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Les légendes d'Ourthe-Amblève

Les quatre fils Aymon

Chapitre III

COMMENT CHARLEMAGNE ASSIEGEA MONTFORT, OU IL FUT VAINCU DEUX FOIS, COMMENT MONFORT FUT BRULE, ET DE LA VENGEANCE DE REGNAUT QUI DETRUISIT LA PLUS GRANDE PARTIE DES GENS DE SON PERE.

L'histoire du roi Alexandre ne contient point de faits aussi mémorables qu'en vécurent les quatre fils Aymon ; car après que Charlemagne les eut fait bannir du royaume de France, il tint cour plénière à Paris. Et les barons y étant assemblés, il vint un messager qui, s'agenouillant devant lui, lui dit :
— Sire, je viens du grand bois des Ardennes où j'ai trouvé les quatre fils Aymon, dans un château qu'ils ont fait construire.
Quand le roi l'entendit, il fut surpris, et dit à ses barons :
— Seigneurs, je vous prie de m'aider à venger l'outrage que m'ont fait les quatre fils Aymon.

Les barons répondirent d'une voix unanime qu'ils étaient prêts à servir, et ils lui demandèrent la permission d'aller dans leur pays pour s'armer comme il convenait, ce qu'il leur accorda aussitôt. Ils partirent tous pour leurs terres, mais ils revinrent bientôt à Paris en bon équipage. Le roi les reçut honorablement, et peu de temps après ils partirent de Paris et s'en furent coucher à Mont-Lion. Le lendemain, le roi se remit en route et donna la conduite de l'avant-garde au comte Régnier de Montpellier qui avait une grande haine contre Regnaut. Quand ils furent en chemin, le roi appela Régnier, Guyon d'Anfort, le comte Garnier, Geoffroid, Lengon, Oger le Danois, Richard le Normand et le duc Naimes de Bavière, et leur dit :
— Seigneurs, je vous prie de faire diligence, afin que nous puissions prendre les quatre fils Aymon.

Naimes lui répondit :
— Nous le ferons.

Ils firent sonner les trompettes et rallier l'armée ; ils vinrent ensuite à Molins, que l'on nommait Aspes. Quand ils furent arrivés, ils aperçurent le château de Montfort. Etant arrivés à Aspes, ils trouvèrent les trois frères de Regnaut qui venaient chasser au bois des Ardennes. Richard, le plus jeune, portait un cor que Regnaut aimait beaucoup. Ils étaient au nombre de vingt chevaliers. Comme ils retournaient à Montfort, Richard regarda du côté de l'Ourthe et aperçut l'armée du roi. Il appela Guichard, son frère, et lui dit :
— Qui sont ces gens que je vois là ? J'ai ouï dire à un messager que le roi devait nous assiéger.

Comme ils conversaient, Guichard vit que l'avant-garde était guidée par Régnier. Richard avança et demanda au comte Régnier qui étaient ces gens ?
— Ce sont les gens du roi qui viennent assiéger un château que les quatre fils Aymon ont fait bâtir ; je prie Dieu qu'ils puissent réussir.

Richard lui répondit :
— Je suis ami de Regnaut, aussi je ne vous sais bon gré de ce que vous dites, car je suis obligé de le défendre.

Alors il piqua Régnier si vivement qu'il le renversa, mort. Il prit son cheval et le donna à un de ses écuyers. Les Fran­çais commencèrent à crier :
— Montjoie-Saint-Denis.

Et les frères de Regnaut répliquèrent :
— Montfort !

Il y eut un combat sanglant, et tous les gens de Régnier qui faisaient l'avant-garde furent mis en pièces. Un écuyer vint rapporter au roi que son avant-garde était détruite, et que Richard, frère de Regnaut, avait tué Régnier.
— 0 Dieu ! dit le roi, j'ai donc Régnier ! Il appela ensuite Oger le Danois, et lui dit :
— Allez avec le duc Naimes au secours de notre avant-garde que Richard a presque détruite, avec trois cents chevaliers bien armés, mais ils se sont déjà retirés dans Montfort avec tout le butin qu'ils ont fait.

