Nom en police de caractère adaptée

Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Le meunier des Clawettes

Les Ardennais ne sont pas connus comme des gens bavards. Mais le meunier des Clawettes était-il ardennais? Les gens de Ville-du-Bois et de Vielsalm se demandaient d'où venait cet étrange petit homme, sec comme une trique. Il semblait être fait de peau tannée, ridée, collée à même les os. Si on n'est pas très expansif, on est curieux. Et poli.

Curieux, les villageois de la Salm l'étaient comme tout le monde. Mais poli, lui l'était fort peu. Il ne devait pas être du pays, car il ne disait pas bonjour ou à peine, et ne répondait que par oui et non, quand on lui parlait. Connaissait-il vraiment le parler de chez nous? On n'en était pas sûr. Les quelques bribes de wallon qu'on parvenait à tirer de lui, il les prononçait avec un accent bizarre. Des mots étrangers s'y mêlaient.

Le moulin qu'il avait bâti aux Clawettes près de la Salm était aussi bizarre que lui: tout petit, à peine plus grand qu'une maison pour des nutons.

Il avait voulu y faire tout lui-même, car il était travailleur, le bougre, et avare avec cela. Pour les murs et le toit, il se débrouilla bien. Quand il s'agit de tailler les meules, il en réussit une. Pour la seconde, il eut tous les ennuis de la terre: son ciseau se brisa sur une pierre trop dure, après en avoir fendu une autre, trop fragile.

Le bonhomme s'acharna là-dessus toute une semaine. Il se serait fait tuer plutôt que de demander aide ou conseil à un homme du village.

Il venait enfin de réussir une meule parfaite, ni trop grande ni trop petite, creusée où il faut, lorsque, d'un dernier coup, il la fit éclater en quatre morceaux.

Jurant tous ses mille tonnerres, le meunier jeta ses outils avec rage et s'écria:
- Que le diable s'y mette!
Le diable n'est jamais loin, et il a de bonnes oreilles. Quand on l'appelle à l'aide, même sans penser à ce qu'on dit, il vous prend au mot. À peine le meunier avait-il fermé la bouche que Lucifer était là, sorti d'on ne sait où.
- Je suis à ton service, lui dit-il en s'inclinant légèrement, avec une courtoisie un peu railleuse de grand seigneur. Que puis-je faire pour t'aider?
Surpris, le meunier eut-il peur ou fut-il content? Toujours est-il qu'il prit rendez-vous avec le Malin pour la nuit du lendemain, au bord d'un étang qui a gardé le nom de «mare au diable». Sur un parchemin noir comme la cape et le cœur de son partenaire, le meunier des Clawettes signa un pacte avec son sang. Contre son âme, dans vingt-cinq ans, il recevrait à l'aube un grand moulin tout neuf, deux chariots et leurs chevaux et un grand sac de pièces d'or pour les premiers salaires de ses valets.

En ce temps-là, les meuniers avaient la réputation d'être des gens malhonnêtes, sans conscience, qui ne donnaient jamais le poids juste de farine aux fermiers qui leur faisaient moudre du grain. La conscience de l'homme de Clawettes ne devait pas être bien délicate: il dormit comme une masse. Ce n'était pas, on en conviendra, le sommeil du juste.

Son réveil fut bien agréable. Un soleil vif brillait dans un ciel d'un bleu de paradis, transparent comme après un orage. Son petit moulin, dont chacun riait sous cape, était devenu un vaste bâtiment tout neuf, au toit de belle ardoise. Un bief aux berges bien droites amenait l'eau sur les pales d'une grande roue de chêne, qui actionnait deux paires de meules, broyant un grain venu d'on ne sait où, car le meunier n'avait ni champs, ni clients.

Des chevaux piaffaient d'impatience, attelés à deux chariots portant, en belles lettres bleues, l'inscription «Moulin des Clawettes». Deux gaillards au teint sombre, basanés comme Lucifer, et peut-être bien de sa famille, n'attendaient qu'un signe pour aller chercher les sacs de grain dans les villages.

Le petit meunier, que le cadeau du diable n'avait pas rendu plus bavard, leur dit d'aller. Puis il s'assit sur un talus où affleurait le schiste. Il contemplait son nouveau bien avec un sourire bizarre. C'était l'un de ces hommes au visage dur que le sourire défigure et enlaidit.

Le patron des Clawettes eut souvent ce vilain sourire. Éblouis par le nouveau moulin, le plus beau et le plus grand entre Bastogne et Aix-la-Chapelle, les clients affluaient de partout. Les meules tournaient jour et nuit. On attendait son tour. Mais ce qui semblait procurer le plus de plaisir au meunier, c'était d'apprendre la ruine, en quelques mois, de tous ses confrères alentour. Jadis, ils s'étaient moqués de sa minable installation. Maintenant, désertés par les clients, leurs moulins périclitaient. Quelques-uns devinrent petits fermiers, mais personne ne leur prêtait d'argent pour acheter des bêtes à la foire de Saint-Jacques. D'autres s'engagèrent comme ouvriers dans les tanneries de Stavelot et de Malmedy, travaillant dur pour gagner peu.

Mais le temps passe vite, même lorsque chaque heure semble sonnée par un thaler d'or. Vingt-cinq ans après la nuit du pacte signé de son sang à la mare au diable, le meunier dormait, d'un sommeil bercé par le bruit des meules. Un orage subit éclata, que rien ne laissait prévoir. La foudre tomba sur le moulin des Clawettes qui flamba comme s'il eût été de paille. Les valets eurent le temps de se sauver: on les vit fuir on ne sait où, sur terre ou en enfer.

Du meunier, on ne retrouva rien entre les pans de murs noircis qui fumèrent trois jours: pas un os, pas un clou de bottine.




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