Accueil --> Liste des légendes --> Chapitre 22.


Le Cercle Médiéval en police de caractère adaptée


Légendes carlovingiennes

La famille de Charlemagne
et ses descendants

CHAPITRE XXII

Le pouce du Diable

Après avoir parlé de tous ceux qui formaient la cour de Charlemagne, les princesses et les princes, les leudes, les paladins, les savants et les élèves favoris de ses écoles, nous ferons paraître ici les bons bourgeois qui l'aidèrent dans l'érection de sa chère église d'Aix-la-Chapelle. Car il paraît bien que le grand édifice (le Dom, comme on dit en Allemagne) ne fut pas élevé par les seuls soins et les seules finances du monarque, ou bien il faudra croire que la basilique ne put être complètement finie qu'après la mort de Charles, grâce au zèle des citoyens d'Aix (1).

Quoi qu’il en soit, voici ce que l’on rapporte à ce sujet :
La basilique n’était pas achevée, il fallait, à tout prix, ne pas laisser ce chef-d’œuvre incomplet, il y allait de la gloire de Charlemagne, il y allait de l’honneur de la cité d’Aix ; mais l’argent manquait. Le monument avait déjà absorbé des sommes fabuleuses, et il fallait le continuer sur les mêmes plans et avec la même magnificence. Et Dieu sait quelles richesses étalait déjà la grande chapelle de la Sainte-Vierge d'Aix!... colonnes de marbres précieux, pavé en mosaïque de marbre, mosaïques encore formant peintures sur les parois et à la voûte, autels ruisselant d'argent ciselé, d'or, de pierres précieuses..... Comment finir une œuvre pareille!... C'était urgent cependant.

Les conseillers de la ville étaient consternés; faute de ressources, on allait être obligé de suspendre les travaux, et que dirait-on en Germanie ?... que dirait-on en France et partout?... quelle humiliation pour les citoyens d'Aix !

Sur l'invitation du bourgmestre on se réunit pour délibérer sur cette grave affaire, et on le fit avec le plus grand secret.

On causa, on gémit, on discuta longtemps ; on chercha, mais on ne trouva pas. Ceci ne doit pas faire suspecter l'intelligence des notables d'Aix ; car avec toute la finesse, tout l'esprit du monde, il n'est pas facile, vous l'avouerez, de trouver de l'argent là où il n'y en a pas.

II

On en était là quand un étranger fait demander au conseil l'honneur d'être admis, pour lui faire une communication des plus importantes. Grande stupéfaction d'abord...; qui a pu apprendre à un étranger on même à un habitant de la ville que le conseil était en séance?...

Malgré tout, on fut d'avis de permettre à l'inconnu d'entrer; dans la situation où l'on se trouvait, il ne fallait rien négliger, qui sait?... peut-être la Providence vient-elle au secours des gouvernants de la cité de la Vierge ?

Le personnage fut introduit dans le lieu des délibérations.
C'était un grand, un long et sec vieillard ; sa barbe et ses cheveux étaient gris; sa figure osseuse, ses lèvres pincées, et surtout ses yeux verdâtres n'annonçaient rien de bon, bien qu'il essayât de sourire et qu'il s’inclinât bien bas. Il n’avait, du reste, rien de vulgaire ni dans sa tournure et ses traits, ni dans sa mise. Il portait très bien son justaucorps de drap rouge et sa cape d'un vert foncé.

« Pardon, seigneurs, si je me présente inopinément et si je viens vous déranger... déranger n'est peut-être pas le mot, car il s'agit du bien de la cité que vous représente? et de votre honneur. J'ai cru vous faire plaisir en venant vous offrir un moyen d’avoir l’argent nécessaire pour terminer votre belle église.

Vraiment !... ah ! mon Dieu, c’est justement ce qui nous occupe en ce moment, c’est le motif de notre réunion. Nous n’avons ici aucune ressource et nous ne pouvons recourir à un emprunt. Quelqu'un nous prêterait-il ou nous donnerait-il la somme énorme qu'il nous faut?

— Oui, seigneurs, et ce quelqu'un c'est moi, » répondit l'étranger d'un ton de voix mielleux et en prenant un air modeste.

Tous les regards se fixèrent curieusement sur l'inconnu.
« 0 généreux étranger... vraiment vous promettez de nous donner l'argent nécessaire pour...
— Je fais plus que promettre, voici l'argent... »

Et le singulier personnage tira un petit sac de toile bien rempli et le déposa sur la table; puis il en sortit un second, un autre encore et une quantité d'autres… C’était sans fin.

Les braves citoyens d'Aix étaient plus qu'étonnés ; ils se regardaient les uns les autres, stupéfaits non seulement de la générosité du personnage, mais de la prodigieuse quantité de petits sacs qu'il exhibait; avec la réflexion la peur les saisit, car enfin comment les basques de ce justaucorps pouvaient-elles contenir tant de numéraire ? cela n'était pas naturel.

« C'est par pure bonté d'âme, dit enfin 1e bourgmestre d'une voix mal assurée, que vous nous faites ces largesses princières?... Vous n'y mettez aucune condition ?

— Oh ! pardon, une toute petite condition, si petite et si facile à remplir que c'est vraiment un don gratuit que je vous fais. »
L'assemblée se prit à trembler.
« Une petite condition !.. qui est?....
— C'est que le premier qui entrera dans l'église complètement achevée, sera à moi. »
Tout le monde se leva et fit de grands signes de croix.

