoires trop faciles.

Henri faillit jeter son gant à la figure d'Adalbert - ce qui eut été une provocation à un duel à mort - mais il le défia à une joute à la lance. Aux premières passes d'armes, Adalbert se contenta d'esquiver les assauts du comte. Puis, impatienté, il le désarçonna de son premier coup, donné avec une visible nonchalance. Pâle de rage, Henri de Salm se retira sous sa tente, tandis qu'Adalbert défaisait l'un après l'autre les meilleurs jouteurs présents.

Le jeune chevalier fut proclamé vainqueur du tournoi. Lors du banquet qui suivit, il eut droit à la place d'honneur entre Marie et son père qui, visage fermé, ne dit pas un mot. Prétextant une fatigue, le comte se retira dans ses appartements dès que le permirent les usages de l'hospitalité.

Château des comtes de Salm

Restes du Château de Salm.

Agrémentée de chants de ménestrels et de danses, la fête dura jusque vers minuit. Malgré l'heure tardive et la distance - plus de six lieues: quelque trente-cinq kilomètres -, Adalbert déclina l'invitation à loger à Salm et voulut se mettre en route vers son château de Falkenstein, sur l'Our. Avant de revêtir sa lourde armure, il alla chercher son cheval à l'écurie. Sur le pavé, il y trouva un billet à son nom. Une dame, taisant son identité, le priait de la rencontrer sans retard, sous le grand chêne du parc. Elle voulait lui demander de la défendre dans une affaire d'honneur qu'elle lui expliquerait.

Sans hésiter, il s'y rendit, et aperçut dans l'ombre une forme blanche. Se dirigeant vers elle, il se prit les pieds dans un piège de cordes tendues qui le fit tomber sur le sol. Aussitôt, il eut sur lui la masse du vieux comte qu'il reconnut, le visage défiguré par la haine. Henri VI le poignarda en pleine poitrine. La force du vieillard étant décuplée par la passion, il alla jeter son corps dans un puits abandonné que masquaient des ronces, dans la pente vers la Salm.

La disparition du chevalier de Falkenstein causa un choc parmi les nobles comme les manants de tout le Nord du Luxembourg et de la principauté voisine de Stavelot. Puis la rumeur publique l'attribuant à quelque attaque nocturne de l'imprudent par des bandits, on y pensa moins. Et personne ne songea à rapprocher de cette fin énigmatique un brusque changement dans le caractère et les habitudes d'Henri VI. Devenu d'humeur sombre, ce grand seigneur qui aimait donner des réceptions brillantes et des tournois, fuyait maintenant la compagnie, détestait subitement l'exercice des armes, naguère son plus vif plaisir. Il s'enfermait longtemps en tête à tête avec son chapelain. Ce que l'on ne savait pas, c'est qu'il ne cessait de l'interroger sur la miséricorde de Dieu et la façon de racheter des offenses graves. Mais de confession, il ne voulait pas entendre parler.

Ce nouveau cours, austère et silencieux, de la vie au château de Salm, jadis si animé, attristait la jeune Marie. Devenue une demoiselle de belle prestance, «au teint de lys et de rosé», elle eut aimé se laisser admirer par des assemblées de belliqueux chevaliers. Seuls quelques rares familiers, fils de vieux amis du comte, tels le sire de Houffalize et Othon de Rougrave-Beimberg, venaient encore parfois à Salm. Un jour où ils se trouvaient ensemble près du vieil Henri VI, le comte fit appeler sa fille et lui dit:
- Je dois songer au jour où mon âge me fera comparaître devant notre Seigneur à tous. Ce jour est peut-être proche. Je ne veux pas vous laisser sans un protecteur digne de la famille de Salm. Ces gentilshommes de bonne lignée, Houffalize et Rougrave, me demandent tous deux votre main. Chacun vous aime. Vous les connaissez. Je vous demande de faire votre choix. Ne tardez pas, je vous prie.