Quand Regnaut vit ses frères revenir avec les dépouilles ennemies, il ne put s'empêcher de les embrasser et de leur demander où ils avaient fait un butin si considérable. Ils lui répondirent :
— Sachez que le roi vient vous assiéger avec toute son armée. Nous venions de chasser, mes frères et moi, dans le bois des Ardennes. Nous avons rencontré l'avant-garde de Charlemagne, sous la conduite du comte Régnier. Nous avons combattu ensemble, mais grâce à Dieu, nous les avons vaincus. Nous en avons tué une partie et le reste a pris la fuite. Nous avons amené le butin que vous voyez. Le comte Régnier est mort, ainsi que plusieurs de ses gens.

Regnaut leur dit :
— Je suis bien charmé que vous ayez fait un pareil butin de nos ennemis. Seigneurs, le temps est venu de se montrer vaillants. Que chacun songe à faire son devoir. Montrons notre courage au roi.

Quand Régnier eut dit cela, ils répondirent :
— Seigneurs, ne craignez rien, nous ne vous manquerons pas.
Ayant entendu la réponse de ses gens, il commença à faire fermer la porte et lever le pont. Ils aperçurent de loin Oger avec ses trois cents chevaliers qui poursuivaient Ri­chard, mais celui-ci était déjà rentré au château.

Alors Oger et ses hommes s'en retournèrent auprès de Charlemagne à qui il raconta ce qu'il avait fait.

Quand le roi entendit parler Oger, il fut bien irrité, et jura que jamais il ne retournerait en France avant que Regnaut fût pris, et s'il pouvait le prendre, il le ferait pendre et ferait traîner son frère à la queue d'un cheval.
— Sire, dit Foulques de Morillon, nous vous en vengerons ; faites investir le château.
— Volontiers, dit le roi.

Il fit sonner de la trompette et commanda d'environner le château de Montfort. Ce château était bâti sur un rocher, au pied duquel passait l'Ourthe. D'une part il y avait une grande forêt, et de l'autre côté de belles prairies.

Quand les gens du roi furent logés, il monta à cheval et alla avec peu de compagnie visiter les lieux. Après l'avoir bien considéré, il se dit en lui-même :
— Grand Dieu ! que ce château est fortifié !

Il dit ensuite à ses gens de penser à bien combattre, car nous ne sommes pas à la fin de cette guerre. Il fit arborer son pavillon sur une riche carboucle, qui brillait comme une torche ardente et une pomme d'or de très grand prix au-dessus. Quand les tentes furent dressées, il entra et fit appeler le duc Naimes et lui dit de ne pas monter à cheval durant huit jours, sinon pour s'amuser, car :
— Je vais demander du secours par tout le royaume et faire venir des vivres en abondance, avant que le château soit assailli.

Le duc Naimes lui répondit :
— Sire, vous pouvez mieux faire si c'est votre plaisir ; envoyez un messager à Regnaut, qui lui dira qu'il vous rende son frère Richard et vous abandonnerez son pays. S'il vous le rend, faites-lui trancher la tête ; et s'il refuse, il faudra soutenir la guerre.

Le roi lui répondit :
— Je ne puis m'assurer d'un messager fidèle.
— Sire, dit le duc Naimes, Oger et moi ferons le message.
— Je le veux bien, dit le roi, et vous en sais bon gré, car jamais vous ne m'avez abandonné.

Le duc Naimes et Oger se préparèrent, et ils prirent un rameau vert pour montrer qu'ils étaient messagers, et ils s'en allèrent seuls. Quand Allard vit venir les chevaliers, il leur demanda qui ils étaient.
— Seigneurs, nous sommes messagers du roi, qui nous a envoyés vers Regnaut.
Allard vint dire à son frère qu'il y avait deux messagers du roi qui voulaient lui parler. On les conduisit devant Regnaut qui les reçut favorablement et les fit asseoir sur un banc.

Le duc Naimes leur dit ensuite :
— Le roi vous mande que vous envoyiez votre frère Richard pour en disposer à sa guise. Si vous ne le faites, il vous défie et dit que jamais il ne cédera avant qu'il ne vous ait pris, et s'il peut vous retenir, vous fera tous mourir.