L'étranger frissonna et ses yeux étincelèrent étrangement.
«Eh! bien! quoi?... dit-il, vous avez peur de moi, ne craignez rien, quand bien même je serais.
Vade rétro, Satana! crièrent toutes les voix.

— Ah! vous le prenez sur ce ton... soit, soit... je m'en vais, mais voilà un singulier conseil de ville. Je vous fais l'offre la plus splendide, vous n'avez qu'un consentement à donner, et vous refusez !...

Voilà comment on reconnaît mes bienfaits... Eh quoi ! moi qui journellement capture tant d'âmes, je veux bien en acheter une, une seule, au prix de ce gros trésor, et l'on ne veut pas ! Eh ! à votre aise, chers seigneurs, je venais pour vous tirer de peine..... restez-y donc, vous êtes bien libres... Votre serviteur. »

Et le démon de ses grands doigts maigres reprit une à une les petites bourses.

« Mais, mais... voyons; attendez... D'abord donnez-nous le temps de réfléchir.
— Je le veux bien encore.
— Et puis... c'est bien de l’or qu’il y a là dedans?
— Regardez. »

Alors les seigneurs conseillers se mirent à chuchoter, à se parler à demi-voix, pendant que le rusé tentateur faisait un tour dans la salle. Il les regardait du coin de l'œil, souriant malicieusement en voyant les bons bourgeois examiner, palper les pièces, les peser dans une balance.

Évidemment les pièces d'or parlaient un langage encore plus éloquent, plus engageant que celui du diable lui-même.

Les écus d'or furent trouvés de bon aloi, tous neufs, pesant le juste poids et point faux du tout. Les conversations à demi-voix devinrent encore plus animées ; enfin, les conseillers se dirent qu'il fallait accepter l’argent et que, pour la terrible condition, on aviserait plus tard à se tirer d'affaire.

Le diable parut enchanté, il laissa là tous les petits sacs et salua l'assemblée :
« Votre serviteur, Messieurs, toujours disposé à vous être utile. »
Les braves bourgeois ne répondirent rien et parurent peu flattés de ces offres de service.

Tout alla bien d'abord : les ouvriers furent payés, les travaux continuèrent et redoublèrent d'activité.

On était dans l'admiration à Aix et l'on vantait bien haut l'habileté et le savoir-faire des conseillers. Quand ceux-ci se rencontraient, ils se gardaient de parler de la scène étrange de leur fameuse séance et surtout de la manière dont on devait s'y prendre pour sortir d'embarras. Après tout, pensaient-ils, c'est le bourgmestre qui a pris la parole et répondu à Satan, c'est à lui à s'en tirer.

Celui-ci, au commencement, était tout feu, il rayonnait d'orgueil en voyant les progrès des travaux; mais peu à peu il devint songeur, triste, sombre, à mesure que l'échéance approchait. Car la belle église se terminait..... Le pauvre bourgmestre, au grand étonnement de tous, au moment où il aurait dû être le plus fier et le plus joyeux, desséchait à vue d'œil. Enfin, n'y tenant plus, il alla trouver son confesseur et lui raconta dans tons les détails ce qui s'était passé.

« C'est grave, c'est très grave, dit le vieux moine; vous avez réellement grandement péché et vous vous êtes exposé à un terrible danger. Mais réflexion faite, le diable a rusé, rusons avec lui, il pourrait bien trouver aussi malin que lui; dormez tranquille; messire bourgmestre, je me charge de tout. Procédez, comme si de rien n'était, à l'inauguration du monument, c'est moi qui ferai en sorte que votre promesse soit tenue. «

On fixa donc le jour de l'inauguration. La foule en habits de fête se dirigea vers la nouvelle basilique avec le clergé, précédé du conseil de ville. Et ce qui paraissait bien étrange, avant tous marchait le vieux moine conduisant un gros loup.

Quand on fut arrivé devant l'église, le moine entrouvrit la porte d'airain et lâcha par l'ouverture le loup, qui se précipita dans le temple.

Alors un bruit épouvantable se fit entendre, hurlements et paroles de fureur retentirent à l’intérieur. En même temps le démon, sous forme humaine, mais hideux et plein de rage, sortit de la basilique et referma la porte avec tant de violence qu'elle se fendit, et le pouce du diable fut pris dans la fente au milieu de la tête de lion en bronze du vantail. Satan, pour sortir de ce piège, retira sa main avec tant de force que son pouce y resta; il s'enfuit, heureux d'en être quitte pour si peu.

Et le pouce du diable y est encore, on l'y voit toujours.
Cependant que ne donnerait-il pas messire Satan pour avoir son pouce!... Il a promis un habit d'or à celui qui l’arracherait de la porte et le lui rendrait.

Avis aux amateurs.

Mais qu'ils y fassent attention, le Diable est peu reconnaissant de sa nature... qu'on prenne des précautions avec lui, et, en lui remettant son pouce, qu'on s'arrange de manière à n'être pas saisi par lui entre ce pouce et l’index.

  1. Cette immixtion des citoyens d'Aix dans l'érection de la cathédrale a fait croire à plusieurs que la légende que nous allons raconter devait être reportée au xv siècle, à l'époque de la construction du chœur actuel ; mais il nous semble que l'on parle ici de l'érection de l'église et non des modifications qu'elle a subies au xve siècle.


Chapitre XXIII : Joyeuse, la belle épée.
Retour à la liste des légendes
Retour à la page d'accueil

Site optimisé pour Firefox, résolution minimum 1024 x 768 px

Flux RSS : pour être au courant des derniers articles édités flux rss