Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée

Les légendes des quatre Ardennes - Frédéric Kiesel

L'or des fées

En Ardenne, la tradition ne nous a pas rapporté beaucoup de récits de fées. Les imaginations ont été surtout frappées par le diable, les loups-garous et la sorcellerie en général (les loups-garous n'en sont qu'un des thèmes).

Pourtant, lorsqu'on quitte Houffalize dans la direction de Liège, on remarque, vers le sommet de la pente, un écriteau renseignant, à gauche, une « Vallée des fées ». C'est celle d'un long ruisseau appelé « Martin Moulin », venu des fagnes du plateau des Petites Tailles à travers le Bois de Cédrogne. Point trop loin d'Achouffe, le seul village de ce vallon isolé, parmi les bois, des fées avaient leur domicile.

On en parlait, sans crainte d'ailleurs, car elles étaient gracieuses et bienveillantes, mais on ne les voyait pas souvent. C'est sans penser à elles que le jeune Toussaint Cornet, choisi comme herdier (berger du troupeau du village) par les braves gens de Wibrin, menait volontiers paître les vaches du côté de Chevoumont, dans la vallée des Fées. Le garçon avait été choisi, malgré son jeune âge, par bonté, parce que, mort trop tôt, son père, excellent herdier, avait laissé une veuve sans ressources. Mais on n'eut pas à se repentir de ce choix charitable. Toussaint était un pâtre attentif et habile. Jamais il n'arrivait d'accident aux bêtes qu'il gardait, jamais une ne se perdait.

Un jour, même, ce fut le contraire qui arriva. Une vache magnifique, plus forte et plus grasse que les autres, s'était jointe au troupeau. Elle était noire avec toute les extrémités blanches : pattes, museau, queue. Mais elle se distinguait surtout par ses grandes cornes très belles, d'une nuance gris bleu.

Personne, dans les alentours, ne possédait de bête pareille. Elle était sortie du bois. De ce côté il n'y avait pas de ferme à une lieue de distance. Le jeune Toussaint était un garçon pratique. Il ne se posa pas de questions inutiles. Il savait qu'un bien sans maître, une bête par exemple, appartenait à qui en fait la trouvaille. Comme sa mère et lui étaient pauvres, il aurait eu bien tort de se faire du mauvais sang. C'était un cadeau du destin — qui leur devait bien cela.

Bien qu'étrangère au troupeau, la vache noire s'y mêlait paisiblement. Le soir, quand Toussaint sonna le retour, dans la corne léguée par son pauvre père, la bête suivit ses compagnes de pâture comme si elle était depuis toujours une bête de Wibrin. Le jeune herdier s'en réjouissait :
— Me voilà propriétaire de la plus belle bête de toute la région, se disait-il déjà.
Il allait un peu vite en besogne. A un tournant du chemin, la vache noire entra dans le bois et y disparut comme une biche.

Le jeune herdier fut désappointé. Comme il racontait l'incident à sa mère, celle-ci lui dit :
— La vache noire reviendra peut-être demain. Cela ne nous ferait pas de tort, une belle bête comme cela. Je vais te donner une grosse corde, solide comme une chaîne. Si la vache revient, tu lui lieras bien solidement les cornes. Ainsi tu pourras la ramener ici. Tu es déjà un fort gaillard, et volontaire comme ton père à ton âge. Elle sera bien forcée de te suivre.
Le lendemain, comme la veuve l'avait prévu, la vache noire, sortie d'on ne sait où, était à nouveau mêlée au troupeau. Toussaint en fut joyeux et excité toute la journée. Au moment du retour, elle ne lui opposa aucune résistance quand il lui lia les cornes. Elle le suivit le plus docilement du monde. Il se croyait déjà le propriétaire de la plus belle vache qu'on ait jamais vu de Mont-le-Ban à La Roche lorsque, d'un coup de tête, elle brisa la corde et se sauva dans le bois.

Toussaint était désespéré.
— Elle ne reviendra plus, dit-il à sa mère.
— Si, répondit-elle. Cette bête doit avoir une raison pour venir dans le troupeau.
— Et si elle revient, qu'est-ce que je dois faire?
— L'attacher avec une chaîne.
— Et si elle la casse? Cela se paye une chaîne, tu sais Maman!
Nous en avons une qui ne se cassera pas. Ton père l'avait achetée à la Foire de Bastogne peu avant sa mort, le pauvre cher homme.

Le lendemain, comme sa mère l'avait prévu, Toussaint revit la vache noire au milieu de celles de Wibrin. Se demandant s'il n'avait pas une vision, il s'approcha d'elle. Elle ne fit aucun mouvement pour s'écarter de lui, et laissa caresser. Elle ne lui tenait pas rancune d'avoir essayé de l'emmener la veille.