Pour se décider, la jeune fille demanda à ses deux prétendants leur avis sur les tournois.
Par déférence pour Henri VI, le sire de Houffalize désapprouva vivement ces exercices dangereux, où des amis feignaient entre eux la guerre et risquaient, dit-il, de s'entretuer. Au contraire, Othon de Rougrave-Beimberg approuva cette coutume, comme une école de vaillance et d'habileté.
- Bon jouteur au tournoi sera moins exposé à être tué à la guerre, conclut-il, vivement approuvé par la fille de Henri VI.
- Je donne ma foi à Rougrave-Beimberg, dit-elle, c'est un chevalier selon mes vœux. Je compte sur lui pour maintenir le renom de Salm.

Date fut convenue pour les noces. Selon l'usage, elles furent suivies d'un tournoi. Endormies pendant des mois, les ardeurs martiales d'Henri VI s'y réveillèrent, à la grande joie de sa fille. Comme lors des dernières joutes disputées à Salm, des seigneurs complaisants se laissèrent vaincre par Henri VI, dupe une fois de plus de cette comédie.
Tout allait pour le mieux quand survint, visière baissée, un chevalier inconnu qui ne livra son nom, à voix basse, qu'au sire de Clervaux, le maître d'armes.
L'inconnu provoqua le vieux comte, non pour une joute mais, suscitant le désarroi parmi l'assistance, en clamant ceci:
- Je demande le jugement de Dieu. Ce sera un combat à mort. Henri de Salm, sixième du nom, je t'accuse d'avoir assassiné en traître, au soir de la dernière fête donnée ici, ton vainqueur Adalbert de Falkenstein. J'entends venger ce crime qui souille ton blason.

Au premier choc, il désarçonna Henri, descendit de cheval et, se penchant sur le vieux comte terrassé, leva la visière de son casque. Poussant un cri d'horreur, le sire de Salm perdit connaissance. Il avait le visage du fantôme d'Adalbert, sa victime. Le médecin qui l'examinait d'urgence constata qu'il était mort, sans la moindre blessure. Sa fille Marie, perdant la raison, devait lui survivre de peu et la branche mère, ardennaise, des Salm s'éteignit ainsi sans descendance.

Selon les villageois que La Garde semble avoir interrogés, tous les ans, à minuit, à l'anniversaire, et sur le site de ce combat maléfique, s'affrontent deux chevaliers fantômes. C'est la «joute des trépassés».

Ce que l'histoire a consigné, c'est, en 1415, la mort sans enfants de Marie de Salm, épouse récente d'Othon de Rougrave-Beimberg, suivie en 1416 de celle de son père Henri VI. Les événements se suivent de près mais pas dans l'ordre du récit. Que l'imagination, médiévale ou romantique, ait fabulé sur l'extinction de la glorieuse lignée ardennaise de Salm n'est pas étonnant. Son blason d'argent (blanc) à deux saumons opposés de gueules en pal (rouges, placés verticalement) ne fut plus porté, sinon sur un blason communal, mais il se retrouve, avec les couleurs inversées, dans la branche lorraine, qui survécut, essaimant également, et avec éclat, en Allemagne. Le Gotha renseigne plusieurs familles Salm, qui toutes procèdent du tronc ardennais. Il y eut même des Salm-Salm, dont une descendante peu banale, Agnès, laissa des mémoires(4). Il était dit que les Salm ne seraient pas des gens de tout repos.

  1. Selon les Communes luxembourgeoises de Tandel, le nom de Salm provient soit comme le dit la tradition des saumons figurant au blason de la famille, soit comme le croit La Garde d'une contraction de Sal-heim demeure des francs saliens.
  2. La littérature commandée pour célébrer l'éclat des tournois réserve des surprises. Pour celui, très brillant, de Chauvency-le-Château, près de Montmédy, qui devait, en 1268, endetter les comtes de Chiny, le poète courtisan commandé par les comtes relate les reproches sévères faits par le maître d'armes. Celui-ci stigmatisait l'inconscience avec laquelle, dans leur fougue, les chevaliers se causaient l'un à l'autre de graves blessures, laissant nombre de participants infirmes à vie.
  3. La plus sanglante fut celle qu'il mena avec sa famille contre son beau-père, le puissant financier Renaud Maheré, dont le remariage tardif risquait de les priver de son héritage comportant mainte seigneurie, en Ardenne du Nord-est et de Montjoie à Fauquemont (Valkenburg) dans le Limbourg actuellement hollandais.
  4. Traduits dans les années 1980 chez Duculot.



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