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Les légendes d'Ourthe-Amblève - Frédéric Kiesel

Les frères Renard et le curé de Xhignesse

La vallée de l'Ourthe garde, près de Hamoir, un superbe exemple d'église romane, celle de Xhignesse(1). Elle frappe par la pureté de son style, contrastant avec la rudesse du matériau, et les grandes niches vides qui, à l'extérieur, rythment la courbure de son abside. Elle fut longtemps renommée pour un crime pire que les exploits des légendaires Magonette et Gêna, bandits qui allaient devenir célèbres dans la contrée.

À la fin du XVIIIe siècle, la paroisse avait un desservant exemplaire, l'abbé Evrard Deleau, connu à la fois pour son zèle pastoral et son franc-parler. Une imprudence de langage - dont il aurait dû être conscient - lui valut une fin tragique qui horrifia la population, et suscita un temps une énigme policière.

Un dimanche d'octobre 1778, se préparant à célébrer l'office, le curé de Xhignesse constata avec une vive émotion qu'un vol sacrilège avait été commis dans l'église. Le Saint-Sacrement avec les calices, ciboires et l'ostensoir, de précieuse orfèvrerie, avaient disparu.

À la messe, le curé Deleau, commentant la hardiesse et l'habileté des voleurs, eut ces paroles périlleuses: «Ces loups ravisseurs doivent être aussi de rusés renards.»

Or, dans l'assistance se trouvaient, personnages discutés, hardis et violents, les trois frères Renard. Le curé insinuait-il qu'il les soupçonnait du «coup»? C'est en tous cas ce que les fidèles comprirent, se tournant discrètement vers le redoutable trio.

Hâbleurs, très actifs - l'un était brasseur, parmi plusieurs métiers, l'autre marchand de moutons, et le troisième vendait des drogues pour le bétail malade - les trois frères faisaient de bonnes affaires, quoique parfois mystérieuses. On a su plus tard qu'ils étaient étrangers au vol: les coupables furent arrêtés et avouèrent. Mais, toujours mieux habillés que les autres, parlant plus fort, champions aux quilles, détestant perdre aux cartes, les Renard étaient aussi robustes que susceptibles. On dirait aujourd'hui des «caïds». Par jalousie, certains de leurs conci­toyens jasaient sur leurs absences prolongées, dont ils revenaient toujours «pleins aux as».

Sachant qu'ils n'avaient pas que des amis dans la paroisse, ils prirent la remarque du curé pour une accusation, et en furent furieux. Quand il l'apprit, l'abbé Deleau vint les trouver et leur dit, pour que cela soit répété, qu'il ne les soupçonnait nulle­ment, qu'en parlant de «renards» il avait simplement voulu dire qu'il fallait une grande adresse pour forcer la serrure de la solide armoire abritant les objets du culte et opérer sans être remarqué.

Les frères firent semblant d'accepter les explications du prê­tre, et l'on se quitta apparemment réconciliés. Mais les Renard persistaient à se sentir injuriés. Il fallait se méfier de leur ruse. Ils mirent donc au point un plan de «crime parfait».

Gilles, le cadet des frères, utilisait périodiquement, pour faire des brassins, la brasserie banale de Filot, village tout proche. Chacun pouvait, à tour de rôle, venir y produire la bière pour son usage ou pour la vendre à des cafés(2). Quand il avait un gros brassin à faire, Gilles se faisait aider par ses frères et deux ouvriers, Hubin et Missoul, habitués à travailler avec lui. Le soir du 15 novembre 1778, Gilles leur dit:
- Allez souper et reposez-vous jusqu'à dix heures, car vous aurez de la besogne pour toute la nuit. Mes frères sont fatigués par une rude journée et vont dormir ici quelques heures, puis ils vous aideront à achever le travail.

Dès que Hubin et Missoul furent partis, les deux aînés sortirent d'une cachette deux mannequins, qu'ils enroulèrent dans une couverture et couchèrent sur la paille dans le fond du local, puis ils disparurent.

Quand les ouvriers revinrent, Gilles leur dit de ne pas parler trop haut.
- Vous voyez bien que mes frères dorment encore, leur dit-il, leur montrant les deux formes couchées sur les bottes de paille.

Vers minuit, ayant entendu un léger signal de ses frères - un grattement sur une vitre -, il attira Hubin et Missoul au-dehors, sous le prétexte de leur montrer une «étoile à queue» et une rougeur insolite à l'horizon.
Il donna ainsi aux deux complices le temps de prendre la place des mannequins et, peu après le retour des ouvriers, de simuler un réveil laborieux.

Profitant de l'alibi ainsi mis au point, les aînés des Renard étaient allés tendre une embuscade au curé Deleau. Ils savaient que celui-ci devait rentrer assez tard d'un repas entre prêtres, après l'enterrement d'un des leurs, décédé à Bornai, et une visite à un malade sur le chemin du retour(3). Pour rentrer chez lui, le curé de Xhignesse avait l'habitude, même la nuit, de prendre un raccourci par l'étroit sentier du «Pierreux Bois». Deux des frères l'y attendaient dans l'obscurité. Ils se jetèrent sur lui, lui écrasèrent sauvagement le crâne à coups de massue en lui disant: - Voilà de la part des renards!