Quand Regnaut entendit ces paroles, il rougit de colère, et dit à Naimes :
— Par la foi que je dois à Dieu, si ce n'était que je vous aime, je vous ferais couper les bras, car vous m'avez bien desservi ; vu que vous êtes mon parent, vous auriez dû me défendre. Dites au roi qu'il n'aura point mon frère Richard, qu'il laisse ses menaces et que nous ne le craignons pas ; partez, car votre présence nous déplaît.

Le duc Naimes de Bavière et Ogier ne firent aucune réplique, mais partirent sans plus tarder et retournèrent vers le roi, auquel ils contèrent tout ce que Regnaut leur avait dit.

Quand Charlemagne entendit cette réponse, il fut si irrité, qu'il commanda l'attaque du château. Il n'y avait que trois portes. A la première, Guy et Foulques de Morillon, le comte de Nevers et Oger le Danois y furent mis ; le duc de Bourgogne et le comte Albundes étaient à la seconde ; à la troisième était le vieux Aymon, qui était venu pour combattre ses enfants. Le château fut assiégé par un grand nombre de gens ; mais Regnaut fit une chose dont il eut grand honneur. Il dit à ses gens :
— Seigneurs, je vous prie de monter à cheval jusqu'à ce que vous entendiez sonner de la trompette, car je vois les gens du roi qui sont fort occupés, et nous n'aurions pas d'honneur de faire une sortie sur eux, mais quand ils seront un peu reposés, nous leur montrerons notre prouesse.

Au château de Montfort il y avait une fausse porte sur le rocher par laquelle Regnaut et ses frères sortaient à couvert quand bon leur semblait. Quand Regnaut estima qu'il était temps de sortir sur ses ennemis, il appela Samson le Bordelet qui était venu à son secours avec cent chevaliers. Il leur dit :
— Seigneurs, il est temps que nos ennemis sachent qui nous sommes ; si nous demeurons davantage, le roi pourra dire que nous sommes des lâches.

Après avoir dit ces paroles, il vint vers son frère Richard et lui dit :
— Je ne vous abandonnerai jamais, car je vous aime autant que moi-même ; je vous regarde comme le meilleur de tous les chevaliers.

Alors il l'embrassa, et dit à ses frères de faire sonner de la trompette pour préparer la sortie, afin de montrer au roi qui ils sont.
— Si Dieu voulait que nous puissions prendre le comte d'Estampes, j'en serais fort joyeux, car de tous mes ennemis, c'est celui que je crains le plus. II ne pourra nous échapper ; il est toujours à l'avant-garde.

Alors les quatre frères et tous ceux de leur compagnie s'armèrent et sortirent tous par la fausse porte du château sans faire de bruit. Ils tombèrent avec précipitation sur l'armée du roi avec tant de fureur, qu'ils renversèrent soldats, tentes et pavillons. Il fallait voir Regnaut monté sur Bayard et les armes qu'il faisait, car celui qu'il rencontrait pouvait se regarder comme malheureux. Il n'atteignait personne qu'il ne le renversât. Quand les gens du roi virent leurs ennemis, ils coururent aux armes et vinrent contre les gens de Regnaut. Le vieux Aymon entendit le bruit et monta à cheval lui et ses gens, et se mit en bataille contre ses enfants. Regnaut, voyant son père, fut bien fâché et dit à ses frères :
— Voici notre père, cédons-lui la place ; je ne voudrais pas que l'un de nous le frappât.

Ils se retournèrent d'autre part, mais leur père vint sur eux et les maltraita cruellement. Regnaut, voyant que son père les attaquait si vivement, lui dit :
— Mon père, vous faites mal, vous devriez nous secourir et vous faites pis que les autres ; il me paraît bien que vous ne nous aimez pas. Il vous déplaît que nous soyons si courageux contre le roi, et vous nous avez déshérités. Nous avons fait faire ce petit château pour notre retraite, et vous-même venez le détruire. Ce n'est pas bien agir. Si vous ne faites pas de bien, ne nous faites pas de mal. Je vous jure que si vous avancez, je vous donnerai un coup d'épée dont vous aurez lieu de vous repentir.