Elle ne bougea, pas non plus quand, le soir, il lui attacha la chaîne aux cornes. L'autre extrémité, il l'avait nouée à son poignet, pour être sûr de ne pas la lâcher. Sans méfiance, sans renâcler, la bête se laissa conduire par le jeune berger, bien décidé à ne pas se laisser surprendre. Il avait, évidemment, bien raison de se méfier. Comme le troupeau allait quitter les pentes de la vallée des fées, la vache noire s'en écarta. Chose étrange, elle ne fit pour cela aucun mouvement brusque. Elle voulait aller à sa guise, et le montrait bien, mais elle ne faisait rien pour se débarrasser du herdier. Il n'était pas à même de l'empêcher de filer au petit trot vers la forêt. Le poing noué à la chaîne, il la suivait bon gré mal gré. Elle n'allait pas trop vite et le grand gamin, sans difficulté, courait à côté d'elle.

— Où me conduit-elle? se demandait-il.
Il était intrigué, mais n'avait pas peur. Il sentait bien qu'il allait vers un mystère, mais que ce mystère n'était pas terrifiant. Il faut dire d'ailleurs que Toussaint, obligé très tôt de se débrouiller, n'était pas couard.

Après avoir sauté dans les genêts, enjambé des ruisseaux, frôlé des buissons d'épines et traversé maintes futaies. Toussaint commençait tout de même à être essoufflé lorsque la vache noire s'arrêta, dans le bois, devant la grotte où l'on disait que vivaient les fées du petit pays d'Achouffe. Il avait fini par dénouer la chaîne de son poignet. La vache noire pénétra sans lui dans la grotte d'où sortit une petite demoiselle jolie comme un ange aux vêtements couleur de feuilles et de brume. Ses yeux étaient d'un vert pâle comme le ciel à l'horizon par les plus beaux jours de la fin d'automne.
— Je n'y croyais pas trop, se dit Toussaint, mais voici certainement une fée. Que me veut-elle?
— Je vois que tu n'as pas peur de moi, dit la petite demoiselle d'une voix douce et fraîche comme l'eau d'une source.
— Tu as bien raison. Nous te voulons du bien. Tu as pris soin de notre vache et l'as laissée paître avec celle de ton village. Nous voulons te récompenser. Tu es bien le pâtre Toussaint qui a perdu son père l'autre année?
— Oui, Madame, répondit-il, malgré tout un peu intimidé.
— Reviens ici demain matin, et prends avec toi un grand sac, le plus grand que tu trouveras. Tu n'auras pas à t'en repentir.
— Je le ferai, Madame. A demain, Madame, dit-il, fasciné par la beauté et la douceur de la fée.

Après avoir esquissé un geste de la main, elle disparut dans sa demeure.
— Ce qu'elle veut me donner vaudra bien plus que la vache, pensait Toussaint en rentrant tout rêveur chez lui. Et il était ainsi fait que, chose normale à son âge, la magie de son aventure lui plaisait encore plus que l'idée de la richesse.

Sa mère avait autant d'espoir que lui. Mais aucun sac n'était assez grand pour cet espoir.
Une chance pareille, on ne la rencontre qu'une fois dans sa vie, disait la veuve. Alors il faut en profiter. Les sacs à blé sont trop petits. Tu sais quoi? Nous allons vider la paillasse sur laquelle tu dors. La toile en est solide. C'est cela qu'il nous faut.

Le lendemain, comme convenu, après avoir conduit le troupeau de Wibrin non loin de la grotte aux fées, dans une jolie clairière sentant bon la reine des prés, Toussaint déposa le sac devant l'entrée.
— Reviens ce soir, lui dit bien gentiment la fée qui l'attendait. Tu as bien fait de prendre un sac aussi grand. Le soir, le sac était bourré à craquer.
— Emporte-le. Tu vois que nous te faisons un cadeau digne d'un homme vaillant comme tu l'es déjà, dit la fée. Mais un homme doit savoir être patient. Surtout, fais bien attention à ceci: ouvre le sac seulement lorsque tu seras chez ta mère. N'oublie pas cela.
— Non, Madame. Oui, Madame. Merci, Madame, dit le grand gamin en empoignant la toile de matelas par deux coins, comme on fait pour les sacs de pommes de terre. Mais au lieu d'avoir, sous la toile, une patate dans chaque main, il sentait quelque chose de dur.
Ce sont des pièces d'or, se disait Toussaint, en s'éloignant, plié sous le fardeau. Était-ce l'effet de la joie, ou recevait-il des fées une aide magique? La charge, énorme, était supportable. Sur le chemin du retour, Toussaint s'arrêta pourtant trois fois, pour souffler, comme on dit.

La première fois, il se contenta de regarder le sac. La deuxième, il le caressa. La troisième, il ne put résister à la tentation. Sa maison était pourtant en vue, mais il défit le nœud et ouvrit le sac. Sous sa main, il sentit le contenu perdre sa dureté métallique. Seule, une fine paille dorée, de la couleur de ce qu'il espérait, s'échappa, se répandit sur le sol et s'envola dans le vent.

Tout penaud, Toussaint ramena la toile de matelas chez sa mère. Ils n'y trouvèrent que quelques pièces d'or, dans les coins, parmi des restants de paille. Le maléfice les y avait-il oubliées? Ou était-ce le fait d'une indulgence moqueuse des fées, qui voulaient montrer ce que Toussaint avait perdu, et lui donner tout de même un « pourboire »?

Après tout, une demi-douzaine de thalers en or pour trois jours de pâturage, ce n'est pas si mal. Mais qu'est-ce que c'est à côté du rêve d'une fortune féerique?




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