Puis ils traînèrent le corps dans une carrière abandonnée et le couvrirent de pierres, avant d'aller jouer la comédie du réveil à la brasserie.
Le lendemain matin, apprenant la disparition de l'abbé Deleau, toute la paroisse, en vif émoi, organisa des recherches. L'idée de l'assassinat d'un pasteur aussi apprécié de ses ouailles ne venait à personne. Chacun pensait à un accident. Les frères Renard, feignant surprise et affliction, étaient au premier rang des battues qui s'organisèrent. Sur le témoignage d'une fillette, celles-ci se concentrèrent dans la zone du Pierreux Bois. Les Renard proposèrent d'organiser un «ratissage» méthodique, en prenant soin de se réserver la carrière où ils avaient dissimulé le cadavre. Ainsi personne ne trouva rien, mais les frères, inquiets, se dirent qu'il fallait déplacer le corps, le Pierreux Bois ayant été repéré.

- Puisqu'on croit à un accident, allons le jeter dans l'Ourthe. Les eaux sont grosses. Il sera entraîné loin.
La nuit suivante, les assassins se retrouvèrent dans la carrière mais, une fois les pierres enlevées, ce cadavre au crâne défoncé et aux yeux ouverts les effraya. Aucun d'eux n'osait être le premier à l'empoigner. Pendant qu'ils hésitaient, ils furent aperçus par Sandoz, un fermier de Xhignesse qui traversait avec son chien le bois de coudriers surplombant la carrière. Terrorisé par ce qu'il voyait, Sandoz pensa d'abord s'enfuir, mais, fasciné, il resta sur place.

Il observa ainsi les malandrins tailler dans des branchages une sorte de civière, et, n'osant aller jusqu'à la rive de l'Ourthe car le passeur était occupé à y réparer sa barque, les vit jeter le corps dans un torrent.

- Il sera ainsi tout naturellement emporté dans la rivière, dit l'aîné des Renard.
Le témoin n'osa rien dire à personne: «Nul ne croira ce que je raconterai, et c'est moi qui serai accusé du crime.»

Son secret le rendit malade: un soir, il crut voir le fantôme sanglant du prêtre lui reprochant son silence, car il était laissé sans chrétienne sépulture. Mais un jour, un huissier de justice se présenta chez lui. C'était à cause d'une peccadille - alors considérée comme un fait grave -; sa femme avait fait paître une vache sur les terres du bourgmestre de Hamoir, le chevalier de Donnéa. Sandoz crut qu'on venait l'interroger pour le meurtre du curé. Affolé, il raconta tout, alla le redire au juge, et la machine judiciaire se mit en branle.

La dépouille du prêtre fut retrouvée dans un bassin du torrent - elle n'était pas descendue jusqu'à la rivière. Au terme d'un procès qui fit sensation, les trois Renard, pris au piège, furent condamnés par la cour de Malmédy à périr dans le supplice de la roue: les membres tenaillés par des pinces chauffées au fer rouge, ils furent brisés à coups de masse, avant d'être pendus.

Près du Pierreux Bois, une inscription sur une «croix d'occis» demande aux passants de prier pour le repos de l'âme du «feu Rd sire Everard Deleau, curé de Xhignesse, qui fut icy proditoirement attendu, assailli et assommé le 16 novembre 1778».

Pendant plusieurs années, des habitants de la région crurent voir apparaître son fantôme. Son souvenir persista plus longtemps que ces «visions». Plus d'un siècle après le crime, il restait vivace dans la mémoire populaire

Eglise de XhignesseCroix du curé de Xhignesse

A gauche : Eglise romane de Xhignesse (classée). Construite au XIe siècle, elle est un des monuments les plus vénérables de la région; sa
forme architecturale était exceptionnelle dans l’ancienne principauté de Liège; restaurée et illuminée en 1992, elle fait partie du patrimoine
majeur de Wallonie. Elle se visite toute l’année, de même que la proche chapelle Sainte-Anne bâtie en demi-cercle sur un plateau rocheux.
A droite : Croix du Curé de Xhignesse

  1. Prononcez, comme dans la région, jusqu'en Hautes-Fagnes et à Liège, le «xh» initial en «h» bien senti: on dit Hoffray pour Xhoffray, Hovémont pour Xhovémont.
  2. Jusque dans les années 1930, on produisait partout en abondance de la bière de table légère. C'était une boisson courante, plus saine que l'eau des puits qui n'était pas toujours potable. La généralisation des distributions d'eau, provenant de sources captées et surveillées, sonna le glas de ces brasseries souvent séculaires.
  3. Les paroissiens, pour des « urgences » comme les derniers sacrements à un malade, tenaient à savoir toujours où ils pouvaient atteindre leur curé. S'il était consciencieux, ce qui était le cas de l'abbé Deleau, il les tenait au courant de ses déplacements



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