Aymon fut très irrité d'entendre son fils lui parler ainsi car il connaissait bien Regnaut, mais il ne pouvait faire autrement tant il redoutait le roi. Ainsi il se retira sans rien dire à son fils.

Pendant que Regnaut faisait des reproches à son père, le roi Charlemagne, Aubry, Oger, le comte Henri et Foulques de Morillon arrivèrent. Quand Regnaut les aperçut, il fit sonner de la trompette pour rallier ses gens. Quand ils furent réunis, un chevalier nommé Thierry fit courir son cheval contre les gens de Regnaut. Mais quand Allard le vit, il piqua son cheval et courut sur Thierry qu'il frappa si rudement qu'il lui passa son épieu au travers du corps. Quand le roi vit tomber le chevalier Thierry, il fut si irrité qu'il commença à dire :
— Seigneurs, prenez vengeance de ces malheureux qui nous maltraitent.

Quand le vieux Aymon entendit ainsi parler le roi, par crainte d'en être blâmé, il piqua son cheval et frappa si cruellement un des chevaliers de ses gens, qu'il lui abattit la tête.
— Père, lui dit son fils Regnaut, vous agissez bien mal en tuant ainsi mes gens ; mais si ce n'était pas la crainte d'être blâmé, nous nous en vengerions. Il dit ensuite : Ah ! ma mère, quel chagrin pour vous quand vous apprendrez tous les maux que mon père nous fait aujourd'hui !

Quand Foulques de Morillon vit que les gens de Regnaut se défendaient courageusement, il s'écria :
— Sire, que vois-je ! Je pense qu'on vous oublie ; que l'on arrête les traîtres et qu'ils soient tous pendus aussitôt.

Les Français, ayant entendu ce que disait Foulques de Morillon, piquèrent leurs chevaux et frappèrent sur les gens de Regnaut avec tant de fureur qu'ils les firent reculer. Allard, voyant reculer ses gens, fut si irrité qu'il mit l'épée à la main et repoussa les ennemis avec tant de fureur que les Français en furent surpris. Il y eut beaucoup de chevaliers tués. Personne n'osait se trouver devant Regnaut car il renversait tout ce qui se trouvait à son passage. Les parents n'épargnaient pas leur famille et ils se tuaient comme des bêtes. Yon de Saint-Omer, qui montait un fort bon cheval, renversa mort à ses pieds un chevalier nommé Bavon. Regnaut en fut irrité ; il prit son enseigne et dit à ses gens :
— Faites en sorte que j'aie ce cheval ; je serais fort fâché de ne pas l'avoir, car je le mettrai avec Bayard.

Quand Guichard entendit le désir de son frère, il piqua son cheval, tua Yon et emmena le cheval vers son frère Regnaut, lui disant :
— Voici le cheval que vous avez tant désiré. Regnaut le remercia de ce présent, et lui dit :
— Nous avons maintenant deux chevaux auxquels nous pouvons nous fier ; montons dessus promptement.

Guichard, entendant son frère, monta sur le cheval, donna le sien en garde à un écuyer. Quand Regnaut revint à la bataille et vit son père, il fut si irrité, que peu s'en fallut qu'il ne perdit le sens, et lui dit par reproche :
— Mon père, vous ne vous faites pas estimer d'agir aussi mal contre nous comme vous le faites. A Noël et Pâques on doit se réconcilier avec ses ennemis, mais vous ne le faites pas. Au contraire, vous venez nous attaquer à forcé ouverte et nous faites du mal autant qu'il est en votre pouvoir. Vous ne nous traitez pas comme vos enfants.

Le duc Aymon dit alors à Regnaut :
— Prenez bien garde, car si Charlemagne veut vous tenir, personne ne vous empêcherait d'être pendu.
— Père, dit Regnaut, laissez cela, et venez nous aider, et le roi sera bientôt détruit.
— Va, malheureux, Dieu te maudisse, dit le père ! Je suis trop vieux pour commettre une trahison.
— Père, reprit Regnaut, je vois bien que vous ne nous aimez pas ; prenez garde au roi.

Après avoir dit ces paroles, il piqua Bayard et frappa un nommé Gaymard et le tua. Aymon, voyant que ce chevalier était mort, piqua son cheval et, armé d'un bâton de fer, ordonna le combat, car il voyait bien que ses gens avaient le dessous. Il commanda aux Français de se retirer. Comme on se préparait à le faire, Bernard le Bourguignon frappa si rudement Simon le Bernois, qu'il le renversa mort à ses pieds.

Quand les quatre fils Aymon virent que Simon était mort, ils en furent bien fâchés. Ils piquèrent leurs chevaux et fondirent à travers les rangs pour se venger de leurs ennemis. Regnaut fit bien ressentir sa présence, car il fit périr trois cents chevaliers que le roi regretta beaucoup. Allard se dégagea d'un encerclement et vint jouter contre le comte d'Estampes et lui passa sa lance au travers du corps. Ce dernier mourut sur-le-champ. Quand Regnaut vit cela, il vint auprès d'Allard et l'embrassa, en lui disant :
— Mon frère, bénie soit l'heure où vous êtes né, car vous vous êtes vengé d'un grand ennemi.

Il fit sonner la trompette pour rallier ses gens.
Quand le roi vit le grand dommage que les quatre fils Aymon lui faisaient, il s'écria :
— Seigneurs, retirez-vous et retournons à nos tentes ; je vois que nous ne pourrons prendre ce château que par famine, car ils sont très courageux.

Quand les tarons entendirent son commandement, ils lui dirent qu'ils étaient prêts à l'obéir, et comme ils voulaient partir, Regnaut vint à bride abattue et fit reculer les gens du roi jusqu'à leurs tentes. Ils firent prisonniers Antoine, Guénereux, le comte de Nevers et Thierry l'Ardennais, car personne ne pouvait résister à Regnaut ni à ses frères. Dès qu'il vit les gens du roi prendre la fuite, il fit sonner la retraite, et ses gens se retirèrent joyeusement au château ; lui et ses frères marchèrent derrière eux. Aymon leur père voulut s'opposer à leur marche, mais Regnaut frappa si rudement le cheval de son père, qu'il le renversa mort, car il ne voulut pas tuer son père. Quand Aymon vit son cheval tué, il mit l'épée à la main pour se défendre, mais sa défense aurait été de bien peu de valeur, car ses enfants l'auraient fait prisonnier si Oger ne l'eut secouru.
— Que pensez-vous de vos fils, lui dit-il ?

Quand Aymon fut remonté à cheval, il dit à ses gens :
— Poursuivons ces misérables, car s'ils vivent longtemps, ils nous feront du tort.
Regnaut, voyant son père qui pressait ainsi ses gens, tourna Bayard et, secouru de ses frères, il fit fuir les gens de son père, car personne ne pouvait endurer le courage de Regnaut. Le roi, voyant le grand courage de Regnaut, fit le signe de la croix, piqua son cheval et alla vers Regnaut et lui dit :
— Je vous défends d'aller plus avant.

Quand Regnaut vit le roi, il se retira et dit à ses gens :
— Retirez-vous, voici le roi. Je ne voudrais pas que quelqu'un de nous mit la main sur lui.

Quand les gens de Regnaut entendirent ces paroles, ils retournèrent dans leur château bien contents de leur journée. Quand ils furent tous entrés, ils firent lever les ponts, ils se désarmèrent, puis s'assirent à table. Il y avait avec eux un grand nombre de prisonniers. Après le souper, Regnaut remercia son frère de ce qu'il avait tué le comte d'Estampes.

Charlemagne, voyant que Regnaut était entré dans le château, s'en retourna dans sa tente, et jura que jamais il ne partirait de là qu'il n'eut pris le château et les quatre fils Aymon. Ils furent treize mois au siège de Montfort. Ils ne passaient pas de semaine sans combattre ; et quand ils ne combattaient pas, ils allaient à la chasse.

Regnaut parlait aux Français pour avoir la paix, et disait à Oger :
— Messire, je vous prie de dire à Charlemagne que personne ne nous prendra jamais, parce que notre château est bien muni de vivres. Dites-lui qu'il ne cherche point à prendre par force ce qu'il peut avoir de bonne volonté. Il peut avoir le château et nous aussi. Je lui remettrai le château de Montfort, pourvu que mes frères, mes gens et moi, sortent sains et saufs, et que la guerre finisse, car il y a trop longtemps qu'elle dure.

Oger lui répondit :
— Je vous promets que je le dirai au roi, et s'il veut me croire, je vous promets qu'il le fera.

Comme Regnaut et Oger parlaient ensemble. Foulques de Morillon arriva et dit à Regnaut :
— Vous êtes un insensé, je vous ai entendu. Vous nous laisserez Montfort. car il n'est point à vous.
— Foulques, dit Regnaut, vous m'avez souvent desservi. Je vois bien que la mort de Berthelot est l'unique sujet de la haine de Charlemagne contre moi ; vous savez bien que c'était à mon corps défendant. Je vous prie de dire au roi qu'il nous fasse grâce. Si vous le faites, vous n'en pourriez retirer que de l'honneur.

Foulques lui répondit :
— Toutes vos propositions ne pourraient vous sauver la vie ni à vos frères.
— Foulques, lui dit Regnaut, vous nous menacez trop. Sachez que nous valons mieux que vous ; aussi, agissez comme vous voudrez.

Charlemagne fit battre l'arrière-ban dans tout son royaume pour rassembler toutes ses troupes. Quand ce fut fait, il dit à ses barons :
— Seigneurs, je suis bien irrité contre les quatre fils Aymon. Leur château est si bien fortifié, qu'on ne peut le prendre que par famine. Or, je vous demande avis sur ce que je dois faire, et suivrai ce que vous me direz.

Les barons ne répondirent rien à cette plainte du roi ; mais le duc Naimes lui dit :
— Sire, voulez-vous me croire, je vous donnerai un bon avis. Retournons en France, et dans un meilleur temps nous reviendrons assiéger ce château. Je vous assure que Regnaut n'est si enfermé qu'il ne puisse aller chasser quand bon lui semble. Homme qui peut entrer et sortir n'est pas bien assiégé. Regnaut et ses frères sont des chevaliers si courageux que l'on ne peut pas facilement les détruire. Tel est mon conseil.

Hernier de la Seine dit ensuite :
— Seigneur, voici mon conseil. Donnez-moi le château et cinq lieues de terrain aux environs ; je vous promets qu'avant un mois je vous rendrai Regnaut et ses frères.

Le roi lui répondit :
— J'y consens ; si vous faites ce que vous me proposez.
— Sire, répondit Hernier, je vous promets de réussir. Hernier de la Seine dit au roi :
— Sire, il me faut un bon capitaine avec mille chevaliers courageux ; je les ferai passer sans bruit au pied de la montagne, et je les mènerai devant le château.

Le roi envoya chercher aussitôt Guyon de Bretagne et lui commanda de choisir mille combattants et de faire tout ce que lui dirait Hernier.

Quand Hernier fut armé de tout point, il monta à cheval, alla jusqu'à la porte du château de Montfort et dit à ceux qui gardaient la porte :
— Seigneurs, je vous prie d'avoir pitié de moi et de me faire entrer, autrement je suis mort ; car Charlemagne me poursuit pour me faire pendre, à cause que je lui ai dit beaucoup de bien de Regnaut. J'ai quelque chose à lui dire, s'il veut m'entendre.

Quand les gardes des portes l'eurent entendu s'exprimer ainsi, ils baissèrent le pont et le laissèrent entrer en le saluant humblement ; mais ce traître les trompait cruellement. Le roi fit préparer Guyon de Bretagne et mille chevaux avec lui et les envoya sans bruit au pied de la montagne. Il les fit embusquer près du château en attendant les ordres.

Hernier fut introduit dans le château de Montfort. Regnaut eut à peine appris qu'il était arrivé un chevalier de Charlemagne, qu'il l'envoya chercher. Quand on l'eut amené devant lui, il lui demanda qui il était. Il lui répondit :
— Messire, je suis Hernier de la Seine ; j'ai attiré l'indignation du roi par rapport à vous, et c'est pour cela que je me suis réfugié ici.
— Ami, dit Regnaut, puisque vous êtes de mon parti, soyez le bienvenu. Dites-moi, je vous prie, comment est disposé le camp du roi.
— Messire, dit Hernier, ils souffriront beaucoup, ce qui est cause que bien des barons n'y peuvent rester, ce dont le roi est bien fâché. Je vous promets que si l'armée s'éloigne, vous pourrez gagner.
— Ami, dit Regnaut, si cela est ainsi, je suis content.

Le château de Montfort

Ruines du chateau de Montfort dans la vallée de l'Amblève. Photo de Bedaille.

Quand l'heure du souper fut venue, Regnaut et ses frères se mirent à table et soupèrent joyeusement avec le traître Hernier. Après le souper, les chevaliers allèrent se coucher, car ils étaient très fatigués parce qu'ils n'avaient cessé de batailler. Hernier, pour cette nuit, fut très bien traité, car Regnaut l'avait recommandé. Quand tous les chevaliers furent endormis, Hernier qui ne dormait pas se leva et s'arma ; il alla ensuite au pont, le baissa, puis monta sur la muraille et trouva celui qui faisait le guet. Il lui coupa la gorge après lui avoir ôté les clefs. Il alla ensuite ouvrir la porte. Alors Guyon de Bretagne voyant le château ouvert, entra dedans avec ses gens, et ils firent mainmise sur tout ce qu'ils rencontraient. Dieu sauva Régnant et ses frères de cette cruelle trahison. Les valets d'écurie étant enivrés, s'étaient couchés. Quand ils furent tous endormis, le cheval d'Allard, qui était extrêmement orgueilleux, commença à faire noise aux autres. Richard et Allard, entendant le bruit des chevaux, se levèrent aussitôt et aperçurent reluire les armes au clair de lune. Ils allèrent au lit où était couché le traître Hernier, mais ils ne le trouvèrent pas, ce qui les surprit beaucoup. Alors Regnaut s'éveilla et demanda :
— Qui êtes-vous ? Laissez dormir les chevaliers. Allard s'écria :
— Regnaut, nous sommes trahis ! car Hernier a introduit les gens de Charlemagne et ils détruisent les nôtres.

Quand Regnaut l'eut entendu, il se leva promptement, s'arma et cria fort haut :
— Mes amis, du courage ; nous en avons besoin plus que jamais.

Regnaut n'avait que trente chevaliers avec lui dans le donjon, car tous les autres étaient dans la cour qui ressemblait à une petite ville dans laquelle Guyon, à la tête de ses gens, faisait un grand carnage.

Regnaut, voyant venir Hernier avec cent chevaliers, s'écria :
— Mes frères, avancez, car si Dieu ne veut nous secourir, nous sommes perdus.

Alors ils se mirent à combattre avec tant de fureur que personne n'en approchait qu'il ne lui en coûtât la vie. La basse cour commençait à s'émouvoir et le combat devint très opiniâtre. Quand les gens de Charlemagne virent que ceux du donjon se défendaient fort bien, ils mirent le feu à la basse-cour, et commencèrent à abattre les maisons. Le feu en peu de temps atteignit le donjon. Regnaut, se voyant ainsi surpris, dit à ses frères :
— Que ferons-nous ici ? Si nous y restons, nous périrons car le feu augmente.
Il dit ensuite à ses frères de le suivre. Ils sortirent par la fausse porte, mais ils furent plus embarrassés qu'auparavant, ne sachant de quel côté se retourner. Voyant que le château était tout en flammes, ils se retirèrent dans un souterrain, et défendirent courageusement leur vie. Hernier les aperçut et vint avec ses gens les assaillir. Regnaut se défendit courageusement mais il pensa qu'il devait aller secourir ses gens, aussi lui et ses frères sortirent du souterrain.

Le combat recommença plus fort, car Regnaut mettait en pièces tout ce qu'il trouvait devant lui. Il avait mis son écu derrière lui, et à grands coups d'épée, il fit une telle destruction des gens de Charlemagne que la terre était toute couverte de sang. Quand Regnaut vit ses ennemis détruits, il dit à ses frères :
— Nous avons bien tort de nous cacher ainsi ; pensons à bien combattre. Les traîtres seront bientôt vaincus.

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